Dans un contexte de pénurie de devises et de crise de confiance, les bureaux de change ne désemplissent pas, et la livre se déprécie.

Joseph Eid/AFP

Il est 8h30, une queue commence déjà à se former devant un bureau de change dans le Metn. Alors que les clients s’impatientent, le changeur attend un peu avant de commencer leurs opérations. « Nous voulons avoir une idée de l’offre et la demande de dollar avant de fixer le taux auquel nous allons acheter et vendre », explique-t-il.

Dans la file d’attente, un homme, 200 dollars à la main, veut savoir combien ils vont lui rapporter. « On m’a dit que le dollar s’échangeait à plus de 1 800 livres hier. J’espère le vendre à un meilleur taux aujourd’hui », dit-il. La cliente derrière lui a l’air plus anxieuse. « Je dois transférer 1 500 dollars à mon fils qui fait ses études à l’étranger. J’avais l’habitude de le faire à travers ma banque, au taux officiel, mais celle-ci m’impose désormais de convertir mes livres chez les changeurs avant de pouvoir les envoyer. Il faut voir combien ça va me coûter », soupire-t-elle.

Jusqu'à il y a encore quelques mois, les Libanais n’avaient pas à se poser la question. Les banques échangeaient automatiquement la monnaie nationale en devise, et vice versa, à un taux variant entre 1 507 et 1 515 livres libanaises pour un dollar. Pour être compétitifs, les bureaux de change, eux, achetaient le dollar au taux de 1 509 et 1 510 livres et le vendaient entre 1 511 et 1 514 livres libanaises, se faisant ainsi une marge de 2 à 4 livres libanaises pour chaque dollar vendu.

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« En temps normal, notre clientèle est essentiellement composée de touristes, de travailleurs étrangers et quelques entreprises », explique le vice-président du syndicat des bureaux de change, Élie Srour. « Mais depuis que les banques ont restreint l’accès au dollar, tous ceux qui en ont besoin viennent chez nous », ajoute-t-il.

Face à l’assèchement de leurs liquidités en devises, les banques ont imposé à partir de fin août des restrictions drastiques sur les opérations de change, tant pour les individus que pour les entreprises. Seules une poignée d’entre elles ont obtenu le droit de pouvoir convertir des livres au taux officiel, à savoir les importateurs de blé, de carburant et des médicaments, à travers une circulaire de la Banque du Liban. Tous les autres ont été priés de se procurer des devises auprès des changeurs. Même les détenteurs de comptes en dollars ont désormais un accès très limité à leur liquidité, et doivent apporter des “dollars frais” pour espérer effectuer un transfert à l’étranger, que ce soit pour financer un membre de leur famille ou payer des fournisseurs.

La loi du marché

Les bureaux de change, qui n’assuraient avant la crise que 2 % des opérations selon la Banque du Liban, sont ainsi devenus les principaux pourvoyeurs de dollars dans le pays.

Au-delà de l’opportunité qu’offre cette situation aux cambistes, dont certains ont multiplié leurs marges par vingt, le problème de ce marché parallèle est que la livre s’y déprécie. La monnaie nationale y a perdu plus de 20 % de sa valeur depuis septembre, atteignant même un pic à 2 350 livres le dollar le 28 novembre, ce qui représente une décote de plus de 50 % par rapport au taux officiel.

« La demande de dollars est très forte, et l’offre ne suit pas », justifie un changeur, en affirmant avoir dû fermer plusieurs fois en cours de journée après avoir épuisé son stock.  « Nous n’avons pas accès aux devises des banques et de la BDL, explique-t-il. Les seuls dollars que nous avons sont ceux que les gens sont prêts à nous céder. »

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Comme lui, l’écrasante majorité des quelque 300 bureaux de change régulés par la Banque du Liban n’ont pas d’autres moyens de se procurer des dollars. Seuls une dizaine d’agents, détenteurs d’une licence de catégorie A, ont le droit d’exporter les différentes devises collectées auprès des touristes, et ramener, en contrepartie, des dollars qui seront ensuite partiellement distribués aux changeurs de catégorie B. La société Mecattaf est l’une des seules à pouvoir aussi rapatrier les dollars en liquide déposés par les banques locales à l’étranger, en échange d’une commission entre 2 et 4 pour mille du montant transporté.

L’offre chez les changeurs est donc déterminée par la quantité de dollars en liquide qui circule dans le pays. Les banques essayent depuis quelques semaines de limiter les retraits, mais la crise de confiance dans le système financier est telle que l’argent en circulation ne cesse d’augmenter. Début novembre, le gouverneur de la BDL a évoqué le chiffre de trois milliards de dollars qui seraient actuellement sous les matelas. Reste à savoir à quel prix les gens sont prêts à s’en délester. Sans compter l’argent que les expatriés ramènent dans leurs valises, qu’ils seraient tentés d’échanger à un cours plus avantageux que le cours officiel.

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Le phénomène augmente toutefois les risques de blanchiment. Le marché est en principe régulé par la Commission de contrôle des banques au Liban (BCCL), qui impose aux cambistes de tenir un registre pour toutes les opérations de change supérieures à 10 000 dollars, en conservant une copie des pièces d’identité et les justificatifs de l’opération. D’ailleurs, fin novembre, cette commission a dû renforcer les conditions de surveillance afin de mieux réguler les activités de change. Mais cela ne concerne que les détenteurs d’une licence officielle. « Il y a plus de 600 bureaux de change au Liban, dont seulement 300 sont légaux », dénonce Michel Mecattaf, directeur général du bureau de change Mecattaf. « Ces changeurs travaillent au noir sans le moindre contrôle », affirme-t-il.