Marc Fayad

Difficile de ne pas commenter le triste spectacle qui a été donné à voir cette semaine aux Libanais. Une mascarade dont les protagonistes sont des juges certes, mais avec des affiliations politiques tellement affichées, qu’elle n’est pas vraiment judiciaire.

D’un côté, la procureure générale près la cour d’appel du Mont Liban, et il faut malheureusement le dire tant cela entre en jeu dans les nominations judiciaires, la maronite Ghada Aoun, nommée «naturellement» par le camp présidentiel. De l’autre, le puissant procureur général près la Cour de cassation, le sunnite Ghassan Oueidate, tout aussi «naturellement» nommé par le camp Hariri. Les relations n’ont jamais été bonnes entre eux, mais elle s’est détériorée lorsque la lune de miel entre les deux camps politiques a pris fin.

Que sait-on de Ghada Aoun? Des sources judiciaires parlent d’une juge sans doute pleine de bonne volonté, mue par la volonté de lutter contre la corruption, mais qui ne maîtrise pas toujours ses dossiers et n’est pas très regardante sur les procédures. Une juge qui ne fait pas de la discrétion sa meilleure arme, laissant filtrer des informations aux médias et mobilisant l’opinion publique, au point de débarquer à une perquisition accompagnée de «supporters», partisans du Courant patriotique libre. Et qui n’hésite pas à ouvrir les dossiers transmis parfois par des proches, ce qui lui vaut des critiques sur le choix des enquêtes ciblant en général les opposants au camp présidentiel. Même si on ne peut pas reprocher à un juge de suivre une piste et pas d’autres, un tiens valant mieux que deux tu l’auras.

Un collectif d’avocats appelé Mouttahiddoun l’a en tout cas aiguillé sur la piste de la Banque du Liban, de banques et de bureaux de changes. Que leur reproche-t-on exactement? Difficile à dire à ce stade. Blanchiment d’argent? Transferts à l’étranger? Manipulation du taux de change? La faillite du système bancaire? Parce qu’il est plus facile, et bien pratique, de capter le débat public avec des formules simplifiées on a choisi de résumer l’enquête à un slogan: «Qui a volé l’argent des Libanais»? Comment cela peut-il se traduire en droit pénal? À en croire le quotidien al-Akhbar, la juge s’appuierait sur la loi sur le délit d’initié de 2011 pour incriminer des transferts réalisés avant la crise. Ce qui reste à prouver. À ce stade de l’enquête, la juge semble en tout cas déterminée à collecter des informations, quitte à piétiner les procédures, estimant sans doute que la fin justifie les moyens.

Mais elle ne traite pas avec des petits joueurs. Ses méthodes ont donné à ces adversaires des arguments pour contester sa partialité et demander qu’elle soit dessaisie du dossier. Face à une demande de récusation, le juge suspend en général l’enquête en attendant que le point soit tranché. Mais pas Ghada Aoun. Elle a choisi au contraire de pousser la confrontation, confortant ainsi les accusations de partialité. Et c’est sans doute ce que lui reproche le Conseil suprême de la magistrature, qui l’a déféré à l’inspection judiciaire. Le CSM n’a néanmoins pas demandé à la ministre de la Justice de la suspendre, ce qui peut être entrepris lorsque les faits reprochés relèvent d’une faute très grave, sans que l’on sache si ce n’est pas le cas ou s’il cherche simplement à éviter une confrontation avec le camp présidentiel.

Ghassan Ouiedate, en tout cas, est parti plus loin. Le procureur général, décrit comme l’enfant chéri du système, a un maigre bilan en matière de lutte contre la corruption. Il est toutefois le supérieur hiérarchique de Ghada Aoun et en tant que tel a décidé de l’écarter de tous les dossiers importants. Une mesure qui peut toutefois être sujette à interprétation sachant que cela revient en pratique à la démettre quasiment de ses fonctions, alors qu’elle a été nommée par décret. Ce n’est pas la première tentative de Ghassan Ouiedate de la mettre au placard, mais le timing de la mesure, sur cette affaire en particulier, ne peut être dissocié de la lettre qu’il a lui-même reçue du gouverneur de la Banque du Liban, le mettant en garde contre l’impact des procédures judiciaires sur la réputation du système financier et ses relations avec les banques correspondantes.

Considérant que cette mesure ne s’applique qu’aux futurs dossiers, Ghada Aoun a fait hier un passage en force dans les locaux de la société de change de Michel Mecattaf, au mépris de toutes les procédures judiciaires. En l’absence de représentants de la police judiciaire, elle a fait saisir par ses employés des ordinateurs et des serveurs qui pourraient contenir des preuves. Mais ces preuves pourraient-elles être exploitées au tribunal, si elles n’ont pas été collectées selon les règles?

Le célèbre procès du joueur de football américain OJ Simpsons, qui n’a jamais été condamné pour le meurtre de son ex-épouse en raison notamment de la non admissibilité de preuves mal manipulées, démontrent combien les vices de procédures peuvent desservir la justice. On peut comprendre que l’opinion publique soit aveuglée par la soif de justice, mais comment expliquer qu’une juge animée par cette même soif ne veille justement pas à se donner les moyens de la faire aboutir?

Le risque et l’intention, peut-être à l’insu de Ghada Aoun, est que le procès ne se tienne pas dans un tribunal mais dans la rue, à travers les médias. Que cette affaire, comme tant d’autres, fasse l’objet de débats au sein d’une opinion divisée et polarisée, sans que jamais justice ne soit faite. Qu’au mieux, les informations collectées sur les uns et les autres servent d’outils de négociation dans le grand marchandage politique qui permettra aux complices d’hier de redevenir les complices de demain.

Quelles leçons en tirer pour le système judicaire? Au-delà de leur nécessaire indépendance, il faudrait se pencher aussi sur la formation des juges et leurs compétences, en faire un critère passant bien avant leur confession. Comprendre que lorsqu’on n’investit pas dans le corps judiciaire, on ne peut pas récolter de justice.