Karim Daher, Nasri Diab et Joseph Otayek.*
Karim Daher, Nasri Diab et Joseph Otayek.*

Comment transformer une administration publique pléthorique, inefficace et coûteuse en une structure souple, performante et financièrement saine, au sein de laquelle chaque fonctionnaire est évalué et nommé au poste adéquat ? Comment alléger la bureaucratie, réduire les coûts et réformer les ressources humaines pour mieux servir les citoyens ? 

Dans la “Vision économique pour le Liban” publiée en janvier 2019, le cabinet McKinsey avait identifié quatre piliers principaux pour rendre l’administration publique libanaise efficace et rentable : la productivité, la numérisation, la transparence et la confiance, en soulignant que le Liban ne remplissait aucun de ces critères.

Cet article se concentre sur le premier pilier, à savoir la productivité, ou comment favoriser une fourniture plus efficace de biens et services publics.

Pour mettre en œuvre une stratégie de réforme à moyen-long terme, il faut d’abord :

- Évaluer l’organigramme, les descriptions de poste, les profils de postes et le calendrier de recrutement de chaque administration et établir un organigramme optimal, en modifiant les descriptions et profils de postes, si nécessaire.

- Évaluer la structure actuelle de l’administration publique et effectuer un test de compétence à chaque fonctionnaire, pour lui proposer une formation qui lui permettra éventuellement d’en acquérir de nouvelles. Si l’administration dont dépend le fonctionnaire n’a pas besoin de ses compétences ou si elle est en sureffectif, l’employé sera transféré à un “pool central de compétences”, géré par le ministère de la Réforme administrative (Omsar) ou autre ministère, qui fera office de réservoir stratégique de ressources humaines.

- Évaluer la nature et l’étendue des défaillances en matière de gouvernance, y compris la corruption et l’incompétence, ainsi que leurs conséquences macroéconomiques.

- Mettre en place un système de sanctions efficace et une définition des responsabilités afin d’améliorer la transparence et le respect des lois, et des contrôles internes.

Gel des recrutements externes

Depuis l’adoption par le Parlement de la loi n° 46/2017, dont l’article 21 interdit toute forme de recrutement dans le secteur public, entre 5 000 et 10 000 personnes ont été embauchées à des fins purement électorales, en complète violation de la loi. La commission parlementaire des Finances et du Budget a demandé une enquête et s’est engagée à poursuivre en justice les contrevenants, mais rien ne s’est concrétisé à ce jour, hormis un rapport de l’Inspection centrale jeté aux oubliettes. Pourtant, en vertu de l’article 112 de la loi de la comptabilité publique, les ministres sont responsables sur leurs biens personnels de tout dépassement des crédits alloués à leur ministère.

Il faut donc commencer par appliquer strictement la loi n° 46. Si une administration doit recruter des fonctionnaires pour améliorer sa performance ou ses prestations, elle doit le faire en interne auprès du “pool central de compétences” et au mérite, indépendamment de toute affiliation politique.

Audit de l’administration publique

Dans une deuxième étape, un groupe de travail conjoint, composé de représentants de l’Omsar, d’experts en ressources humaines ainsi que d’experts techniques indépendants, doit effectuer un audit de toutes les structures de l’administration et de leurs fonctionnaires, pour faire un état des lieux et proposer un organigramme, des effectifs et des profils de postes adaptés à chaque administration selon leur mission, le volume des services fournis et les performances requises.

Une cartographie précise des besoins humains et des ressources existantes permettra au gouvernement de réformer l’administration de façon moderne et équitable. Au terme de cette évaluation, les fonctionnaires seront répartis en quatre catégories : les fonctionnaires performants et utiles dans leur administration seront maintenus à leur poste ; les fonctionnaires pouvant acquérir d’autres compétences utiles, mais affectés dans une administration qui n’a pas besoin de leur expertise, se verront transférés au “pool central de compétences” ; les fonctionnaires non performants et qui ne peuvent évoluer davantage seront affectés à des postes de niveau (inférieur), adéquats à leur profil ; et enfin les fonctionnaires “fantômes” devront être licenciés avec ou sans indemnités de fin de service et/ou pensions de retraite. 

Au préalable, une étude d’impact devra être effectuée pour évaluer les conséquences des transferts de fonctionnaires au “pool central de compétences” afin que la réduction des effectifs n’ait pas un impact négatif sur les prestations fournies. L’équité et la justice devront être garanties envers tous les fonctionnaires, indépendamment de leur statut personnel, leur religion ou leur affiliation.

Un “pool central de compétences”

Réservoir stratégique de compétences à la disposition de l’administration publique, le “pool central de compétences” pourra aussi servir, au besoin, à fournir des effectifs qualifiés au secteur privé. Les fonctionnaires pourront ainsi conserver leurs droits acquis et seront formés au gré des besoins requis par les structures publiques. Celles-ci passeront par le pool pour obtenir des employés qualifiés, de manière temporaire ou permanente. 

Le cas échéant, ce pool pourra rediriger les fonctionnaires vers le secteur privé, si leurs compétences ne sont plus utiles aux administrations publiques. Des mesures incitatives devront être offertes, dans ce cadre, aux entreprises privées qui souhaitent les recruter. Les droits acquis des fonctionnaires (indemnités, compensation et autres droits) devront être garantis.

Autres mesures nécessaires

Cette initiative devra s’inscrire dans le cadre d’une réforme globale de l’administration publique incluant d’autres mesures, comme la mise en œuvre du “e-gouvernement”, pour réduire la bureaucratie, améliorer et accélérer les prestations, assurer la transparence, tout en luttant contre la corruption.

Les services fournis par l’État devraient également être améliorés à travers une évaluation régulière des performances des individus et des départements ; la comparaison des coûts des services offerts par le secteur public à ceux du secteur privé pour des prestations équivalentes ; la formation continue et la fusion des départements et des fonctions selon les besoins ; l’octroi de primes aux fonctionnaires performants ; et la mise en place de mesures de contrôle de performance et de responsabilisation des fonctionnaires.

L’État devra aussi faire des économies au niveau des marchés et des dépenses publics, en effectuant un contrôle continu des dépenses publiques, ce qui impose de moderniser au plus tôt les structures étatiques et les législations relatives aux achats publics et appels d’offres ; et en créant et/ou renforçant des pouvoirs judiciaires indépendants et intègres pour se prononcer sur la légalité des dépenses publiques, notamment les dépenses non budgétisées. 

Au niveau de la lutte contre la corruption, des mesures doivent être mises en place pour empêcher les acteurs du privé de verser des pots-de-vin ou de fournir des services, structures et mécanismes facilitant la dissimulation des produits de la corruption. La technologie “blockchain” pourrait également être adoptée pour réduire les possibilités de dissimulation, d’évasion et renforcer la transparence, et un code déontologique devrait régir les relations entre les fonctionnaires et les acteurs du privé.

Parallèlement, et pour garantir la bonne marche des services et encourager les investissements, un mécanisme de facilité de paiements (facilitating payment/FPCA) devrait être mis en place pour légaliser les coûts plus élevés en cas de formalités accélérées (une mesure déjà adoptée pour les passeports délivrés par la direction de la Sûreté générale).

Gouvernance des entreprises publiques

L’État doit aussi mettre l’accent sur la gouvernance et le contrôle des entreprises publiques comme faisant partie intégrante de la réforme de la fonction publique. Ces entités doivent être supervisées et réglementées comme s’il s’agissait d’entreprises privées, avec une définition claire du rôle de l’État, en tant que propriétaire, régulateur ou pouvoir décisionnel. Les conflits d’intérêts et les ingérences politiques doivent être éliminés, et le reporting à des organes représentatifs comme le Parlement renforcé. Des systèmes doivent être mis en place pour contrôler la performance de ces entreprises et les tenir responsables de leurs résultats. 

Enfin, une réforme de la nomenclature budgétaire s’impose à travers l’adoption d’une loi organique qui permettrait de mieux suivre l’exécution du budget et de rendre responsables de leurs engagements le gouvernement et les ministres sans qu’ils puissent s’en soustraire ou renvoyer la responsabilité sur le Parlement. Le budget général de l’État s’articulerait alors en missions et programmes, et non plus en chapitres, comme actuellement, afin de passer d’une logique de moyens à une logique de résultats, et des rapports annuels de performance devront être présentés par les différents ministères. 

Il faut rappeler à ceux qui semblent l’avoir oublié que l’administration publique doit être au service des citoyens et des entreprises libanaises. Les indicateurs-clés de performance doivent donc être identifiés périodiquement et communiqués publiquement comme le préconise d’ailleurs la loi n° 28/2017 sur le droit d’accès à l’information, notamment en matière de satisfaction du client, du coût et des délais de chaque service offert. 


* Dr Nasri Antoine Diab est avocat aux barreaux de Beyrouth et de Paris, et professeur des facultés de droit. Joseph Otayek est expert en stratégie et management de la santé. Karim Daher est avocat à la Cour, maître de conférences en droit fiscal et membre du FACTI Panel de l’ONU.