Ces deux quartiers, parmi les plus dynamiques de la capitale, abritent plus de 200 restaurants, bars et cafés.


Combien de coups peut-on recevoir et continuer à se relever ? En l’espace de moins d’un an, le secteur de la restauration a dû faire face à un mouvement de contestation, une crise économique, un confinement sanitaire et aujourd’hui les conséquences dévastatrices de la double explosion du 4 août au port de Beyrouth. Deux quartiers sont particulièrement touchés, Gemmayzé et Mar Mikhaël, qui ne devraient pas retrouver une activité « normale » avant plusieurs mois.  « Il faudra au moins six mois pour sortir totalement ces quartiers des gravats », pronostique un architecte qui travaille bénévolement à l’évaluation des dommages.

Ce constat a de graves implications sur le tissu économique dans cette zone, dominée par le secteur de la restauration. Selon le recensement publié chaque année par Le Commerce du Levant en partenariat avec le cabinet Hodema, Gemmayzé et Mar Mikhaël abritaient l’année dernière 218 restaurants, bars et cafés, soit 22,5 % des 977 établissements situés dans les 11 principaux quartiers de la capitale. Ces enseignes représentaient ainsi 12 125 places assises, sur un total de 61 498 à Beyrouth, dont pratiquement aucune n’a échappé à la double explosion.
Le coup est d’autant plus dur que cette zone, très « tendance », était considérée comme un laboratoire de concepts, avec beaucoup d’enseignes indépendantes, par opposition aux chaînes de restauration. En termes de prix, près de 90 % des établissements du quartier étaient positionnés sur les segments allant du moyen à bas de gamme.

Aujourd’hui, la plupart s’interrogent sur leur avenir, en chiffrant les dégâts. A minima, c’est toute la décoration et le matériel qui doivent être refaits ou rachetés. Mais certains font face à des dommages d’ordre structurel, qui mettent en jeu le maintien de leur établissement dans les lieux qu’ils occupaient avant l’explosion. Le Petit Gris, par exemple, n’est pas prêt de rouvrir. L’établissement, qui avait choisi de garder le rideau baissé après la première phase de confinement, a subi des dommages estimés à près de 100 000 dollars. Sans lourds travaux, ce bistrot ne peut rouvrir. « Personnellement, je n’ai pas les moyens d’avancer la somme et l’assurance refuse de me rembourser jusqu’aux résultats de l’enquête », explique le propriétaire Makram Rabbath. 

Un financement participatif

Sans une aide de l’État, le seul moyen de rouvrir est de mettre du cash sur la table pour engager les réparations. Une solution qui n’a rien d’évident dans un pays en pleine crise économique et sanitaire.

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À défaut quelques-uns tablent sur des campagnes de financement participatif. Mayrig, Tawlet ou le café Kalei ont ainsi tous fait appel à la générosité de bienfaiteurs. Kalei a, par exemple, lancé une campagne de collecte sur le site gofundme, récoltant quelque 22 000 dollars de promesses de don. « Nous estimons nos besoins entre 15 et 20 000, explique le cofondateur de Kalei. Une partie doit aller à la réhabilitation du bâtiment, une autre à l’acquisition de nouveaux meubles ; une autre enfin à la reconstitution de nos stocks qui sont partis en fumée. »

Autre exemple emblématique, celui du restaurant Le Chef, un rescapé de la guerre civile dont le local a disparu dans les explosions du port. Lui aussi a fait appel au site gofundme pour rassembler 13 000 dollars. Un objectif qu’il a dépassé grâce à la générosité de quelque 146 donateurs, parmi lesquels l’acteur australien Russell Crowe, qui a envoyé 5 000 dollars dans la cagnotte de ce petit restaurant populaire de Gemmayzé. « C’est ce qu’aurait voulu Anthony Bourdain (décédé en 2018, NDLR) – chef américain et grand fan de la cuisine libanaise, qui a déjà mangé plusieurs fois chez Le Chef », a même commenté l’acteur sur son compte twitter.

Après le drame, seuls deux bars, Dragon Fly et L'Osteria, ont réussi à rouvrir. Le premier n’a subi que des dommages légers, estimés autour de 2 500 dollars. « L’accueil restait rudimentaire – et sans musique –, mais certains de nos clients trouvaient plaisir à revenir chez nous », témoigne son patron, Nassif Aramouni. Le second a suivi l’exemple de son voisin une semaine plus tard, dans un geste presque militant. « On a beaucoup pleuré, on a enterré nos morts, mais ça y est. Les gens du quartier aiment la vie et on ne pourra pas les en priver », dit Tommy Tabib, le propriétaire, qui cherche encore un moyen de financer les réparations, évaluées à 120 millions de livres libanaises (soit environ 16 216 dollars sur le marché noir). Un casse-tête face à des caisses vides, et le regain de l’épidémie du Covid-19, qui a poussé les autorités à réimposer un confinement jusqu'au 7 septembre : pour les restaurateurs, cela signifie moins de clients en journée - seules les livraisons à domicile et la vente à emporter étant autorisées - et une fermeture à partir de 17h.

Dans ces conditions, comment le secteur peut-il espérer se relever ? D’autant que les secteurs de Gemmayzé et Mar Mikhaël ne sont pas les seuls à avoir été touchés. De nombreuses enseignes situées à Beyrouth, mais un peu plus loin du lieu de l’explosion, ont aussi été endommagées. Pour le groupe Em Sherif et La Parilla, par exemple, la facture s’élève à 700 millions de livres libanaises, selon son copropriétaire Dany Chaccour. Au début de l’été, pour maintenir un minimum d’activité, la société avait temporairement délocalisé à Faraya, avant d’être rattrapée par le confinement. Pour manifester son mécontentement et dénoncer l’inertie de l’État, le groupe a « décidé de ne plus verser la TVA à l’État. L’argent va à des ONG partenaires », affirme Dany Chaccour. Une position radicale, partagée par le Syndicat des propriétaires de restaurants, qui a officiellement appelé ce mardi à la désobéissance civile, en prônant une réouverture à 100 %.