Les critiques formulées à l’encontre des plateformes électroniques indiquant les taux de change dollar/livres sur le marché parallèle sont-elles fondées? Comment fonctionnent-elles? Sont-elles manipulées? Éléments de réponse.


Le cours du dollar affiché sur les différentes plateformes ne s’éloigne jamais vraiment de celui pratiqué chez les changeurs.
Le cours du dollar affiché sur les différentes plateformes ne s’éloigne jamais vraiment de celui pratiqué chez les changeurs. Capture d'écran du site Lirarate

Les plateformes en ligne qui affichent le taux de change au marché noir sont-elles responsables des violentes fluctuations de la livre libanaise? L’opacité est telle sur le marché noir qu’il est impossible d’expliquer précisément pourquoi le cours de la livre a subitement décroché. Une combinaison de facteurs sans doute, mais le rôle joué par les sites et applications de change semble marginal puisque leur interdiction, début mars, n’a pas mis fin au chaos sur le marché. Au contraire, «la fermeture des plateformes a contribué à la volatilité du taux de change, car moins d'informations étaient disponibles, quelles qu’en soit leur qualité», explique un économiste.

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Accusés de manipuler les cours, ces outils semblent davantage refléter les dysfonctionnements du marché qu’elles n’en constituent le moteur. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’elles sont dans le viseur des autorités. Il y a un an, en mars 2020, Ogero avait déjà bloqué 28 sites et applications sur ordre du procureur général financier. Pour ce faire, ce dernier se base sur les articles 125 et 126 de la loi sur les transactions numériques, adoptée en 2018, lui permettant de bloquer des plateformes en ligne pour une durée de 30 jours, renouvelable une fois. À l’époque, «pour des raisons techniques, Ogero n’avait pas réussi à bloquer les applications Android sans que cela n’impacte tout le serveur, mais cette fois, le problème a été réglé», explique Ali Sibai, responsable du service d'assistance à la sécurité numérique chez Smex, une ONG de défense des droits de l’homme en ligne. Ces plateformes sont donc aujourd’hui inaccessibles à partir au Liban sauf à travers une connexion sécurisée VPN.

Une bonne chose, estime un changeur officiel sous couvert d’anonymat, «les propriétaires de ces applications manipulent le change pour des raisons politiques, il suffit de voir les variations extrêmes du taux avant et après les différentes réunions entre Saad Hariri et Michel Aoun», dit-il. Mais qui sont-ils derrière ces plateformes et comment fonctionnent-elles?

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Selon le site similarweb, une entreprise de technologie de l 'information, les quatre applications les plus populaires, qui totalisent entre 100.000 et 500.000 téléchargement chacune, sont USD market, al Sa3r al dollar fi Lebnan (taux du dollar au Liban), Souq al dollar (le marché du dollar) et Adde dollar. Concernant les sites internet, les deux principaux acteurs sont Lirarate, qui affirme avoir atteint plus de 6 millions de visites depuis son lancement ainsi que 30.000 visiteurs quotidiens et LebaneseLira, qui parle de 10.000 utilisateurs quotidiens et plus de 500.000 depuis sa création. Le problème, effectivement, c’est qu’il est difficile de savoir vraiment qui en est derrière, leurs développeurs tenant à conserver leur anonymat. Seul le site LebaneseLira est revendiqué par l’entrepreneur Samer Karam, qui a collaboré un temps avec la BDL avant de s’en éloigner. Le Commerce du Levant a tenté d’entrer en contact avec la plupart d’entre eux, mais seuls deux ont accepté de nous expliquer, sous couvert d’anonymat, comment elles fonctionnent.

Selon elles, il existe trois types de plateformes. Une première catégorie d’applications se contente de reprendre les informations recueillis dans la presse ou sur les autres plateformes: «J'effectuais manuellement la “revue de presse” des différents taux que je trouvais dans les journaux», explique un développeur, dont l’application vient d’être interdite.

La deuxième catégorie repose uniquement sur les taux pratiqués par les changeurs. «J’appelais quatre ou cinq changeurs pour évaluer le taux du jour», explique un autre dont l’application, qui totalisait 600 utilisateurs réguliers, a été banni l’an dernier. C’est aussi ce que faisait LebaneseLira au départ. Au moment de son lancement en novembre 2019, le site affirmait au Commerce du Levant qu’il s’appuyait sur les informations fournies par les changeurs. Depuis, le site a annoncé le lancement d’un logiciel d’intelligence artificielle pour déterminer le cours du jour, sans fournir plus de détails sur la technologie développée.

D’autres applications incluent aussi les données sur «des groupes d’échange WhatsApp ou Telegram, où les particuliers se connectent pour vendre ou acheter du dollar», continue le développeur. Sur ces groupes, les manipulations ne sont toutefois pas exclues, certains évoquant la création de faux comptes faisant artificiellement grimper le cours. «Pour éviter cela, on a fixé un plafond à plus ou moins 2% par rapport aux applications de change auxquels on se réfère», explique le créateur d’un des groupes, qui comptent près de 12.000 membres, et sur lequel plus de 55.000 messages sont échangés par semaine. Ces groupes représentent toutefois une part infime des transactions réalisées sur le marché noir.

Un taux manipulé?

«Les applications peuvent avoir intérêt à faire parfois légèrement varier le taux pour envoyer des notifications de mise à jour et inciter les utilisateurs à entrer dans l’application. Car plus l’application est consultée, plus les revenus générés par la publicité sont importants», explique le développeur précité. Mais globalement le cours du dollar affiché sur les différentes plateformes ne s’éloigne jamais vraiment de celui pratiqué chez les changeurs. «Je n’utilise pas les plateformes pour m’informer sur le taux, explique un importateur de biens alimentaires. Je me renseigne tous les jours auprès d’un panel de changeurs mais je ne constate pas de différence majeur avec celui qui est affiché sur les sites».

Quant aux changeurs, eux, ils se renseignent auprès «des “market makers”, les quelques grands changeurs qui détiennent la majorité des dollars du pays, qui fixent le taux de change, en fonction de l’offre et de la demande», explique un changeur de catégorie B sous couvert d’anonymat.

Ce qui fait dire à une source bancaire que «si manipulation il y a, elle ne vient donc pas des propriétaires de ces plateformes, mais de bien plus haut».

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Un avis partagé par Ali Sibai: «La technologie est simplement un outil: le gouvernement s’efforce de cacher le problème de change, en bloquant l’accès à l’information, sans s’attaquer aux racines du problème».

Un problème qui découle fondamentalement «de la pénurie de dollars sur le marché, affirme un changeur de catégorie B. La BDL a arrêté toute injection depuis mi-janvier, les seuls disponibles sont ceux que les changeurs peuvent collecter localement. À cela s’ajoute le facteur psychologique de panique, qui fait que plus la livre décroche, plus la demande sur le dollar s’emballe, et la présence de spéculateurs qui parient sur les fluctuations du cours». Dans ce contexte, le seul moyen d’éviter des manipulations, explique un autre changeur, est «de créer une plateforme transparente pour réguler toutes les transactions».

Pour tenter de reprendre la main sur le marché parallèle, la BDL a annoncé cette semaine le lancement d’une nouvelle plateforme à destination des changeurs officiels et des banques, après l’échec de la plateforme Sayrafa, sur laquelle le taux de change est fixé à 3900 livres le dollar. Cette fois, le taux sera flottant, a affirmé le président de la Commission de contrôle des banques, Samir Hammoud, au quotidien Al Joumhouria. Mais les transactions seront réservées aux agents économiques qui ont vraiment besoin de dollars, poursuit-il et elle devra être financée dans un premier temps par la BDL. L’objectif, selon lui, n’est pas d’éradiquer le marché noir mais de réduire sa taille d’environ 5 millions de dollars à un million par jour.