Chercheur au Carnegie Endowment, le nouveau directeur de l’Institut Issam Farès de l’Université américaine de Beyrouth (AUB), qui prendra ses fonctions en septembre, souligne les enjeux politiques de la crise. Entretien.

La gravité de la crise économique qui frappe le pays n’impose-t-elle pas une réforme des institutions ou un changement du modèle de gouvernance libanais ?

Depuis au moins les années 1960, on s’interroge sur l’existence d’un lien organique entre le système politique libanais, tel qu’il s’est imposé depuis 1943, et les phénomènes de corruption et de clientélisme. Il s’agit de comprendre si ces dérives sont la conséquence naturelle et logique du communautarisme politique – son ADN en quelque sorte – ou si elles ne sont que les fâcheuses dérives d’un système, qui resterait du coup amendable. S’il y a peu de chance qu’on tranche aujourd’hui ce débat, l’ampleur sans précédent de la crise pose la question avec une extrême acuité. Presque plus personne ne croit en effet qu’on puisse répondre au désastre économique et social en continuant à agir selon les codes du système politique actuel, qui n’est tout simplement plus opératoire. Il doit être refondé.

Si tout le monde est d’accord sur les défaillances du système politique actuel, pourquoi aucune réforme n’est-elle proposée ?

Là où les avis divergent, c’est comment le changer. Grosso modo, deux tendances s’affrontent. Il y a ceux qui veulent torpiller le système et appellent à faire chuter le régime pour passer à autre chose, même si ce qu’ils entendent par un “nouvel ordre” n’est pas encore très clair. D’autres considèrent qu’il faut modifier graduellement le système pour permettre une meilleure gouvernance, tout en évitant son implosion. À mon avis, la situation économique est telle que nous ne pouvons pas demander aux Libanais de réfléchir à un changement politique dans l’immédiat. D’autant que l’échiquier politique régional est extrêmement volatil et qu’il rebat les rapports de force interne. À court terme, la priorité devrait être de stabiliser la donne économique et sociale. Mais à moyen terme, si on ne réforme pas le système politique, la crise économique et financière risque de s’accentuer, le pays pourrait se “somaliser”, les gens s’entre-tuer... Le risque d’implosion est là.

Les partis politiques libanais sont-ils conscients de la nécessité de mettre en place une nouvelle formule politique ?

Face au mouvement de contestation, certaines forces politiques ont adopté une position “défensive”, avec un discours pseudoréformiste qui n’a pas vocation à être mis en œuvre. Il s’agit simplement de laisser passer l’orage pour mieux revenir ensuite aux pratiques anciennes, dont elles tiraient force et pouvoir.

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À l’opposé, il y a des partis qui réfléchissent depuis très longtemps – avant même la crise – à la nécessité d’un changement. Aussi bizarre que cela puisse paraître, on trouve parmi ceux qui réclament la fin du confessionnalisme politique des forces très communautaires dans leur approche du terrain et de leur origine, notamment le Hezbollah.

Vous dites que le Hezbollah réclame depuis longtemps un changement de régime. Pourtant, il semble s’être parfaitement accommodé de la “formule libanaise”. Pourquoi y renoncerait-il aujourd’hui ?

Le Hezbollah, en effet, n’a jamais été très à l’aise avec le système politique issu de Taëf. Mais il s’en est accommodé et en a même bénéficié. Minée par ses divisions, rongée par la corruption et le clientélisme, cette troisième république lui a permis de se renforcer et de se concentrer sur les dossiers qu’il juge prioritaires comme la résistance à Israël, la guerre en Syrie ou la place de l’Iran dans le jeu régional… Aujourd’hui, le Hezbollah n’a pas de problème à rappeler qu’il est favorable à un changement, et qu’il s’inscrit en faveur d’un système a-communautaire, d’une sorte de déconfessionnalisation. Fera-t-il le premier pas pour transformer le système ? Certains l’en soupçonnent, d’autres l’en accusent déjà. Ce qui est certain, c’est que le Hezbollah sait que les lignes vont bouger et cela tombe bien, puisqu’il veut qu’elles bougent. Son problème se situe davantage au niveau du timing : il ne veut pas s’aventurer avant de savoir vers quoi se dirige la région, sachant que le calendrier régional et international est compliqué cette année, avec les élections américaines qui se profilent. Les Américains reviendront-ils dans la région ? Le bras de fer irano-américain va-t-il s’accentuer ? Cela va se décider dans les six à dix mois qui viennent. Entre-temps, le Liban doit gérer une crise de plus en plus insupportable pour sa population…

Le gouvernement de Hassane Diab a-t-il les moyens de faire face à cette crise ?

Le gouvernement de Hassane Diab n’est qu’un gouvernement fantôme, chargé d’expédier les affaires courantes. Il a été constitué pour occuper un temps mort. Sa nomination arrangeait tout le monde : il prendrait les coups et assumerait les sales décisions. Mais même ce rôle, il a du mal à l’assurer tant les dissensions internes sont importantes. Chaque jour, il s’enfonce un peu plus dans ses contradictions. Le paradoxe est que personne ne souhaite le remplacer. Le Hezbollah sait que ce gouvernement est inopérant, mais il ne veut pas prendre le risque de le faire sauter. Le parti chiite n’a pas d’autres options à mettre sur la table et surtout il ne veut pas entendre parler, en ce moment, de vide politique. Quant à l’“opposition”, elle lui tire dessus à boulets rouges, mais ni Saad Hariri ni Walid Joumblatt ne veulent revenir au pouvoir, préférant ne pas être associés aux décisions forcément impopulaires censées être prises. La rue veut, elle aussi, sa chute, mais les groupes qui structurent la contestation sont, à ce stade, incapables de prendre les rênes. Faute d’alternative, le gouvernement Diab continue donc de vivoter.

Ce gouvernement est pourtant en train de négocier avec le Fonds monétaire international…

Oui, c’est l’un des paradoxes des temps présents. Il le fait, vaille que vaille, exposant du même coup ses dissensions internes. Ce qui nous coûte cher d’ailleurs en termes de crédibilité et de temps perdu.

Les organisations internationales et les pays donateurs savent que la “république fromagère” est un obstacle, mais cela ne veut pas dire qu’ils ont les moyens d’imposer des réformes politiques. Ils peuvent en revanche refuser de donner au pays une énième aide financière, qui sans les réformes nécessaires, ne sera qu’un cautère sur une jambe de bois. Sans compter sur la récession mondiale, post-Covid-19, qui pourrait justifier que les pays “amis” ne soient plus en mesure d’aider le Liban à l’aune de ses besoins. Il est donc probable que les Occidentaux donnent juste assez pour éviter d’avoir un nouveau problème sur les bras dans la région. L’aide internationale pourrait donc prolonger la crise, l’étendre dans sa durée. Cette situation est extrêmement dangereuse.

Cette crise risque-t-elle de déboucher sur de la violence ?

On voit déjà poindre une certaine forme de violence, une violence sociale : la foule “casse” un hôtel, des manifestants détruisent un magasin… Demain, nous assisterons peut-être à des enlèvements, des braquages de banques, mais cela reste une forme de “violence de désespoir”, à l’image de ce qui se passe en Amérique du Sud. On n’en est pas encore à de la violence politique. La violence organisée requiert des financements importants et un appui extérieur. Comme durant les années de la guerre, lorsque des groupes se sont constitués en milices organisées et se sont arrogé un territoire. Certains sont peut-être tentés par ce scénario. Mais ces mêmes groupes savent aujourd’hui, ou a minima devraient savoir, qui au Liban est le plus fort à ce jeu.