La vente en ligne apparaît comme un moyen idéal pour les commerçants de contourner la crise au Liban et faire entrer des devises dans le pays. Encore faut-il qu’ils puissent pleinement en bénéficier. Si en théorie l’argent qui provient de l’étranger n’est soumis à aucune restriction, dans les faits les banques imposent leurs conditions aux petits clients.

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« Seules 70 % des recettes de ventes effectuées sur votre boutique en ligne seront considérées comme du “fresh money”. Chaque banque impose son pourcentage, qui peut aller de 20 à 50 %, mais au sein de notre banque, tous les clients sont traités à égalité », affirme dans un message vocal un conseiller bancaire à son client, un créateur libanais ayant requis l’anonymat, et que nous appellerons Fadi. Les 30 % restants sont considérés comme des lollars, que le client peut retirer en livre au taux de 3 900 LL.

Face à la crise économique, l’entrepreneur tablait pourtant sur sa boutique en ligne pour vendre ses produits à l’étranger, en utilisant la plate-forme de paiement proposée par sa banque. Son site n’accepte que les cartes internationales, alimentées par des comptes à l’étranger. « Les revenus générés proviennent intégralement de l’extérieur. Je ne comprends pas pourquoi je dois en céder une partie à ma banque », déplore-t-il. Les plates-formes de paiement imposent en général une commission sur les revenus, prélevée à la source, qui varie de 5 à 8 % du montant des transactions. En considérant 30 % de ces revenus comme des « lollars », avec une décote d’environ 50 % par rapport au taux des « vrais dollars » sur le marché noir, la banque lui impose de facto un coût supplémentaire de près de 15 %, en plus de la commission.

Sollicitée par le Commerce du Levant, la banque en question parle d’un « malentendu », assurant comme d’autres établissements contactés que les « dollars frais » ne sont soumis à aucune restriction et contredisant les témoignages recueillis auprès de plusieurs entrepreneurs. Ces derniers préfèrent toutefois garder l’anonymat, de peur d’être sanctionnés par leurs banques. « On m’a dit que si je dénonçais ces pratiques dans la presse, ils pourraient fermer mon compte », affirme Fadi.

Joe Abi Raad, fondateur de MEM, un site qui permet aux entreprises de créer leur espace de vente en ligne, confirme toutefois que « l’accès aux “fonds frais” est un vrai problème pour beaucoup de commerçants en ligne qui utilisent les plates-formes de paiement locales ».

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Pour Rudy Bekerejian, fondateur de Ecomz, une plate-forme régionale de commerce électronique, les banques chercheraient ainsi à couvrir les coûts liés aux transactions électroniques qu’elles doivent elles-mêmes verser en devises à leurs prestataires étrangers, aussi bien sur les transactions locales qu’internationales, sans augmenter explicitement les commissions imposées. « Les banques doivent payer les plates-formes, les logiciels, les frais sur les transactions électroniques… », explique-t-il.

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Le problème est que les banques ne jouent pas la transparence, se laissant une marge de négociation en fonction du client. Les textes sont pourtant clairs. « Le concept de “fresh fund”, né le 17 novembre 2019 dans un communiqué de l’Association des banques du Liban, a été consacré par la circulaire n°150 de la BDL datée du 9 avril 2020, qui assure aux clients la liberté totale d’utilisation des fonds provenant de l’étranger, en contrepartie de quoi, les banques sont exemptées de l’obligation de placer des réserves obligatoires auprès de la BDL », rappelle Me Krystel el-Hajj, associée principale au cabinet d’avocats HBD-T. « Le 18 août 2020, la Commission de contrôle des banques a demandé clairement aux banques de se conformer à cette circulaire, leur laissant un délai de sept jours ouvrables pour assurer la liquidité à leur client. Si des commissions sont appliquées, elles doivent être prévues de manière très claire, écrites et indiquées sur le site internet de la banque. La commission a insisté sur le fait que le client doit recevoir la totalité du montant en fresh, après commission », dit Me Krystel el-Hajj.

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Un traitement auquel n’ont pas droit tous les clients. « Nous n’avons jamais convenu de telles commissions par écrit. » Dans un message vocal, le conseiller de Fadi lui affirmait ainsi : « Nous n’envoyons plus rien par mail. Nous préférons discuter par téléphone. »

Un traitement discrétionnaire

La réalité est que, comme pour d’autres services bancaires, désormais, les clients ne sont pas tous logés à la même enseigne et l’arbitraire règne.

Même lorsque les commerçants utilisent une plate-forme de paiement indépendante, ils ne sont pas sûrs d’en tirer tous les bénéfices. « Certains clients se sont plaints de ne pas accéder à l’entièreté de leur argent, pourtant transféré via notre plate-forme sur leurs comptes en “fresh dollars”. Cela dépend des banques, et même parfois des branches », confirme Ramzi Saboury, directeur commercial d’Areeba, une société privée libanaise spécialisée dans le paiement en ligne.

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Certains e-commerçants n’ont ainsi aucun problème. « Nous avons eu quelques difficultés au début, mais suite à l’ouverture d’un compte “fresh”, les recettes venant de l’étranger ont pu directement être versées dessus », témoigne Georgy Kfoury, directeur des opérations chez Tactical Report, un bulletin spécialisé dans l’énergie, la politique et la sécurité.

Même au sein d’une même banque, les conditions varient. « La situation est chaotique : l’accès au fresh money dépend de l’ancienneté, du produit vendu, du volume, des négociations… », explique Joe Abi Raad. Pour les moins bien lotis, la situation est particulièrement critique, d’autant plus que l’exportation est devenue une question de survie, en pleine pénurie de dollars. « Beaucoup de commerces tablent sur les boutiques en ligne pour survivre », soupire Rudy Bekerejian.

Des difficultés qui soulignent aussi les limites des promesses de l’export avec un système bancaire en crise. « C’est une opportunité manquée : avec la dévaluation de la livre, le pays est devenu compétitif à l’export, or le chaos dans le système bancaire constitue un véritable frein pour les commerces en ligne », affirme Joe Abi Raad.

Contourner le système

Dans ce contexte, les petits commerçants cherchent à contourner le système bancaire libanais, mais les options sont limitées. Recourir à des plates-formes internationales comme Paypal ou Stripe nécessite l’ouverture d’un compte à l’étranger. « On a essayé d’ouvrir un compte à l’étranger pour notre eshop, mais c’est devenu très difficile pour les Libanais », témoigne un entrepreneur.

Même s’ils y parviennent, les coûts sont trop importants : « Les plates-formes internationales n’acceptent pas les cartes libanaises, ce qui contraint à garder deux systèmes différents pour les paiements locaux et internationaux. Ce à quoi s’ajoutent les frais de virement afin de ramener l’argent au Liban », explique Joe Abi Raad.

Par défaut, certains se tournent vers les plates-formes régionales, plus accessibles. « J’ai choisi une solution de paiement en ligne koweïtienne qui a accepté de virer tous les dollars sur mon compte fresh au Liban », témoigne un entrepreneur en train de finaliser son eshop.

Face aux risques de perdre leurs clients, certaines banques ont cependant commencé à infléchir leur position, selon Rudy Bekerejian, qui travaille avec les plates-formes de paiement libanaises dans le cadre de son site Ecomz. Sans cela, « à la longue, il y a un risque que la liquidité reste à l’extérieur », prévient-il.