Elle est bien loin l’époque où on payait indifféremment en dollars ou en livres, en faisant une simple conversion. Aujourd’hui, on nous demande si on a de vrais dollars, ces rares devises “fraîches” venues de l’étranger convertibles à plus de 4000 livres sur le marché noir, ou des “lollards”, ces dollars coincés dans le système bancaire libanais. Si tel est le cas, on doit ensuite s’enquérir auprès de sa banque de la part qui pourra être retirée au taux de 3000 livres, et celle qui ne vaut que 1500 livres.

Quant aux malheureux dont les revenus ou l’épargne sont libellés en livres libanaises, ils assistent impuissants à la chute de leur pouvoir d’achat. Là encore, pour savoir s’il faut se résigner ou s’insurger contre l’avidité des commerçants, il faut se demander si le produit acheté fait partie des biens subventionnés, importés au taux de 1 500 livres, des produits essentiels qui seront prochainement importés à 3200, ou de ceux qui reflètent le taux du marché noir, devenus un luxe.

Même face à crise, les Libanais ne sont pas égaux. Et ce n’est pas une surprise. La justice sociale n’a jamais été sur le radar des décideurs.

Dans ce chaos, le gouverneur de la Banque du Liban estime n’avoir rien à se reprocher. Le fait qu’on puisse encore importer est la preuve qu’il fait son métier «de manière professionnelle», dit-il dans un entretien accordé récemment à l’hebdomadaire français Paris Match, évitant soigneusement de faire le lien entre ses réserves en devises, les restrictions bancaires et la dépréciation de la livre.

Celui qui dénonce la «diabolisation caricaturale de la BDL et son gouverneur par une partie de la rue, excitée par des factions politiques» désigne à son tour un bouc émissaire : les commerçants. «Cela ne relève pas de la Banque centrale, mais de ceux qui l’importent et le vendent», répond Riad Salamé à la journaliste qui lui fait remarquer que le prix de la boîte de lait infantile avait triplé.

Lui, au contraire, est l’artisan de la stabilisation de la livre, qui a permis d’attirer l’argent des émigrés, la seule chose que le Liban a été capable de produire à grande échelle ces trente dernières années. «Au-delà d’un train de vie, cette politique encourageant l’endettement de l’État, mais aussi du secteur privé et des individus, a permis à la classe moyenne de se reconstituer», se félicite-t-il.

Mais comme la diaspora, cette classe moyenne se sent aujourd’hui trahie. Et il y a de quoi. Pour elle, la chute est particulièrement brutale. Finis les marques européennes, les employés domestiques, les voyages à l’étranger… mais ce n’est pas le pire. Avec la flambée des prix et la contraction de l’économie, une partie d’entre elle va basculer dans la pauvreté et rejoindre les Libanais “d’en bas”, ceux qui, de la politique de stabilité et l’accumulation des dettes, n’ont jamais récolté que le chômage et la précarité.

Le gouverneur estime que le fait de «continuer de vivre avec ce double régime de change» (il n’en reconnaît que deux) permet de «maintenir la stabilité sociale», sans mentionner les distorsions qu’il crée, ni dire combien de temps il pourrait tenir. «S’il fallait y renoncer, notamment dans le cadre des négociations actuelles avec le Fonds monétaire international, nous y serions prêts pour arriver à une conclusion favorable pour le pays», ajoute-t-il néanmoins.

Sans attendre le FMI, qui par principe plaide en faveur d’une libéralisation du taux de change pour rétablir la compétitivité de l’économie, le gouvernement s’est engagé dans son plan de sauvetage, au nom de la justice sociale, et sans doute par réalisme, à unifier le taux de change et l’ajuster à 3 500 livres le dollar à court terme. Sans toutefois passer à un taux de change flottant qui pourrait dans le contexte de défiance actuelle voir la livre s’effondrer. Reste à savoir comment cela pourrait se faire, et si le taux annoncé par le gouvernement sera suffisant.

Car l’équation libanaise est complexe. Il faut arbitrer entre les impératifs de reconstitution des réserves de la Banque centrale, de redressement des finances publiques, de restructuration de la dette et d’assainissement du secteur bancaire. Le tout étant interconnecté. D’où la nécessité d’un plan d’ajustement global, accompagné de financements massifs pour stabiliser l’économie et éviter que le pays ne sombre dans une spirale inflationniste et récessionniste.

Dans son plan, qui selon un observateur «parle le langage du FMI», le gouvernement a estimé ses besoins de financement d’ici à 2024 à 10 milliards de dollars – en plus des fonds promis à la CEDRE – et présenté les réformes qu’il dit être en mesure de mettre en place. Les négociations portent sur le calibrage des différents paramètres de sorte à garantir au FMI le remboursement de la dette qu’il pourrait lui octroyer.

Mais si ce n’est jamais explicite, on ne peut ignorer le rôle politique qu’exercent les représentants des principaux pays membres siégeant au conseil d’administration de l’institution, à savoir les États-Unis, les pays européens et le Japon. L’Iran siège également, mais sa contribution est faible, notamment par rapport à l’Arabie saoudite, derrière laquelle s’alignent en général les autres pays arabes. Il faut être naïf pour croire que le représentant américain, qui relève du département du Trésor, ne va pas vouloir profiter de la position de faiblesse du Liban pour imposer des conditions qui, au motif de doper les recettes de l’État, pourraient contribuer à affaiblir le Hezbollah à savoir la lutte contre la contrebande, l’économie informelle et le blanchiment. Etant donné la configuration régionale actuelle, le gouvernement compte sur les Européens, notamment la France, pour tempérer les ardeurs américaines et éviter l’ouverture d’un nouveau front, ou un énième État failli.
En attendant un règlement plus global, il n'est donc pas exclu que le Liban puisse obtenir de la communauté internationale, comme il y a deux ans, encore un peu de temps.

Mais même s'il l'obtient, la question est de savoir ce que le Liban en fera. Si un déblocage rapide de certains fonds de la CEDRE, notamment de la Banque mondiale, est envisageable après la signature d’un accord avec le Fonds, l’enveloppe allouée par le FMI pourrait être en deçà de ses attentes et sera en tout cas déboursée au compte-gouttes, en fonction des évaluations périodiques réalisées par les équipes du Fonds. Avec le risque certain que le programme déraille et s’enlise.

Ce scénario, le Liban l’a vécu à plusieurs reprises, de Paris 1 à la CEDRE en passant par Paris 2 et Paris 3. Sauf que cette fois, la magnitude de la crise est sans commune mesure avec les précédentes et la confiance est rompue. Le risque d’un effondrement total poussera-t-il les mêmes parties qui gouvernent le Liban depuis des décennies à changer d’attitude ? Cela concerne le Hezbollah, appelé à faire des concessions, mais il n'est pas le seul à devoir lâcher du lest. 

Objectivement,  il n’y a aucune raison pour que les réformes promises depuis des années, à commencer par celle de l’électricité, ne se heurtent pas aux mêmes obstacles que par le passé : la corruption, le clientélisme et le confessionnalisme. De l’approvisionnement en fuel, qui date apparemment de bien avant l’arrivée de l’allié du Hezbollah au pouvoir, aux nominations, en passant par les sites des futures centrales, les points d’achoppement sont toujours les mêmes. Pourquoi un petit pays comme le Liban aurait-il besoin de trois centrales et trois unités de regazéification, pourquoi défigurer une nouvelle portion de la côte ? Comment préserver l’intérêt national lorsque chaque communauté veut sa part du gâteau, par peur que l’autre ne l’écarte ? La dévaluation, la réforme de l’administration, le bail-in des banques… la mise en œuvre de ces réformes d’envergure, à la hauteur de la catastrophe à laquelle le système de gouvernance actuel a mené le pays, seront très douloureuses pour les Libanais et opposeront nécessairement les intérêts de différents groupes et leurs représentants– les déposants, les contribuables, les riches, les pauvres, les banquiers, les fonctionnaires, les salariés – que serait-ce si on y ajoute le facteur confessionnel ?

« S’il devait pleuvoir, le ciel se serait assombri », dit un adage libanais. Si le gouvernement Diab avait la capacité de s’affranchir du système pour réformer le pays, il aurait commencé quelque part, par nommer par exemple les vice-gouverneurs de la BDL et les membres de la Commission de contrôle des banques sur la base du mérite et de la compétence.

La réalité est que tant qu’il sera incapable de reformer ses institutions et son système politique, le Liban se retrouvera dans quelques mois, quelques années, à nouveau en train de mendier. Entre-temps, le Liban aurait changé de visage, la population se serait appauvrie, et davantage de jeunes auront émigré. Et cette fois ils n’enverront même pas leur argent au Liban. « Le peuple veut la chute du régime », scandaient les manifestants avant le coronavirus. Aujourd’hui, pour que les souffrances déjà infligées et celles à venir ne soient pas vaines ils doivent plus que jamais orienter leurs revendications vers l’instauration d’un État civil, capable de protéger les communautés sans les opposer les unes aux autres, et préparer l’alternative. Et si la crise économique pouvait être un catalyseur de changement positif ?  Qu’au lieu d’attendre une solution régionale, le Liban apportait lui-même la solution aux problèmes de la région ? Quel plus beau cadeau pour ses 100 ans.

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