Anita Vartanian est une experte-comptable agréée, licenciée par le California Board.  Adib Y. Tohmé est professeur de droit et d’économie, écrivain, conférencier, avocat aux barreaux de Beyrouth et de New York.
Anita Vartanian est une experte-comptable agréée, licenciée par le California Board. Adib Y. Tohmé est professeur de droit et d’économie, écrivain, conférencier, avocat aux barreaux de Beyrouth et de New York.

Pour la personne ou l’entreprise qui fait l’objet de sanctions américaines, le cauchemar commence par un choc, celui de trouver son nom sur la liste des Specially Designated Nationals (SDN) établie par l’Office of Foreign Assets Control (Ofac), le bras armé du département du Trésor américain. La publication de la liste en elle-même vaut notification pour la personne concernée qu’elle a été la cible de sanctions ou que ses biens ont été bloqués en attendant l’issue d’une enquête fédérale américaine.

Après le choc c’est l’effroi. L’information devient virale sur les réseaux sociaux, un impitoyable déluge médiatique se déclenche et le téléphone n’arrête pas de sonner : des curieux, mais surtout des banques qui exigent de couper toute relation avec les personnes ou les entités concernées. Condamnées avant d’être jugées, elles se retrouvent exclues du système financier.

Pour les autorités américaines, l’effet de surprise est très important, il empêche la personne ciblée de transférer ses biens ou de retirer ses fonds pour les mettre hors de portée des sanctions. Outre l’aspect pécuniaire, le but des sanctions est de l’amener à collaborer et à changer de comportement, dans l’espoir d’être retirée de la liste.

Pour les sociétés, un courrier est généralement envoyé par le département de la Justice (DOJ), l’Ofac, ou le régulateur des marchés financiers, la SEC, indiquant que l’entreprise « a probablement violé la loi américaine ». Les banques libanaises, quant à elles, sont avisées par le biais de la Banque du Liban.

L’expéditeur propose généralement à la société interpellée de collaborer, sinon elle prend le risque d’être traduite devant un tribunal américain. C’est le début d’une partie de poker menteur à laquelle se livrent les Américains, l’entreprise n’ayant aucun moyen de savoir si les agences bluffent ou si elles possèdent vraiment des renseignements solides. De quelles informations disposent-elles ? Comment les ont-elles obtenues ? Y a-t-il une taupe dans l’entourage ? Est-ce une affaire politique ? Toutes les hypothèses sont possibles. Les informations sont inaccessibles et classées secrètes.

Une guerre économique

La machine de guerre économique américaine comprend tout un arsenal législatif et réglementaire extraterritorial et interconnecté. Cinq régimes en particulier intéressent le Liban :

- Les régimes américains de sanctions internationales, comme la violation ou le contournement des embargos sur l’Iran ou Cuba avec les pénalités financières considérables payées notamment par les banques étrangères accusées de les avoir violés.

- La législation américaine réprimant la corruption d’agents publics à l’étranger, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), dont le non-respect entraîne de lourdes pénalités pour les entreprises américaines et étrangères.

- Les régimes américains de sanctions internationales liées à la protection des droits de l’homme et le processus démocratique comme la législation Global Magnitsky Human Rights Accountability Act promulguée en 2016, qui autorise le gouvernement américain à sanctionner les fonctionnaires étrangers impliqués dans des violations des droits de l’homme partout dans le monde, ou le décret-loi numéro 13441 promulgué en 2007 qui autorise l’Ofac à geler les comptes des fonctionnaires ou responsables accusés d’avoir commis des actes de violence ayant pour effet de saper le processus démocratique.

- Le régime fiscal des citoyens américains non résidents, dont l’application a été systématisée par la loi et les traités dits Fatca, qui se sont avérés être une importante source de renseignements pour les administrations américaines.

- Les dispositions antiblanchiment américaines, qui imposent aux banques américaines de contrôler les pratiques de leurs correspondants étrangers, et peuvent être spécifiquement tournées contre des organisations ciblées par les États-Unis, comme le Hezbollah libanais. Dans ce cadre, le Congrès américain a voté en 2015 le Hezbollah International Financing Prevention Act (Hifpa 2015), qui interdit aux banques étrangères, notamment libanaises, de faire des transactions avec le Hezbollah et les entités qui en dépendent si elles veulent continuer à accéder au système financier américain via des comptes de correspondance.

Le Hifpa permet à lui seul de déstabiliser le système bancaire libanais. En effet, la simple inclusion d’une banque dans la liste des SDN pour avoir enfreint l’interdiction de faciliter les transactions du Hezbollah est l’équivalent d’une sentence de mort. Celle-ci peut prendre la forme d’un rachat forcé par une autre banque (comme pour la Lebanese Canadian Bank rachetée par la Société générale de banque au Liban, SGBL), sous le contrôle des autorités américaines, accompagné d’une amende de 102 millions de dollars payée par la banque contrevenante, ou d’une liquidation forcée et expéditive dans l’anonymat le plus absolu, orchestrée par la Banque centrale, comme cela a été le cas pour la Jammal Trust Bank accusée en septembre 2019 de faciliter « les activités bancaires du Hezbollah ».

Dans l’esprit des dirigeants américains, il s’agit bien d’une guerre économique, menée de pair avec une guerre asymétrique afin de protéger les intérêts du pays et d’endiguer l’expansion de ses ennemis, dont font aujourd’hui partie l’Iran et le Hezbollah.

Le déroulement de la procédure

Sur ce front, les Américains travaillent en meute, regroupée au sein d’une task force composée de plusieurs services d’enquête : FBI, SEC, Ofac et Internal Revenue Service (IRS), le service du fisc. Pour cela, ils mobilisent des moyens considérables et attendent un juste retour sur investissement.

À commencer par le renseignement. Les agences – de la Central Intelligence Agency (CIA) à la NSA, en passant par le Federal Bureau of Investigation (FBI) et ses agents placés dans les ambassades – font remonter l’information en utilisant si besoin des sources rémunérées, voire des organisations non gouvernementales (ONG). Ces informations sont traitées par divers organismes : le département de la Justice, le Trésor, la SEC, la Réserve fédérale et l’Ofac. À cela peut s’ajouter l’action de procureurs locaux, voire d’États, comme celui de New York qui s’immisce souvent dans les procédures contre les grands groupes étrangers.

Le DOJ et les autres organismes se comportent comme des procureurs, avec un objectif : obtenir un plaider coupable du contrevenant. Plus ce dernier tardera à avouer et à accepter la sentence, plus celle-ci sera lourde. C’est ce qui explique en partie la différence de traitement en matière de corruption entre les entreprises américaines et les autres. Habituées aux procédures de ce type, les premières négocient très vite, alors que les secondes tardent à prendre la mesure du danger. Des considérations stratégiques et politiques interviennent, bien évidemment.

Mais il faut bien comprendre que comme la dérégulation financière a permis au monde de la finance de croître de façon exponentielle depuis un quart de siècle, la common law explique l’extraordinaire développement des professions juridiques aux États-Unis.

Il faut beaucoup d’argent pour faire vivre plus d’un million d’avocats – un pour trois cents habitants. En imposant leurs lois aux autres pays, les États-Unis procèdent donc à ce que d’aucuns qualifient de racket. Et des sommes astronomiques sont collectées par les diverses administrations américaines. Où va cet argent ? Directement dans les caisses de ceux qui ont mené l’enquête, lancé les procédures et conclu les accords. C’est une sorte de partage de butin entre le DOJ, la SEC, l’Ofac, la Fed, le département des Services financiers de l’État de New York et le procureur de New York. Enfin, dans les procédures Fatca, le fisc récupère les sommes réclamées aux Américains résidant à l’étranger.

Ce partage explique la motivation des équipes. Elles ont intérêt à multiplier les procédures et à récupérer la manne qui viendra financer le budget de leur agence ou de leur département, tout en alimentant la sphère juridique et les cabinets d’avocats.

Non seulement il faut régler leurs honoraires pendant toute l’instruction du dossier, mais, une fois l’amende payée, les entreprises concernées n’en ont pas fini pour autant. Elles doivent généralement accueillir à leur siège social un moniteur chargé de veiller, pendant une période de trois à cinq ans, à ce qu’elles agissent en conformité avec les directives imposées dans le cadre du règlement. Non seulement ce moniteur est rétribué par l’entreprise, mais il s’adjoint quelques dizaines de collaborateurs, également à la charge de ses hôtes. Pour faire bonne mesure, on oriente le “pécheur” vers quatre ou cinq cabinets très spécialisés de Washington, susceptibles de suivre son activité pendant les années de surveillance – et surtout de le mettre en conformité avec les lois américaines. Il faut alors multiplier le montant de l’amende par deux, voire trois, pour avoir une idée du coût total.

Une justice hors justice

Pour comprendre les caractéristiques de la législation extraterritoriale américaine, il faut insister sur un fait capital : ce n’est pas la justice qui juge, mais l’administration qui sanctionne. La justice est exclue du processus qui aboutit aux lourdes sanctions financières imposées aux entreprises.

Rappelons que le système juridique américain (common law) fonctionne sur le mode accusatoire, alors que le droit civil (ou droit continental), sur le mode inquisitoire. Dans la common law, l’accusateur s’oppose au défendeur devant un juge et éventuellement devant un jury populaire. Le juge américain revêt un rôle d’arbitre. Alors que, dans le droit civil, c’est le juge qui mène les débats en s’appuyant sur les preuves amenées par les deux parties, mais également sur des éléments qu’il peut librement solliciter. Voilà pour la théorie.

En pratique, dans le cadre des sanctions, l’administration judiciaire américaine n’implique le juge qu’à la toute fin de la procédure, lorsque les deux parties se sont entendues sur un accord (settlement). Il n’y a donc pas de procès. Cette justice négociée s’appuie sur des aveux de l’entreprise. Ceux-ci sont obtenus via l’enquête interne que l’entreprise mène contre elle-même à la demande du procureur. Dans le droit américain, le plaider coupable est une tradition qui permet d’éviter un procès long et coûteux pour les deux parties. Selon la Cour suprême américaine, « le plaider coupable est plus que la reconnaissance d’une conduite passée, il est le consentement du défendeur à ce qu’un jugement de condamnation soit prononcé sans procès – une renonciation à son droit au procès devant un jury ou un juge »… La common law offre ainsi un statut juridique à l’aveu de culpabilité qui permet une transaction rapide entre l’accusé et le ministère public. Résultat : aux États-Unis, 95 % des affaires fédérales sont traitées par cette voie et ne font pas l’objet d’un procès. On comprend donc pourquoi aucune des affaires précitées n’ait été réglée devant un tribunal, mais dans les bureaux des agents de l’administration judiciaire.

En première ligne de la guerre entre les États-Unis, d’une part, et le Hezbollah et l’Iran, d’autre part, les entreprises et surtout les banques libanaises doivent passer au crible l’ensemble de leurs procédures de conformité (compliance) et de due diligence et établir un plan Ofac englobant la gouvernance, les systèmes d’information, les ressources humaines, le reporting et le contrôle interne. Il faut surtout savoir quelles pratiques commerciales tombent sous le coup des lois américaines et quelles autres pratiques pas.

Les Américains savent qu’il y a des zones d’ombre, et ils en profitent pour maintenir la pression en se réservant de multiples angles d’attaque. Difficile en effet de connaître les limites à ne pas franchir. Les entreprises doivent également prouver qu’elles s’engagent pleinement contre la corruption. Le DOJ peut, par exemple, demander à voir le contrat de travail du salarié chargé de la conformité, afin de vérifier qu’il est expérimenté, qu’il gagne un bon salaire et qu’il a un accès régulier et rapide aux plus hauts dirigeants de la société. L’entreprise doit aussi revoir ses contrats et y introduire des clauses faisant référence à l’Ofac, des clauses sur le respect de législations étrangères dans le domaine de la lutte contre la corruption et le blanchiment. En ce qui concerne les juristes, il est recommandé de ne pas s’engager dans la représentation d’une personne sanctionnée sans obtenir l’autorisation préalable de l’Ofac.

Mais dans un monde où le droit de la force s’impose souvent sur la force du droit, l’État libanais doit choisir : continuer à privilégier une politique des axes et abandonner ses entreprises en rase campagne ou se désengager de toute allégeance externe et mettre la question économique en priorité.