Alors que les Libanais battent le pavé depuis le 17 octobre, la bataille se joue aussi sur internet. Outil de diffusion de l’information extrêmement performant, il est aussi un lieu d’influence et de manipulation de l’information.

Photo de la chaîne humaine du 28 octobre, lancée sur la plateforme en ligne lebtivity.com
Photo de la chaîne humaine du 28 octobre, lancée sur la plateforme en ligne lebtivity.com AFP

Depuis le 17 octobre, la bataille entre le pouvoir et les manifestants se joue presque autant dans la rue que sur la Toile. Le mouvement de contestation a largement exploité les outils numériques pour s’organiser, collaborer et promouvoir son action. Mais internet est aussi utilisé à des fins de propagande et d’influence, comme en témoigne la diffusion en masse de “fake news”.

« On a constaté dès le début du mouvement un très fort engagement en ligne, confirme la directrice de Maharat, une organisation de défense de la liberté de la presse, Roula Mikhaël. C’est un effet générationnel : beaucoup de manifestants sont jeunes et très connectés sur les réseaux sociaux. »

Les plates-formes sociales ont ainsi joué un rôle important en matière « de coordination, d’organisation et de diffusion de l’information », résume le directeur du Centre Samir Kassir Eyes pour la liberté de la presse, Ayman Mhanna. Les groupes WhatsApp, notamment, ont facilité la coordination et la mobilisation de masse.

« Si l’on compare aux manifestations de 2005, la communication entre les militants, essentiellement par SMS, était plus compliquée et plus onéreuse. Aujourd’hui, la diffusion des images et vidéos se fait en temps réel, ce qui aide à la constitution d’une conscience de groupe. Du Sud au Nord, les manifestants ont réalisé rapidement qu’ils n’étaient pas seuls à critiquer l’élite politique et ont partagé les mêmes symboles et les mêmes revendications », souligne Stéphane Bazan, conseiller en stratégies numériques.


La "marche des femmes" du 6 novembre est partie d'un post Instagram N.M.A


L’organisation a gagné en efficacité avec la création de sites comme “Daleel al-thawra”. Lancé dès les premiers jours du mouvement par un groupe d’amis, dont l’entrepreneure Ayah Bdeir, le site qui liste les activités liées à la mobilisation est devenu une véritable référence pour les manifestants. D’autres initiatives, comme le site lebanonrevolts.weebly.com qui permet de regarder la révolution en live streaming, ou encore le site lebanonprotests.com qui propose en open source un accès aux tweets liés au mouvement, ont facilité la diffusion de l’information. Sans compter les plates-formes en ligne déjà existantes, comme le calendrier en ligne Lebtivity.com, qui relaie des événements liés aux manifestations.

Lire aussi : Marc Farra et Majd Al Shihabi cartographient les manifestations

Le mouvement s’est appuyé aussi sur des médias jeunes, parfaitement adaptés au mode de production numérique, comme “Megaphone”, un média indépendant présent sur Instagram et Facebook depuis 2018‎. « Notre contenu est spécialement adapté aux réseaux sociaux, que ce soit la façon dont les vidéos sont conçues, la présentation synthétique de l’information ou le travail sur le design. C’est un travail que les médias des partis traditionnels ne font pas », explique Jean Kassir, rédacteur en chef de “Megaphone”.

Un traitement moderne de l’information qui plaît aux jeunes : au terme de la première semaine de contestation, la page Facebook avait enregistré un million de visionnages vidéo, sans que le média n’ait eu besoin de sponsoriser son contenu.

Lire aussi : Les Libanais dans la rue, cinq startups se mobilisent

Les outils numériques ont ainsi permis à la “révolution d’octobre” de se créer une image cohérente et positive, avec des événements à la symbolique forte. Des milliers de bougies illuminant le centre-ville lors de la “Marche des femmes” du 6 novembre lancée par Sarah Beydoun sur Instagram, la cofondatrice de la marque Sarah’s Bag, à la chaîne humaine du 28 octobre reliant le nord au sud du pays, le mouvement a produit « un contenu excellent, très bien pensé en matière de viralité, ce qui a d’ailleurs été souligné par les médias internationaux », confirme Stéphane Bazan.

“Fake news” et bots informatiques

En réaction, le contre-mouvement s’est lui aussi organisé sur la Toile, mais« il a mis plus longtemps à se mettre en place, les partis au pouvoir étant habitués à des modes de communication plus traditionnels », explique Roula Mikhaël. Les outils numériques ont surtout été utilisés pour « décrédibiliser le mouvement, montrer qu’il est récupéré par l’étranger et instiller la peur », affirme Jean Kassir.

D’autant que « la culture de la propagande est très ancrée chez certains partis libanais », confirme Stéphane Bazan. Selon le site du “Media Ownership Monitor” (MOM), une initiative lancée par Reporter sans frontières et le Samir Kassir Eyes, qui a étudié 37 organes de presse, presque 80% des grands médias ont une affiliation politique plus ou moins directe. Cette situation a contribué à décrédibiliser les médias traditionnels, offrant un terreau fertile à la désinformation, comme en témoigne la diffusion massive de “fake news”, notamment à travers WhatsApp.

Lire aussi : « Le Liban, un terreau fertile pour les “fake news” »

Twitter a aussi constitué un terrain de jeu propice à cette course à l’influence. Ayman Mhanna évoque par exemple la multiplication de hashtags mal orthographiés, dont le très bon référencement indique qu’ils proviennent de bots informatiques.« Les gens cliquent dessus rapidement et cela réduit le référencement des hashtags réels en soutien au mouvement », dit-il.

Un parti se distingue pour avoir un usage particulièrement performant de ces outils numériques, le Hezbollah. Ayman Mhanna cite pour exemple la diffusion en masse de hashtags en faveur de son secrétaire général lors de son discours le 25 octobre : « On s’est rendu compte après analyse que près de 80% des comptes qui diffusaient ces hashtags avaient en fait été créés le jour même », preuve que ce sont des logiciels derrière la campagne.

Des sources affirment aussi qu’une vaste campagne visant à collecter les données des utilisateurs a été lancée début novembre par des hackers, qui seraient affiliés à un parti au pouvoir. L’ONG de défense des droits de l’homme en ligne, SMEX, affirme ne pas savoir qui est derrière cette campagne signalée le 8 novembre, mais confirme que les liens malveillants sur lesquels étaient invités à cliquer les utilisateurs, sous couvert d’offres promotionnelles, visaient à « récupérer les données des utilisateurs pour éventuellement cibler la publicité, ou pire accéder aux comptes et applications liés au numéro de téléphone », explique Azza el-Masri, directrice de campagne de SMEX.

Exploitation des données personnelles ?

Ces données ont-elles été exploitées et à quelle fin ? Pas de réponses à ce stade, mais des scandales comme celui de Cambridge Analytica en 2018, une entreprise privée qui a exploité des données d’utilisateurs sur Facebook afin de diffuser des messages ciblés en faveur de Donald Trump et du Brexit, a montré la capacité d’influence potentielle sur les citoyens.

Au Liban, ces craintes sont d’autant plus légitimes qu’il n’existe « pas de loi de protection des données personnelles en place ni d’Autorité de régulation des télécommunications active qui permettraient de protéger les utilisateurs»,souligne le directeur de SMEX, Mohammad Najem. De fait, « il est facile d’avoir accès à de très nombreuses données si on y met le prix », confirme Stéphane Bazan.

Lire aussi : Protection des données personnelles : le Far West libanais

« Certains sites vous demandent par exemple d’entrer votre adresse e-mail et certaines informations personnelles afin de poursuivre la navigation sur leur page. Le propriétaire du site peut ensuite vendre son fichier client avec les coordonnées renseignées par les internautes, segmentées par centres d’intérêts, genre, ou localisation... Il suffit ensuite de télécharger ce fichier sur Facebook ou Instagram pour suivre la cible dans une optique de profilage », explique Myriam El-Khoury, consultante en marketing numérique.

Certaines applications et jeux demandent aussi aux utilisateurs un accès à des informations sur leur compte Facebook, comme les mentions “j’aime”, l’âge, la liste d’amis ou l’adresse e-mail, et les stockent. Or, « toutes les informations qui peuvent être stockées peuvent techniquement être vendues », explique-t-elle.

En Europe, une loi de protection des données a été votée en 2018, rendant obligatoire l’obtention du consentement des internautes avant utilisation de leurs données dans une campagne marketing, et réglementant les méthodes ainsi que la durée de stockage des données. « Au Liban, en l’absence d’encadrement légal, le flou règne concernant l’utilisation de nos données personnelles », poursuit la consultante.

« On a vu des personnalités du monde des affaires ou de la politique faire la promotion de leurs pages sur les réseaux sociaux grâce à du contenu sponsorisé alors qu’on parlait de la formation d’un gouvernement de spécialistes. Il ne serait pas étonnant qu’ils aient recours à ce type de technique pour améliorer la performance et la visibilité de leurs campagnes », ajoute Stéphane Bazan.

Au-delà de la manipulation de l’opinion publique, les données numériques pourraient aussi être exploitées à des fins de surveillance, voire de répression.

L’utilisation d’applications comme WhatsApp, encryptées, rendent plus compliqué l’accès aux données, cependant, « les fournisseurs d’accès à internet comme Ogero, IDM, Alfa ou MTC ont accès aux métadata », explique Mohammad Najem. C'est-à-dire que si le contenu du message est difficilement accessible, toute information autour du message, comme l’adresse IP, le destinataire, la date d’envoi et de réception est facilement récupérable. « On ne peut avoir confiance en aucune entité qui manie nos données », continue le directeur de SMEX, « mais personne ne sait ce qui se fait réellement, c’est un sujet très flou et très sensible », nuance Stéphane Bazan.