Les ONG, qui pallient en partie les défaillances sociales de l’État, sont acculées face à la détérioration de la conjoncture et la baisse de leurs financements. Les premières victimes sont leurs bénéficiaires, dont le nombre ne cesse de croître.

« La proportion de Libanais ayant recours à nos services est passé d’environ 20 % à 50 % », alerte le président d’Amel, l’une des plus grandes associations d’aide aux plus démunis, Kamel Mohanna. Dans le milieu associatif, le constat est unanime : la population libanaise se paupérise et les besoins explosent, à tous les niveaux.  « Alimentation, logement, soins de santé, éducation… de plus en plus de Libanais n’arrivent plus à subvenir à leurs besoins », témoigne Dima Merheb, la directrice d’al-Midane, une association basée à Zghorta.

« Lors de notre distribution annuelle de paniers alimentaires à Tripoli, nous avons vu des gens que nous n’avions pas l’habitude de voir. Des personnes qui étaient à la limite basse de la classe moyenne et qui ont basculé dans la pauvreté après avoir perdu leur emploi », abonde le directeur de l’ONG Dar al-Zahraa, Nasr Maamari.

Même son de cloche dans la Békaa, où Walid Rifai de la Lebanese Organisation of Study and Training (LOST) fait état d’« une augmentation d’environ 20 à 25 % des demandes d’aides alimentaires ».

En novembre, la Banque mondiale sonnait déjà l’alerte : avec une inflation à deux chiffres, plus de la moitié de la population libanaise pourrait se retrouver en dessous du seuil de pauvreté, fixé à 1,90 dollar par jour par personne. C’est désormais une réalité.

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« Le taux de pauvreté était estimé à environ 30 % avant la crise. Avec l’inflation, il serait plus proche de 50 % aujourd’hui », confirme Adib Nehmé, ancien conseiller régional auprès de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l'Asie occidentale (CESAO) et consultant en développement.

Face à cette situation, les associations qui pallient les défaillances sociales de l’État, sont submergées. Or elles subissent, elles aussi, la crise, notamment celle des finances publiques.

Arcenciel, par exemple, qui soutient plusieurs dizaines de milliers de personnes à travers ses différents projets, a dû arrêter sa production de fauteuils roulants il y a six mois, faute d’argent public. « Nous n’arrivions plus à payer nos fournisseurs de matières premières , car nos plafonds de crédit étaient dépassés », regrette Nadim Abdo, directeur de programmes. Pour poursuivre sa mission, l’organisation a plus que jamais besoin des trois millions de dollars d’arriérés de paiements dus par l’État sur plusieurs années.

Et elle n’est pas la seule à attendre. Les aides publiques ont toujours été versées avec des mois, voire des années de retard, et les associations ont appris avec le temps à s’y accommoder. Mais entre la dévaluation de la livre et la flambée des prix, la situation est devenue intenable. « Avec la crise, on ne sait même plus si on va recevoir les fonds un jour », s’inquiète le directeur de Dar al-Zahraa, qui gère notamment une école et un centre médical à Tripoli. Selon lui, si l’argent promis depuis un an et demi n’est pas versé, l’association risque de devoir fermer dans les mois prochains.

La crise de financement s’étend à tout le secteur associatif, y compris celles qui ne dépendent pas ou peu des aides publiques. À l'image de l’association Heartbeat – la chaîne de l’espoir, qui prend en charge financièrement les enfants atteints de pathologies cardiaques et dont la majorité des fonds dépend du secteur privé, aujourd’hui en pleine récession.

« Environ 80 % de notre budget, soit un million de dollars, provenait d’un dîner de gala-concert annuel sponsorisé par les banques et certains grands commerçants. L’organiser cette année relèverait de la science-fiction », explique son président, le Dr Ramzi Ashoush. L’ONG soutient 300 enfants chaque année, « mais on va devoir réduire le nombre à 200 enfants, c'est-à-dire refuser certains cas, ou les échelonner dans le temps. Une première depuis la création de l’association en 2005 », regrette-t-il.

Dès lors, beaucoup d’ONG locales se tournent vers l’international. Mais du côté des bailleurs étrangers, les aides mobilisées essentiellement dans le contexte de la crise syrienne viennent aussi à se tarir. « Depuis deux ans, les financements à destination du Liban sont en baisse : la communauté internationale considérant que la crise des réfugiés touche à sa fin », explique Yasmina el-Assi, de la plate-forme Lebanon Humanitarian & Development NGO Forum, qui réunit une soixantaine d’organisations locales.

À ce stade, les perspectives de nouvelles levées de fonds restent incertaines : « Le flou politique dans lequel le pays se trouve affecte négativement l’agenda des bailleurs internationaux », ajoute Dima Merheb, d’al-Midan.

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Au tarissement des financements, s’ajoutent les difficultés opérationnelles. Victimes du contrôle informel des capitaux imposés sur fond de crise des liquidités, les associations témoignent avoir du mal à accéder à leur fond. « Les bailleurs ont des difficultés pour transférer les montants dus. Nous avions par exemple signé un projet en octobre pour lequel nous n’avons toujours pas reçu le premier versement. Selon le bailleur, c’est la banque qui bloque les fonds en raison des circonstances », explique Alex Salha, de l’organisation de commerce équitable Fair Trade Lebanon. Le contrôle des capitaux informels empêche également les ONG de se procurer les équipements spécialisés et les matières premières indispensables à leurs projets.

« Les fournisseurs refusent les chèques et veulent être payés en liquide et en dollars. S’ils acceptent les livres libanaises, c’est au taux de change pratiqué chez les changeurs », explique Yasmina el-Assi.

Sans parler de la pénurie de certains produits. « Nous n’arrivons plus à nous procurer certains médicaments sur le marché officiel », alerte le responsable de Dar el-Zahraa.

La crise n’épargne certes aucun secteur d’activité, mais dans le cas des associations, ce sont les populations les plus vulnérables auxquelles elles viennent en aide qui sont les plus touchées. L’entreprise sociale Fair Trade Lebanon, qui soutient des coopératives de femmes dans le besoin, prévoit jusqu'à 40 % de baisse de sa production d’aliments traditionnels en raison de l’augmentation des coûts de fabrication liée au renchérissement des importations. « C’est un vrai coup dur pour ces coopératives », s’inquiète Alex Salha.

Le président d’Amel tire lui aussi la sonnette d’alarme : « En l’absence d’une mobilisation financière et opérationnelle suffisante, certains besoins de base ne pourront pas être couverts », prévient Kamel Mohanna.

Pour la plate-forme Lebanon Humanitarian & Development NGO Forum, la nouvelle donne économique et sociale au Liban impose une mobilisation humanitaire spécifique, qui va au-delà de celle exigée par la crise syrienne. « Si nous n’arrivons pas à proposer une réponse adaptée, le risque sécuritaire est important, et les tensions entre Libanais et réfugiés risqueraient de s’aggraver », conclut Yasmina el-Assi.

Les prix des produits alimentaires de base en hausse de 34 %, selon le PAM

Les prix des produits alimentaires de base ont augmenté de 34 ,1 % entre octobre 2019 et janvier 2020 au Liban, selon le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies, qui se base sur le panier de consommation minimal de survie, plus connu sous son acronyme anglais Survival Minimum Expenditure Basket ou (SMEB). Dans ce panier, distribué à près de 800 000 réfugiés au Liban et 100 000 Libanais, se trouvent, entre autres, des céréales, du riz, de l’huile végétale et des légumineuses. « Il s’agit d’un panier de denrées alimentaires, tout juste suffisant à une personne adulte pour survivre pendant un mois, en termes d’apports nutritifs », explique le directeur de la branche libanaise du programme, Nicolas Oberlin.

S’il offre une sécurité alimentaire à des populations fragiles, le SMEB s’avère aussi un outil statistique intéressant pour enregistrer l’inflation des denrées alimentaires, que le PAM suit depuis 2014. Avant la crise, le SMEB coûtait 37 700 livres libanaises (27 dollars au taux de change officiel). Aujourd’hui, sans aucun changement dans sa composition, il vaut 50 551livres libanaises, soit une inflation de 34,1 % entre le mois de septembre 2019 et janvier 2020, contre 12 % pour l’indice des prix alimentaires de l’Administration centrale de la statistique (ACS). « Nous nous concentrons seulement sur les denrées alimentaires du SMEB ; l’ACS répertorie, elle, la nourriture et les boissons non alcoolisées », souligne Nicolas Oberlin pour expliquer l’écart.

Le panier du PAM permet aussi de suivre l’évolution des prix des différents produits inclus – comme le sucre et l’huile végétale qui ont subi une hausse de près de 40 % depuis octobre – reflétant la dépréciation de la livre libanaise sur le marché parallèle. « En décembre, 79 % des boutiques partenaires du programme nous signalaient qu’elles étaient facturées par les grossistes à un taux de change supérieur à 2 000 livres », détaille le responsable du programme.

Conséquence : « D’une part, l’aide financière que nous fournissons aux bénéficiaires du programme ne suffit plus. D’autre part, des ménages qui avaient jusque-là les moyens de se payer le minimum vital ne l’ont plus. La situation est vraiment grave », conclut-il.

Anna HUOT