Frédéric Farah est professeur de sciences économiques et sociales et chercheur affilié au Laboratoire Phare de la Sorbonne  (Paris I).  Jérôme Maucourant  est maître  de conférences HDR en sciences économiques à l’Université Jean Monnet (Saint-Étienne)  et membre  du laboratoire Triangle  (UMR-CNRS)  de l’École normale supérieure de Lyon.
Frédéric Farah est professeur de sciences économiques et sociales et chercheur affilié au Laboratoire Phare de la Sorbonne (Paris I). Jérôme Maucourant est maître de conférences HDR en sciences économiques à l’Université Jean Monnet (Saint-Étienne) et membre du laboratoire Triangle (UMR-CNRS) de l’École normale supérieure de Lyon.

À l’heure du défaut sur sa dette, le Liban est en quête d’une bonne politique. La mauvaise qui s’esquisse est celle que condamnent l’histoire et la logique : une politique de la canonnière financière, c’est-à-dire imposer au Liban un programme qui serait le fruit de la rencontre de deux forces, celle du Fonds monétaire international et de la CEDRE. Le cocktail est connu : augmentation des taxes indirectes, privatisations et compression de la dépense sociale. Le revenu se contracte alors et la situation grecque se dessine : perte du capital, des possibilités d’accumulation et fuite de la main-d’œuvre jeune ou qualifiée.

Pourtant, cette politique procréancière occulte un enseignement classique : la justification de l’intérêt en économie de marché est le risque pris par le prêteur. Nous vivons des temps étranges où les capitalistes se doivent d’avoir des revenus garantis, quels que soient les risques extravagants qu’ils prennent, tandis que les salariés et petits entrepreneurs doivent adapter, en permanence, leur condition de vie à la rigidité de leurs profits. 

Contrairement à ce qu’il paraît être, le FMI n’est pas un organe de régulation, c’est, avant tout, un syndic de prêteurs travaillant sous l’angle vigilant des États-Unis, ce qui rend d’ailleurs parfois très politiques les “aides” prodiguées. 

Précisons la nature de l’impasse actuelle. C’est au niveau monétaire que la crise s’est manifestée en premier lieu, chose fréquente. Mais, l’on aurait tort de penser que cet aspect renvoie à la surface des choses : le type même de régime monétaire qui prévaut depuis un quart de siècle est un facteur critique du présent effondrement. Hélas, ignorant les leçons de l’histoire, les dirigeants libanais n’ont pas reconstruit une véritable économie nationale après la guerre civile, en se servant la monnaie à des fins industrielles. Au contraire, la politique monétaire a été investie d’un objectif unique : attirer les détenteurs de capitaux et leur assurer une rente financière. Quitte à dollariser l’économie. Cette politique n’a même pas empêché une crise de change sans précédent. 

Mais la crise n’est pas que financière : elle est aussi le résultat de la politique adoptée par Rafic Hariri, défendant un libre-échange débridé, fort coûteux pour un pays fragile, et dont l’Union européenne a tiré quelques petits profits. 

Notre plaidoyer n’est nullement un réquisitoire antimarché, mais repose sur la conviction que les échanges présupposent un cadre que l’État et les forces sociales organisées doivent établir et garantir. Sans quoi, les échanges “libres” ne peuvent qu’accroître la prééminence de ceux qui sont déjà les plus forts ou ne respectent pas les règles du jeu, comportement que favorise la désinstitution de l’État. Notons qu’en ce moment de crise sanitaire, la crise de l’État et des services publics met en danger la vie même de la population : le coronavirus commence à démontrer les insuffisances du système sanitaire libanais. 

Un modèle dépassé

Le défaut du Liban sanctionne donc un modèle dépassé. Depuis sa déclaration, une bataille s’est engagée pour réfléchir sur les modalités de restructuration ; des cabinets internationaux ont été mobilisés (de manière controversée) pour assurer la gestion des modalités techniques (“haircut”, allongement des maturités, nature des swaps, etc.). Comme la dette est essentiellement détenue par des résidents et des banques, la question de leur contribution se pose : il s’agira d’exposer le moins possible les plus petits déposants et de tenir compte de la structure très inégalitaire des dépôts. De la réponse donnée à ce problème, l’on connaîtra les marges de manœuvre et les coûts de la restructuration de la dette souveraine. Mais, durant ces discussions traitant de l’urgence financière, l’État libanais devra fournir médicaments, pétrole et biens de première nécessité… 

Certes, les défenseurs du libéralisme classique pourront faire valoir que ce n’est pas l’économie libérale en tant que telle qu’il faut condamner, mais les facilités monétaires du financement des déficits publics, lui-même causé par un État clientéliste. Les banques seraient innocentes de toute responsabilité dans l’effondrement actuel, tout comme les capitalistes qui ont agi en toute légalité. Or, cette pensée archaïque fait obstacle à l’invention d’un nouveau Liban. D’abord, parce que les procédures de marché ne valent que dans le cadre d’un État impartial et social, sauf à autoriser des comportements rentiers et prédateurs. 

Ensuite, parce qu’il faut écouter les jeunes générations qui, avec raison, refusent cette mise à écart de l’éthique dans la vie économique et politique, sous le prétexte d’un simple respect de l’État de droit et des principes du marché. C’est la réalité de la société qui doit être redécouverte dans cet état d’urgence et l’importance de la responsabilité morale – passée et présente – immanente aux actes politiques et économiques. 

Une politique raisonnée du défaut sur la dette est souhaitable dans l’intérêt de toutes les parties prenantes, avec, en parallèle, l’imposition d’une fiscalité essentiellement directe, fortement progressive sur le revenu et sur le patrimoine. Peut-être le Liban pourra-t-il alors faire l’économie du FMI, avec le soutien de l’Union européenne. 

Le soutien de l’UE

L’UE doit prendre au sérieux ce que signifierait, après la Syrie, l’effondrement d’une nation en Méditerranée orientale, en tirant les leçons du passé. Les attentes de court terme des bailleurs internationaux, enfermés dans des prismes qui ont montré maintes fois leur nocivité, ne peuvent être des guides pour l’action. À travers le cas grec, l’UE a démontré que brader les biens publics et encourager les privatisations à outrance, écraser les salaires et l’investissement n’étaient pas des solutions.

En raison des intérêts essentiels que revêt la stabilité du Liban pour l’UE, la Commission doit proclamer que tout sera mis en œuvre pour préserver l’actuelle parité de la livre. Cette seule proclamation fera cesser l’hémorragie de devises et contribuera même à les faire refluer vers le système bancaire national. La question de la communication de ce fait extraordinaire est essentielle. Il faut parallèlement annoncer que des dépôts dans le système bancaire libanais seront constitués, ce qui rassurera le public et atténuera la pression sur la liquidité.

L’on dira qu’il n’est pas possible d’instituer une sorte de zone euro temporaire, qu’il n’y a pas les outils techniques vraiment adéquats. En réalité, il ne serait pas difficile, pour la BCE par exemple, de réaliser ce genre de chose, elle qui a violé les traités allègrement pour sauver l’euro. En France même, s’agissant du rôle de l’État, on observe que des choses impossibles sont devenues possibles en raison de la pandémie. L’esprit de décision, et non le fatalisme, doit guider des paroles fortes et les jeux d’écriture qui écarteront le désastre. L’objectif n’est pas, rappelons-le, d’en rester à un système de taux de change fixe, inefficient par nature, mais de mettre en œuvre une transition vers un autre modèle économique, à l’abri de la tyrannie de la spéculation. 

Ce retour à une économie de production ne peut se construire sur les principes de grande braderie des actifs publics. La distinction cruciale entre productivité et compétitivité doit guider toute politique économique. La taille relative de l’UE lui permet d’ailleurs d’aider un si petit pays relativement, à un coût raisonnable.

Il conviendra aussi de faciliter les exportations libanaises vers l’UE tout en renonçant aux accords de libre-échange conclus depuis 20 ans, afin de redonner au Liban des capacités de construction d’une structure productive. Il faudrait aussi cesser d’inciter à ces fameux “partenariats public-privé” et aider au contraire à réinstituer l’État, par un transfert de compétence des institutions européennes vers le Liban. 

De son côté, le Liban doit revoir ses accords de libre-échange avec les pays (notamment arabes) qui subventionnent les intrants et font de la compétitivité sur l’écrasement des normes sociales et environnementales. 

Dans la même logique, il faut que l’État fasse appliquer le droit du travail. Que ceux qui, à Paris ou Bruxelles, incitent à la générosité d’autrui par des leçons de morale ouvrent leurs frontières. Qu’on cesse d’invoquer des “aides” censées absorber le choc migratoire, mais qui ne font que créer de la dette. 

Enfin, pour liquider l’ancien monde et réconcilier l’éthique et l’économie, il faut contrôler les capitaux informels, sanctionner les changeurs non enregistrés et en finir avec le secret bancaire et les facilités de l’“ingénierie financière”. 

Il faut en un mot arrêter de penser que l’on peut créer quelque chose à partir de rien, ce tropisme de l’esprit financier que dénonçait déjà l’économiste américain Thorstein Veblen il y a un siècle… 


Coauteurs d’un texte intitulé “Contre la possible mainmise du FMI, un plan pour le Liban”, publié en novembre sur le site www.academia.edu