Imaginons une obligation d’un million de dollars sur 20 ans, assortie d’un coupon au taux Libor, vendue par une banque de détail à l’un de ses clients. On parle d’“obligation à taux variable” ou “FRN” pour Floating Rate Note. Le Libor étant de 5% à la date de la transaction, l’acheteur s’attend à recevoir des intérêts d’environ 50 000 dollars l’année suivante. Les documents fournis au moment de la vente précisent que le taux Libor est fixé quotidiennement à Londres, qu’il peut augmenter ou baisser à chaque révision annuelle, et donc que les coupons peuvent être supérieurs ou inférieurs aux 50.000 dollars attendus.

Les années passent et le Libor tombe à zéro. Le coupon s’évapore. L’acheteur dépose alors une plainte auprès de la justice et de l’Autorité de régulation du marché. La plupart d’entre nous se moqueraient de sa naïveté, la description du produit était limpide et la possibilité d’une évolution défavorable du Libor clairement mentionnée. Le produit n’étant pas particulièrement complexe et la banque n’ayant pas garanti un coupon minimum, sa démarche devrait être rapidement déboutée.

Mais qu’en serait-il si, par exemple, le banquier avait affirmé au client que le Libor n’était jamais tombé sous la barre des 3% ? Certes, le fait qu’un événement ne se soit jamais produit par le passé n’empêche pas qu’il survienne à l’avenir. Mais l’on compatirait davantage avec l’investisseur, en sachant que le vendeur l’a laissé croire à un rendement minimal de 3% par an. S’il est en mesure de prouver qu’une telle représentation lui a été faite, la justice et le régulateur pourraient alors avoir leur mot à dire.

Prenons maintenant l’exemple d’un client investissant dans des obligations à taux variable à effet de levier (Leveraged Inverse Floater, en anglais), avec un coupon de 12%, moins quatre fois le Libor. Autrement dit, si le Libor vaut zéro, l’acheteur bénéficie d’un coupon de 12% à la date de paiement et plus le Libor augmente, plus le coupon diminue. Au bout d’un certain temps, le Libor dépasse les 3% et la valeur du coupon devient nulle. Là encore, le client porte plainte, arguant cette fois que le produit était trop complexe et qu’il avait mal compris la formule de calcul. Le contrat de vente contient une clause indiquant que la variation du Libor affecte le coupon, mais ne mentionne pas la possibilité que celui-ci puisse être égal à zéro en cas de forte hausse Libor. On compatirait avec l’acheteur, qui n’a sans doute pas saisi les implications de ce calcul, même s’il est à la portée de toute personne ayant un minimum de compréhension des marchés financiers. Rappelons à ce titre que le fonds de pension du comté d’Orange, en Californie – une institution considérée comme hautement qualifiée en la matière – a perdu plus d’un milliard de dollars au début des années 1990 en investissant dans ce type d’obligations. Si cet instrument s’est avéré trop complexe pour ces professionnels, comment justifier sa vente aux investisseurs de détail?

Voilà qui nous amène à deux exemples libanais récents où de tels investisseurs ont subi des pertes substantielles. Le premier cas concerne des dépôts structurés adossés à des crédits (ou CLD, pour Credit-Linked Deposits). Une somme en dollars est bloquée pour une période spécifique – généralement de deux ou trois ans – durant laquelle l’investisseur reçoit un coupon de 1 à 2% supérieur aux intérêts perçus sur un simple dépôt. À échéance, la banque peut cependant, à sa seule discrétion, décider de rembourser le principal en dollars ou en titres souverains en dollars (eurobonds). Les risques associés à ce type d’investissement sont décrits quasi parfaitement dans le contrat de l’acheteur qui souligne que la valeur nominale de ces eurobonds pourra être supérieure ou inférieure au montant du dépôt.

La suite de l’histoire est connue. Le prix des eurobonds libanais a dégringolé suite à la dégradation de la notation souveraine du pays, avant de tomber à environ 20 centimes après le défaut de paiement de l’État le 9 mars et l’annonce d’une restructuration de l’ensemble de sa dette.

L’acheteur est désormais certain de recevoir des eurobonds à la place de ses liquidités, et ce faisant d’essuyer une perte d’environ 80% de son investissement initial. La banque, elle, est dans son droit, comme clairement spécifié dans le contrat. Le client a accepté ce coupon additionnel en sachant qu’à maturité il risquait de ne pas être remboursé en dollars. Le système a fonctionné.

Mais a-t-il vraiment fonctionné ? Supposons que la notation du Liban n’ait pas été dégradée, que la restructuration de la dette n’ait pas eu lieu, mais que les taux d’intérêt à long terme sur le dollar aient augmenté de 200 points de base (2%). La valeur des eurobonds à échéance en 2037 aurait alors baissé d’environ 19%, non pas à cause d’une détérioration de la note souveraine, mais du seul fait d’un changement de la courbe des taux du dollar. La banque aurait aussi été en droit de rembourser son client en eurobonds. Mais l’éventualité d’un tel scénario a-t-il été évoqué lors de la vente? Le déposant l’avait-il lui-même envisagé? Le vendeur avait-il une compréhension suffisante du risque ?

À un niveau plus technique, on pourrait s’interroger sur la rémunération du risque pris par le client. En modélisant le prix de l’option de remboursement en eurobonds exercée par la banque, on arrive à un taux de 4 à 6% par an, plutôt que les 1 à 2% offerts sur ce type de placement. Autrement dit, si les simples dépôts étaient rémunérés par des intérêts de 5%, les CLD auraient dû générer des intérêts de 9 à 11 % au lieu des 6,5% souvent observés. Mais, à notre connaissance, aucune loi n’oblige le vendeur d’un produit structuré à offrir un rendement juste. La banque semble, de nouveau, être dans son bon droit, et le déposant doit panser ses plaies et passer à autre chose.

Le second exemple libanais concerne les actions préférentielles émises par de nombreuses banques ces dernières années. Ces instruments peuvent être comptabilisés au capital de la banque à condition notamment qu’ils aient une maturité perpétuelle (sans date de remboursement, NDLR) et qu’ils donnent à l’émetteur le droit unilatéral de suspendre les dividendes à n’importe quel moment et pour n’importe quel motif.

Ces titres sont souvent rachetables après trois ou cinq ans, c’est-à-dire que l’émetteur peut, à son entière discrétion, décider de payer le principal à l’avance et retirer les actions. Mais seul l’émetteur dispose de cette option: l’investisseur, lui, ne peut pas exiger un remboursement. La formulation du contrat est, encore une fois, très claire, bien qu’il faille trouver l’information dans les 200 pages de jargon juridique. En réalité, très peu d’acheteurs lisent la circulaire d’émission et encore moins la comprennent. Même si certains investisseurs affirment qu’on leur a assuré que leurs actions seraient rachetées, cela reste difficile à prouver. Aujourd’hui, avec la crise de liquidités, les banques ont suspendu le paiement des dividendes et les rachats de titres. Les investisseurs se retrouvent donc avec des obligations perpétuelles à coupon zéro, dont le prix sur le marché secondaire ne représente qu’une fraction de leur valeur nominale.

La vente de produits structurés, quelle que soit leur définition, devrait-elle être assujettie à des normes de transparence et d’évaluation préalable des clients ? Certains instruments sont-ils trop complexes ou trop risqués pour être proposés aux investisseurs des banques de détail ? Comment les autres institutions et juridictions traitent-elles ce dilemme?

Il y a autant de réponses que d’institutions et de juridictions. L’approche la plus répandue est celle qui consiste à vérifier “l’adéquation” et le caractère “approprié” du service offert par l’institution financière (suitability and appropriateness policy) en obligeant les vendeurs à catégoriser leurs clients selon leur niveau d’expertise et à trier les produits par niveau de complexité. Les produits les plus ardus sont ainsi réservés à une clientèle experte, tandis que les autres clients ne se voient proposer que des produits simples. Se pose cependant le problème de la subjectivité de cette méthode. Les CLD ne peuvent pas, par exemple, être considérés comme des produits complexes, même si très peu d’acheteurs comprennent l’implication de la clause permettant à la banque de repayer le dépôt en eurobonds. Il en va de même pour les obligations à taux variable à effet de levier dont la formule ne requiert en théorie qu’un niveau scolaire basique en mathématiques.

Ne faut-il pas imposer davantage de transparence ? Chaque titre d’investissement pourrait, par exemple, être accompagné d’une page rédigée dans un anglais simple, alertant l’investisseur sur les risques encourus. Dans le cas des CLD, par exemple, les banques pourraient signaler que :

1) Si la note souveraine du Liban est abaissée une ou plusieurs fois avant la date de maturité, nous avons le droit de vous rembourser votre investissement en eurobonds à un prix sensiblement inférieur au pair.

2) Si le Liban fait défaut sur sa dette ou s’il annonce son intention de la rééchelonner, nous avons le droit de vous rembourser votre investissement en eurobonds à un prix nettement en dessous du pair. Dans d’autres pays ayant fait défaut sur leur dette externe, les obligations ne valaient plus que 15 à 25% de leur valeur du pair.

3) Même en l’absence d’une dégradation de la note souveraine du Liban, une forte augmentation des taux d’intérêt sur le dollar pourrait réduire le prix de certains eurobonds à long terme de 15 à 20%.

Cette proposition est loin d’être parfaite, mais elle permettrait d’éviter de recourir à des jugements subjectifs sur le niveau de complexité des produits et d’expertise des clients et obligerait l’émetteur à réfléchir aux différents scénarios qui pourraient exposer l’investisseur à des pertes. Plus important encore, elle transfère à la banque la responsabilité d’étudier séparément ces scénarios, résumés sur une page. L’omission de l’un d’entre eux l’exposerait ainsi à des poursuites en cas de survenue dudit événement engendrant des pertes pour le client. Ce dernier n’aurait alors qu’à notifier cette omission pour prétendre à un dédommagement. Un semblant acceptable de justice serait alors atteint.

«On dit que la lumière du soleil est le meilleur désinfectant.» Cette phrase prononcée dans un contexte différent par Louis Brandeis, l’un des plus grands juges de l’histoire des États-Unis, est particulièrement adaptée au cas présent. Plutôt que de bannir les produits structurés ou d’entrer dans un jeu subjectif de ségrégation des clients, selon leur niveau d’expertise, on pourrait opter pour la clarté et la communication prudente des risques. Tout peut être vendu à n’importe qui – à l’exception peut-être des clients dont le solde bancaire est inférieur à un certain seuil – à condition qu’une page écrite dans un anglais clair décrive les principaux scénarios pouvant advenir. Ce n’est pas parfait, mais cela nous rapprocherait de l’équité et de la justice.

* Oussama A. Nasr est avocat, banquier et consultant dans le secteur financier depuis 34 ans. Il a passé une grande partie de sa carrière à New York, où il a travaillé pour le cabinet Shearman & Sterling et la banque Citigroup. Il est diplômé en mathématiques de Cambridge University et en droit de Cornell Law School.