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Plages mythiques de Beyrouth : de l’âge d’or au règne du béton

«On appelait cette zone Raml el-ali, le sable haut», se souvient Émile Semaan, alors qu’il arpente les quelques mètres de sable restant de ce qui fut les plages du Saint-Simon et du Saint-Michel.«Ici, je me baignais. Là était mon spot de surf favori», dit-il en regardant un îlot de pierre à quelques mètres du littoral.

Pour Émile Semaan, petit-fils du fondateur de ces plages, ce lieu s’apparentait à un paradis secret. C’est là, à l’entrée du quartier de Bir Hassan, juste derrière l’ambassade du Koweït, qu’il passa une bonne partie de son enfance et de son adolescence. «Je passais ma vie dans l’eau.»

Les lieux ressemblaient alors à un eden intouché : des dunes de sable fin blanc et une eau peu profonde, translucide, pour initier les enfants aux plaisirs de la natation.

«Aujourd’hui, on l’appellerait Raml al-khara, la plage de merde», lui rétorque, avec cette ironie suicidaire, l’un des Libanais qui vit dans ce qui est aujourd’hui l’un des pires bidonvilles du Liban. «Ici, on vit l’horreur. On a touché le fond.»

Et si une jeune fille y bronze malgré tout en bikini, c’est au milieu des ordures, si des mômes s’y baignent encore, c’est en plongeant la tête la première dans la bouche d’égout qui se déverse dans la mer.

Aussi éloignés qu’ils soient l’un de l’autre, Émile Semaan et l’homme de la plage évoquent pourtant un même lieu. Simplement, entre leurs réalités, un peu plus de 40 ans se sont écoulés, suffisamment apparemment pour transformer un “petit coin de paradis” en un enfer de pauvreté et de décrépitude.

Tout commence dans les années 1930. À cette époque, la ville de Chiyah s’étend jusqu’à la mer. «Les municipalités de Ghobeiry et de Jnah n’existaient pas encore. Elles sont “nées” lors d’un découpage électoral, durant les années 1960, pour tenir compte de l’arrivée de nouvelles populations», raconte Émile Semaan.

Son grand-père, Michel Semaan, y a ouvert le Saint-Simon en 1935. L’homme d’affaires, dont la famille a fait fortune au Venezuela, loue une parcelle de terrain de 12.000 m2 à la municipalité de Chiyah pour 25 ans et exploite les 400 mètres de façade maritime qui le bordent. Rejoint par un cousin éloigné, Joseph Semaan, ils aménagent des «chalets blancs aux volets colorés, inspirés de ceux de Deauville à Honfleur», se souvient Imad Kozem, auteur de l’ouvrage “Pure Nostalgia”.

Mais un différend envenime leur relation et Michel Semaan abandonne le Saint-Simon pour fonder une nouvelle plage dont il se veut seul maître à bord.

Le Saint-Michel démarre en 1939. Cette fois, Michel Semaan loue une propriété privée (66.000 m2), qui s’étend sur près de 400 mètres de façade littoral. Le terrain est détenu par plusieurs familles dont les Sehnaoui, les Malhamé, les Khoury (Boutros) ou les Tabet. «Mon grand-père, qui était également actionnaire de cette parcelle, a signé un contrat de location avec les autres propriétaires.»

Pour son projet en solo, Michel Semaan voit grand : il construit en retrait de la plage environ 300 cabines et 500 chalets en bois, qu’il loue à la saison. « Notre clientèle était plutôt familiale », se souvient le petit-fils. Trois restaurants ainsi que deux snacks proposent en plus des collations.

À ces plaisirs “simples” s’ajoute la découverte des sports nautiques et, plus important, des “beach parties”. «Chaque jeune des familles qui louaient un chalet voulait en organiser au moins une pendant la saison. Ça n’arrêtait pas !»

Dans un premier temps, l’accès aux hommes et aux femmes célibataires est autorisé en alternance. Plus tard, un espace est réservé à chacun des deux sexes aux extrémités de la plage, tandis que les familles se regroupent au centre. «Il fallait respecter une certaine pudeur. Mais le succès aidant, les barrières de la bienséance ont vite cédé.»

En parallèle, d’autres plages privées voient le jour dans cette région comme le Sands, le Riviera (propriété de Georges Khoueiry), le Côte d’Azur (jamais achevé, désormais intégré au Coral Beach) ou l' Acapulco Beach Club (une plage que louait le fameux Pépé Abed).

«Nous formions la riviera libanaise, une série de plages de sable blanc qui s’étendent sur quatre à cinq kilomètres de long aux portes de Beyrouth. » En 1972, Michel Semaan décède et ses trois fils, Simon, Antoine et Élie, prennent la relève. «On prévoyait l’adjonction d’une piscine.»

Pas de retour en arrière

La guerre met le holà à ces rêves d’expansion : le Saint-Simon ferme dès 1975. Le Saint-Michel, lui, se maintient jusqu’en avril 1976. «Nous ne parvenions pas à croire que la guerre allait durer. On fermait seulement quand cela devenait trop dangereux.»

Dans la commune de Chiyah, où les Semaan vivent l’hiver, plusieurs “incidents” accélèrent l’exode des habitants. «Quand la ville n’a plus été assez sûre, nous avons rejoint la plage du Saint-Michel où nous avions une maison. Mais on s’est très vite retrouvés encerclés. Les milices palestiniennes, qui avaient la main sur la région, nous demandaient d’acheter leur protection ou de partir.»

Ils résistent, mais la chute du camp de la Quarantaine sonne la fin de leurs efforts. «Pour nous, cela ne faisait aucun doute : les rescapés allaient trouver refuge ici, la chute du camp signifiait la fin de l’équilibre entre chrétiens et musulmans dans cette région.»

Le frère du fondateur, Simon Semaan, sera même kidnappé puis relâché. «On ne pouvait plus sortir de la plage.» À l’hiver 1976, la famille est à court de victuailles. Mais le coup d’arrêt définitif ne sera donné qu’en 1983, par l’invasion de l’armée israélienne et la guerre de la Montagne.

Assez vite, les très belles plages de Raml el-ali servent de camps de fortune aux réfugiés et aux déplacés de la guerre qui viendront grossir les rangs des populations défavorisées qui composaient ce qu’on appelait dans les années 1960-1970 la “ceinture de misère” de Beyrouth.

Fonciérisation de la reconstruction

Les Semaan ne reviendront jamais. Même au sortir de la guerre. En 1995, Rafic Hariri impose un projet de réaménagement du littoral de la banlieue sud qu’il attribue à une agence publique, Elyssar, sous la responsabilité directe du Premier ministre. Le projet est immense : plus de 560 hectares (dont 230 hectares de constructions réglementaires et de bâtiments religieux et sociaux exemptés de démolition) sont concernés.

La zone, qui va de Jnah à Ouzaï en passant par Chatila et Horch al-Qatil, englobe les anciennes plages du Saint-Michel et du Saint-Simon. Financièrement, le projet est également impressionnant : la valeur de la zone est estimée, à l’époque, à 1,8 milliard de dollars.

L’enveloppe pensée pour compenser les expropriations, elle, s’élève à 600 millions de dollars. Elyssar prévoit de “libérer” les terrains face à la mer, les zones de pinèdes et de verdure, et de les revaloriser dans le cadre d’une large zone touristique. À ses limites, des immeubles à vocation sociale seraient construits loin de la mer pour reloger les “déplacés“, aux alentours de 8.000 selon le recensement mené à l’époque sur les quelque 14.000 habitants que compte la zone.

À Ouzaï, un centre commercial devrait même sortir de terre. Les décrets d’expropriation sont signés, mais l’argent ne viendra jamais. «Des projets de routes ou d’infrastructures ont pu malgré tout être menés et certains propriétaires ont été compensés, mais pas les ayants droit du Saint-Michel.»

Aujourd’hui, les chalets ont disparu, remplacés par des bicoques insalubres : «On trouve de tout désormais : magasins de brocante, céramique, porcelaine, de matériel de construction, ou des ateliers de réparation de voitures… C’est un marché illégal aux portes de Beyrouth.»

Si Elyssar perçoit toujours un budget de fonctionnement de la part de l’État, le projet de restructuration urbaine des quartiers sud-ouest de Beyrouth est à l’abandon, bloqué politiquement. De même que la plage du Saint-Michel «qui figure parmi les rares biens occupés et, à ce jour, non restitués à leurs vrais propriétaires». 



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