La bataille des chiffres entre le gouvernement et le Parlement sur les pertes estimées dans le système financier révèle au grand jour l’absence de consensus politique sur la répartition des pertes, et risque de faire dérailler les négociations avec le Fonds monétaire international.

Kristi Blokhin

«Surréelle.» L’ex-conseiller du ministre des Finances, Henri Chaoul, qui a démissionné mi-juin, ne trouve pas d’autres mots pour qualifier la situation actuelle. Avec d’un côté, un gouvernement qui négocie avec le Fonds monétaire international (FMI) sur la base d’un plan de sauvetage unanimement approuvé par les représentants des partis majoritaires au Parlement ; de l’autre, une commission parlementaire, soutenue par la Banque centrale (BDL) et les banques, qui dit défendre les intérêts des déposants et prône une approche diamétralement opposée. Le tout sur fond de dévaluation massive de la livre libanaise et de contraction économique sans précédent.

Avec un taux de change qui dépasse désormais 9 000 livres libanaises le dollar sur le marché noir, devenu la seule source de devises des importateurs (à part pour certains produits de base subventionnés), l’inflation a atteint un taux record de 56,53% en mai en glissement annuel et le PIB est en train de s’effondrer. Selon un sondage réalisé par InfoPro auprès d’un échantillon de 500 entreprises, 18% des sociétés libanaises ont cessé ou suspendu leur activité depuis le début de 2019 et le taux de chômage serait passé à 30%. Cela voudrait dire que 550.000 personnes sont désormais sans emploi.

Face à ce désastre, la classe politique s’accorde à dire que le Liban a besoin, urgemment, d’une injection de capitaux, et que le recours au FMI est le seul moyen de mobiliser une aide massive. Mais elle refuse d’en payer le prix. Un double discours dénoncé aussi par le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani, qui comme Henri Chaoul s’est retiré de l’équipe de négociation avec le FMI et présenté sa démission fin juin.

Où en sont les négociations avec le FMI ?

Plus d’un mois après le début des négociations, les discussions butent sur le montant des pertes dans le système financier. Dans son plan de sauvetage unanimement approuvé fin avril, le gouvernement, épaulé par le cabinet de consultants Lazard, a estimé les pertes nettes dans les bilans des banques et de la BDL, après la déduction des fonds propres, à 154 000 milliards de livres (soit plus de 44 milliards de dollars au taux de 3 500 livres le dollar). «Moins de 30% de ces pertes sont liées à la restructuration de la dette publique», affirme Henri Chaoul. Le reste provient du portefeuille de crédits octroyés par les banques au secteur privé, des positions de change en cas de dévaluation à 3.500 livres (qui devraient augmenter en cas d’une plus grande dévaluation) et des pertes encourues depuis des années par la BDL pour soutenir la livre, notamment à travers les fameuses ingénieuries financières.

Ces chiffres sont jugés crédibles par la plupart des observateurs, ainsi que par le FMI – dont les estimations seraient en fait supérieures à celle du gouvernement selon plusieurs sources concordantes –, mais pas par la Banque centrale. Celle-ci considère notamment que ses pertes passées peuvent être amorties par les revenus futurs et ne doivent pas être effacées. D’où l’intervention de la commission parlementaire des Finances dans le débat, qui dit vouloir «unifier la position du Liban face au FMI», en prenant en considération son point de vue et celui des banques.

Comment la commission parlementaire est-elle parvenue à des chiffres largement inférieurs à ceux du gouvernement ?

À l’heure de passer sous presse, le rapport de la commission parlementaire n’avait pas encore été rendu public, et les députés contactés par Le Commerce du Levant, Ibrahim Kenaan et Nicolas Nahas, n’ont pas souhaité répondre à nos questions. Mais selon différentes sources, les parlementaires ont réduit le montant des pertes nettes de près de moitié à environ 81 000 milliards de livres, soit 23 milliards de dollars au taux de 3 500 fixé. La différence provient d’abord d’une révision du haircut prévu sur les eurobonds, de 75% dans le plan du gouvernement à 60%, et celui sur les bons du Trésor de 40 à 30%. « Je n’ai jamais vu des élus qui cherchent à réduire les pertes des créanciers plutôt que celles de l’État », ironise Henri Chaoul, sachant que les coupes devront se faire ailleurs dans le budget de l’État.

L’autre variable est le montant des créances douteuses sur le secteur privé, estimée par le gouvernement entre 20 et 25% du portefeuille total, et ramenée à un peu moins de 12% par la commission qui dit s’être basée sur les chiffres des banques. «On peut admettre que c’est un paramètre qui peut varier, mais cela ne change pas vraiment l’ordre de grandeur des pertes totales», souligne Henri Chaoul.

C’est en fait la comptabilisation des pertes de la BDL qui change la donne. La Banque centrale estime qu’elle pourra à terme rembourser les dépôts que les banques ont placés chez elle avec les revenus du seigneuriage, c’est-à-dire de la création de la monnaie. «Or la BDL adopte une définition moyenâgeuse du seigneuriage, en comptabilisant toute la masse monétaire créée et non seulement les intérêts générés par les prêts qu’elle pourrait accorder aux banques, comme il est communément admis», précise-t-il.

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«Le FMI refuse clairement cette approche, renchérit une autre source proche des négociations. L’une des astuces pour réduire les pertes est de comptabiliser dans l’actif des banques les certificats de dépôts arrivant à échéance après 2024 au taux de 3.500 livres, et dans le passif de la BDL au taux de 1.500. La différence étant de la création monétaire qui va dévaluer davantage la livre. Les déposants récupéreront à terme leurs dépôts en livres libanaises dont la valeur sera nettement dégradée. Cette politique de lirification, déjà appliquée aujourd’hui, crée une inflation dont pâtit l’ensemble de la population.»

Autre point contentieux : des crédits de 15 milliards de dollars octroyés par la BDL au secteur public, «dont le traitement comptable n’est reconnu ni par les États, ni par les agences de notation, ni aucune organisation internationale», souligne Henri Chaoul. En effet, la Banque centrale a débité le compte de l’État en dollars, et crée un compte temporaire en livres dont la valeur post-dévaluation ne couvre plus celle du crédit. «Quelles recettes l’État a-t-il en dollars pour que la Banque centrale espère qu’il la rembourse un jour en devises ?», s’interroge Henri Chaoul. Ces irrégularités comptables ont d’ailleurs poussé le gouvernement à demander un audit des comptes de la BDL par un cabinet international, qui à ce jour n’a pas été entamé.

Quel est l’enjeu de la réduction des pertes ?

La bataille ne se situe pas tant au niveau du montant des pertes que de leur allocation. Le plan du gouvernement estime que les banques ont été largement rémunérées pour le risque pris en investissant dans des titres de dette souveraine notés depuis 1997 en deçà d’“investment grade” et doivent aujourd’hui assumer les pertes encourues. Les banques, elles, se disent victimes d’un État défaillant et l’appelle à utiliser ses actifs pour réduire le montant de la facture.

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«Dans quelle économie libérale on privatise les profits et on socialise les pertes ?» réagit Henri Chaoul. «L’État a un rôle à jouer, car c’est une crise systémique. Mais son objectif doit être d’assainir les banques, en tant qu’institutions, pour leur permettre de financer l’économie et soutenir les secteurs productifs pas de protéger les banquiers et les grands déposants», ajoute-t-il.

De son côté Alain Bifani a rappelé, lors d’une conférence de presse, que les pertes subies par les actionnaires, qui devront recapitaliser leurs établissements ou en perdre la propriété, ne se traduiront pas nécessairement par un haircut sur tous les dépôts. Selon lui, le plan du gouvernement prévoit de récupérer «10 milliards de dollars transférés à l’étranger de manière irrégulière», «20 milliards de dollars d’intérêts injustifiés » et de « négocier avec le FMI pour laisser 15 milliards de dollars de pertes dans le bilan de la BDL ».  

«Il restera alors 3 milliards de dollars de pertes. Cela signifie que le choix d’un recours au bail-in, c’est-à-dire la participation des grands déposants à la recapitalisation de la banque ne dépassera pas ce montant (…) sachant que celui-ci ne représente pas plus de 13 % du total des dépôts supérieurs à 10 millions de dollars, soit 963 comptes sur un total de 2,7 millions au Liban.»

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«L’approche du plan n’est pas celle d’un haircut sur les dépôts, comme ce qui a été dit, a martelé le fonctionnaire. Et je regrette que les parties concernées n’aient fait aucun effort pour l’expliciter, laissant la manipulation suivre son cours. Quel est l’objectif ? Tout simplement que ceux qui ont généré des revenus mirobolants durant toutes ces années, puisés dans les poches des Libanais, refusent de participer, ne serait-ce qu’en partie aux pertes. Ils veulent que les bénéfices passés soient intouchables et que le peuple libanais paye le prix à travers l’effondrement de la livre, le gel des dépôts et une inflation galopante au lieu de rapatrier une partie de leurs profits au Liban pour relancer l’économie et recapitaliser les banques.»

Henri Chaoul regrette aussi que le gouvernement ne défende pas son propre plan et dénonce “une mascarade politique”. « Nous pensions que le différend avec la BDL avait été réglé lors de la réunion de Baabda, puis nous nous sommes heurtés au Parlement, souligne-t-il. La réalité est qu’il y a tout un système politico-financier, une bancocratie, qui sait se partager les profits, mais ne sait pas gérer les pertes, car pour les gérer, il faut avoir un État fort et équitable, et des principes. Et ils n’en ont aucun », dénonce-t-il. Les liens organiques entre les milieux politiques et le secteur bancaire ont été mis en exergue dans une étude réalisée en 2016 par l’économiste Jad Chaaban. Sur les 20 plus grandes banques du pays, 18 comptaient parmi leurs principaux actionnaires des personnalités politiquement connectées, dont 15 siègent au conseil d’administration. Selon l’étude, 43 % des actifs bancaires pourraient être attribués à des individus ou des familles proches de politiciens, et huit familles politiques contrôleraient à elles seules 32 % des actifs du secteur. Pas étonnant dans ces conditions que le consensus politique soit difficile à trouver.

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Y a-t-il une alternative au plan du gouvernement ?

« Il n’y a pas de plan B, ni de plan Z, répond Henri Chaoul. Il faut reconnaître les pertes pour avoir une vue transparente du secteur financier, s’il y avait eu cette transparence, on n’en sera pas là. Aujourd’hui, tout le monde connaît la situation du Liban et personne n’y investira tant qu’on continue à nier la réalité. Les banques persistent à nous faire croire que les dollars sont toujours là, mais qu’on ne peut les utiliser qu’au Liban. Les pertes ne se décrètent pas, elles se constatent. On peut ensuite débattre des moyens de les gérer, le faire en une fois ou graduellement, négocier avec le FMI, étant donné le contexte actuel, un ratio de dette sur PIB plus important que d’habitude, un contrôle des capitaux plus long pour permettre au système d’absorber les pertes, utiliser éventuellement les actifs de l’État, mais il faut déjà s’accorder sur le diagnostic. La réalité est que la classe politique ne veut pas faire les réformes qui s’imposent et cherche à dérailler le train du FMI. Le débat sur les chiffres n’est que de la poudre aux yeux.»

Une analyse partagée par un diplomate occidental en poste à Beyrouth. «Le Liban a toujours compté sur le soutien de la communauté internationale, mais il a épuisé la patience de ces bailleurs de fonds traditionnels, d’autant qu’il ne fait plus parti de leurs priorités. Il n’y aura pas d’investissements sans un programme du FMI, et celui-ci ne se contentera pas de demi-mesures. Or sans volonté politique, il n’y aura pas de réformes», affirme-t-il, en se disant «inquiet» pour l’avenir du pays.

«La seule alternative, c’est laisser la livre se dévaluer, lirifier les dépôts pour effacer les pertes dans le système bancaire dans huit à neuf ans, mettre la main sur les biens de l’État, appauvrir les Libanais et les pousser à l’immigration», soupire une autre source impliquée dans les négociations qui se veut, malgré tout, optimiste. «Le processus de négociation avec le FMI va prendre encore plusieurs mois. La bataille ne fait que commencer», ajoute-t-il. Entre-temps, le coût de la crise, déjà exorbitant, ne fait qu'augmenter.