Au moment d’écrire ces lignes, le gouvernement n’avait pas encore communiqué sa décision concernant le paiement ou le non-paiement de l’échéance des eurobonds de mars 2020 [depuis la publication de cette tribune, le gouvernement a confirmé qu'il allait s'efforcer de négocier une restructuration de sa dette, NDLR]. Mais quelle que soit la décision, tôt ou tard et par nécessité plus que par désir, le Liban devra probablement restructurer sa dette, aussi bien en dollars qu’en livres libanaises. À plus de 90 milliards de dollars et dans un contexte de dépression économique, la dette de l’État atteindra bientôt 200 % du produit national brut. Tous les experts s’accordent à dire que le service de cette dette est insoutenable, car il faudrait un excédent primaire colossal pour qu’elle puisse un jour commencer à décliner. Or, qui dit excédent primaire, dit effort budgétaire et sacrifices pour les ménages et les entreprises, en particulier sous forme de hausses de la fiscalité, qui ne ferait qu’enfoncer un peu plus le pays dans la crise. L’autre raison pour faire défaut sur les eurobonds est que leur paiement accentue l’hémorragie des réserves en devises de la Banque centrale, nécessaires au pays pour ses approvisionnements à l’étranger. Compte tenu du fait que les réserves brutes en devises de la Banque centrale semblent inclure les créances en dollars de la Banque du Liban sur les banques locales, il est possible que les réserves disponibles soient bien inférieures à 30 milliards.

La restructuration inévitable de la dette publique aura un impact ravageur sur le capital des banques commerciales. Plus de deux tiers des actifs des banques sont constitués de créances sur le secteur public. Postrestructuration, les provisions nécessaires pourraient dépasser 25 milliards de dollars, auxquels viendront s’ajouter les provisions sur les créances douteuses du secteur privé qui pourraient atteindre 20 à 25 % du total, soit plus d’une dizaine de milliards de dollars. 

Le plus gros poste à l’actif des banques est constitué de leurs créances sur la BDL. Or, même en incluant la valeur de ses actifs en or, la Banque centrale a des réserves en devises nettes négatives de 30 milliards de dollars environ. Ainsi, toute dévaluation officielle de la livre libanaise forcera la BDL à constater des pertes supérieures à ses fonds propres. 

Dans de nombreux cas de défauts souverains, les banques centrales ont été autorisées à continuer de fonctionner avec des fonds propres négatifs (qui se reconstituent avec le temps grâce aux bénéfices du “seigneuriage”). Mais dans le cas du Liban, les experts et notamment le FMI pourraient demander aux banques de renflouer la Banque centrale en convertissant en capital une partie des dépôts déposés à la BDL. Cette solution qui n’est pas la seule possible, peut sembler curieuse et paradoxale, mais il existe de très nombreux pays où la Banque centrale a un actionnariat privé. 

Avec actuellement un peu plus de 22 milliards de fonds propres pour l’ensemble du secteur bancaire, beaucoup de banques commerciales risquent de devoir provisionner, après la restructuration de la dette publique, un montant supérieur à leur capital. Des études publiées récemment évoquent un montant total d’environ 25 milliards de dollars nécessaires pour recapitaliser le système. On est loin des quatre milliards de dollars que pourrait rapporter l’augmentation exigée par la BDL de 20 % des fonds propres à fin 2018. Ce scénario rend aussi problématique les opérations de souscription au capital réalisées dans ce contexte si les pertes futures excèdent le nouveau capital versé, d’autant plus qu’elles ont été exemptées par l’Autorité des marchés financiers (CMA) de l’application du règlement concernant les offres publiques. L’augmentation de capital de Bankia, en Espagne, en 2011, suivie quelques mois plus tard par la faillite de la banque, et qui a fini par être annulée par les tribunaux, est un exemple des conséquences légales possibles de ces opérations. 

En réalité, les besoins en recapitalisation sont variables d’une banque à l’autre, certaines étant très exposées, d’autres beaucoup moins. Il faudra donc évaluer, banque par banque, le montant de recapitalisation nécessaire afin d’atteindre le ratio de solvabilité de 8 % minimum exigé par les normes de Bâle. Certaines banques pourraient résister au test sans aucun besoin de recapitalisation, d’autres, notamment les petites banques familiales, pourraient apporter par elles-mêmes les fonds nécessaires.

“Bail-in” et “haircut”

Le problème se posera dans le cas où les banques seront incapables de trouver des investisseurs prêts à injecter les fonds nécessaires. Les règles internationales établies après la crise financière de 2008 ont posé le principe du “bail-in”. Il s’agit pour les créanciers de la banque (déposants inclus) de participer de façon forcée à la recapitalisation de la banque, les actions préexistantes perdant toute valeur. Le montant pris sur les dépôts dépendra du besoin de recapitalisation. C’est le fameux “haircut” sur les dépôts dont on parle tant.

Mais, plus significativement, le secteur bancaire va devoir se restructurer, avec un certain nombre de banques qui disparaîtront. Le marché libanais, trop petit, pourrait n’avoir besoin que de quelques grandes banques, quelques petites banques familiales et quelques banques spécialisées. La modernisation du secteur bancaire et financier devra aussi passer par un plus grand rôle des banques digitales et des marchés financiers. 

Selon des études empiriques réalisées en Europe, une plus grande concentration permet une meilleure efficience des banques sans impacter négativement la concurrence (pouvoir de marché). Cette concentration pourrait se faire sous forme de fusions, mais on pourrait aussi envisager la fermeture pure et simple des banques estimées non viables et le transfert de leurs actifs toxiques dans une structure de défaisance (bad bank), tandis que les actifs viables seraient transférés aux grandes banques survivantes, avec un montant de dépôts correspondant. Les dépôts restant dans la structure de défaisance seraient alors transformés en actions de cette structure. Le Liban a déjà expérimenté cette méthode avec la liquidation de la banque Intra. 

En tout état de cause, une résolution bancaire organisée devra protéger l’épargne jusqu’à un certain seuil, que la loi devra fixer. Il s’agit avant tout de protéger les plus faibles. À noter que, compte tenu de la forte concentration des dépôts au Liban, le seuil minimum de protection peut être relativement élevé, voire supérieur aux 100 000 euros garantis dans l’Union européenne. Ceci est nécessaire au Liban en l’absence de fonds de pensions ou de retraite pour la plupart des salariés du secteur privé.

Mais une telle restructuration ne pourra porter ses fruits que dans le cadre d’une bonne gouvernance. Le principal responsable de la situation actuelle est l’État libanais en raison de sa mauvaise gestion des affaires publiques, du gaspillage et pillage des ressources, et l’absence totale de politique économique. À l’heure où il est devenu courant de blâmer les banques et la Banque centrale, il me paraît important de souligner ce point. 

La Banque centrale a tenté de pallier les défaillances de l’État, allant jusqu’à financer des mesures de soutien à l’activité économique (tech, logement, industrie, tourisme…). Elle a aussi tenté de pallier les déficits structurels causés par les défaillances de l’État et de gagner du temps (en vain) par des opérations d’ingénieries financières qui ont amplifié les déséquilibres dans le système. 

Pour éviter la répétition de la crise financière, la réforme de l’État devra s’accompagner d’une réforme de la tutelle sur le secteur financier en créant des frontières étanches entre les différentes fonctions : politique monétaire, régulation et supervision prudentielle, régulation et supervision des marchés financiers, lutte contre le blanchiment… 

Enfin, et surtout, les banques devront être mises au service de l’économie réelle. Cela ne pourra se faire que si les règles prudentielles sont modifiées pour ne plus permettre aux dépôts de financer sans limites la dette du secteur public et autoriser le placement à l’étranger des fonds excédentaires.

Les Chypriotes, il y a quelques années, ont pris le taureau par les cornes. Ils ont protégé les dépôts en dessous de 100 000 euros et appliqué les principes énoncés ci-dessus. Aujourd’hui, les déposants ont récupéré une bonne partie de leurs pertes, le contrôle des capitaux a été levé et la croissance économique a repris. 

Au Liban, si nous voulons sortir de la crise, nous aurons besoin d’un secteur bancaire solide. Les demi-mesures ne produiront que des banques zombies et une “cash economy” totalement inefficiente. Les pays qui ont connu des crises bancaires et ont refusé de trancher dans le vif ont vécu des années de stagnation, voire de dépression qu’on a qualifiée de “décennie perdue”.