La variable au Liban

L’émergence de la place de Beyrouth et des premières activités bancaires
Au cours du XIXe siècle, l'État ottoman a été conduit à s'endetter de plus en plus lourdement auprès des banques européennes jusqu'à se déclarer en faillite en 1880. Cela a conduit les banques créancières à s'installer sur place pour se faire rembourser à partir du produit d'un ensemble d'impôts que l'empire a dû leur céder (près de 30 % des recettes publiques). C'est ainsi que la Banque ottomane, filiale de la Banque de Paris et des Pays-Bas, chef de file du groupe, a ouvert à Beyrouth en 1856. Ses agences, rebaptisées Banque de Syrie et du Liban en 1920, après l'instauration du mandat, sont devenues l'institut d'émission de monnaie pour le Liban et la Syrie, et la BSL a longtemps dominé l’ensemble du marché bancaire notamment en termes de dépôts. Le Crédit lyonnais a ouvert une succursale en 1875, suivi de la Société générale et de banques allemandes. Le phénomène s’est poursuivi et renforcé après l’instauration du mandat avec l’arrivée de banques françaises spécialisées dans les colonies (Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie, Compagnie algérienne) et de banques italiennes. Ces établissements s’occupaient principalement de financer le commerce d’importation du port de Beyrouth qui desservait alors l’ensemble du Bilad el-Cham ainsi que les réseaux de distribution dans l’aire syro-libanaise.
Parallèlement, les banques libanaises, dans l'acception moderne du terme, ont commencé à se développer depuis la fin du XIXe siècle dans le sillage de l'expansion du commerce international et de l’expansion domestique de l’économie marchande. Il s'agissait d’institutions financières, n’ayant généralement pas le statut officiel de banques, principalement actives dans le financement des différents maillons de la production de la soie. Jusque récemment, plusieurs banques libanaises portaient encore le nom de ces familles (Trad, Sabbagh, Bassoul, Pharaon et Chiha, etc.). De plus, ces établissements servaient souvent de correspondants à des banques européennes et se sont quelquefois associés à ces dernières pour se transformer en banques au plein sens du terme. À côté de ces banques, plusieurs “comptoirs” financiers ont émergé surtout dans les régions rurales pour financer les activités agricoles, le petit commerce, les acquisitions de taxis, etc. (c’est ainsi qu’ont débuté les futures banques Audi et Byblos). Mais ces banques et comptoirs libanais ne pesaient pas bien lourd face aux banques étrangères.
Le métier de banquier a donc été fortement marqué par le financement du commerce. La plupart des banquiers libanais d’aujourd’hui (du moins les aînés) ont fait leurs premières armes dans les agences et les succursales des banques étrangères et ont été formés au financement commercial.

Le tournant des années 50 et la reconfiguration régionale
Les années 50 ont constitué une période charnière. Au niveau régional, une double transformation s’est produite : d’une part, la rupture douanière et monétaire entre le Liban et la Syrie puis l’évolution dirigiste de la politique économique syrienne et le développement des ports de Tartous et Lattaquié pour concurrencer Beyrouth et Tripoli ont provoqué un rétrécissement considérable de l’aire d’influence directe de Beyrouth, que ce soit en termes de commerce ou de banque ; les banques et les commerçants libanais perdant leur accès aux villes syriennes ; d’autre part, les développements politiques qui ont secoué la région du Moyen-Orient (création de l’État d’Israël en Palestine, succession de coups d’État et nationalisations) ont suscité l'afflux, vers le Liban, de capitaux, d’entrepreneurs et de professionnels en provenance de Palestine, de Syrie, d'Égypte (dans le domaine bancaire on peut citer les Baidas, Sehnaoui, Azhari, Traboulsi, Achi, etc.). Cette tendance a été progressivement renforcée par deux évolutions complémentaires et en partie liées : le début de la montée en puissance des revenus pétroliers dans la région du Golfe et l'entrée de banques anglo-saxonnes sur le marché. Les politiciens libanais ont pris acte de ces développements et ont voté, en 1956, la loi sur le secret bancaire en vue de renforcer l’attractivité des banques libanaises vis-à-vis des capitaux qui fuyaient les nouveaux régimes arabes, généralement dirigistes (et non pas principalement à des fins fiscales).
Le paysage bancaire s’est transformé, trois groupes de banques se retrouvant sur la place : le groupe dominant restait celui des banques “traditionnelles” issues de la présence européenne, les banques orientées vers la région ou l’émigration, souvent à coloration anglo-saxonne, adoptaient une politique de développement aggressive et les banques purement libanaises s’institutionnalisaient. D’une petite dizaine à l’indépendance, les banques sont passées à 20 en 1955, à 40 en 1960 et à 95 en 1965.
La concurrence entre les banques les a poussées à développer leurs réseaux, mais seulement au cours des années 1960. Jusque-là, l'activité de collecte de l'épargne restait assez limitée : il faut savoir que la capacité d'épargne de la population était restreinte à un cercle étroit de commerçants, de fonctionnaires et de professions libérales vivant principalement à Beyrouth, mais aussi à Damas et Alep.
Les banques qui fonctionnaient sur un marché somme toute étroit se sont trouvées exposées à des réseaux de clientèles, des milieux sociaux et même des pratiques professionnelles assez différenciées (expansion extérieure menée notamment par la Banque Intra, lancement, désordonné il est vrai, de la banque d'investissement). La période chéhabiste des réformes a vu, en 1963, l’adoption du code de la monnaie et du crédit qui instaure une banque centrale et réglemente l’activité des banques commerciales. Cette étape décisive a suivi une série de dispositions partielles de régulation et a coïncidé avec la fin du privilège d’émission de la Banque de Syrie et du Liban.
Cette mutation du paysage bancaire, marquée au sceau de l’euphorie, a subi un coup d'arrêt brutal et sévère avec la mise en faillite de la Banque Intra à la suite de difficultés de trésorerie. Cette crise traduisait la frilosité des milieux politico-financiers traditionnels du Liban face aux “intrus”, mais elle a aussi provoqué la création tant attendue d'une Commission de contrôle des banques et de l’Institut national de garantie des dépôts en 1967.
Avec les années 1970, la place de Beyrouth a connu un âge d'or à une époque où l'économie domestique connaissait une croissance soutenue, où les revenus pétroliers s'accroissaient sensiblement sans que les États du Golfe ne se soient encore dotés de systèmes financiers efficaces et où une grande partie des pays arabes continuaient d’adopter des politiques économiques dirigistes contrastant avec le libéralisme libanais.

L’épreuve et les paradoxes de la guerre
La guerre a profondément bouleversé ce paysage, induisant des développements souvent paradoxaux et inattendus.
L’insécurité généralisée que le pays a connue pendant près de quinze ans a épargné le secteur bancaire. Mis à part le hold-up célèbre de la British Bank en janvier 1976, les banques n’ont pratiquement plus été attaquées et n’ont pas cessé leurs activités, même aux pires moments. Cela leur a imposé de déménager leurs sièges de la “Rue des banques”, d’installer leurs propres réseaux de communications, d’organiser leurs systèmes de convoyage de fonds sur le territoire libanais et vers l’étranger. Le morcellement du territoire les a, de plus, conduites à multiplier leurs agences, les amenant progressivement à s'intéresser au métier de la banque de détail. Cette “protection” des banques n’était pas seulement due aux arrangements qu’elles ont dû consentir avec les milices de tous bords, elle tenait en grande partie au fait que les forces en place, que le prolongement de la guerre avait poussé à s’institutionnaliser sous la forme de pouvoirs de fait territorialisés, avaient reconnu l’intérêt de préserver le système bancaire qui assurait leurs propres affaires, y compris leurs financements et leurs transactions extérieures, mais surtout qui permettait à la population de survivre en maintenant le fonctionnement du minimum de relations économiques domestiques et en acheminant vers les familles les transferts croissants en provenance de l’étranger, la guerre ayant coïncidé avec le boom pétrolier et ayant suscité une émigration considérable. À l'exception des banques américaines, les banques étrangères ont continué d'opérer pendant tout le conflit, bénéficiant d’un label de sécurité.
Du fait des violences, du blocage des ports et de l’aéroport, mais aussi du boom pétrolier, les banques libanaises ont été amenées à suivre leurs clients en installant des antennes à Chypre, destinées à financer le commerce extérieur et à mettre les avoirs des Libanais à l’abri, puis dans les principales capitales européennes (Paris, Londres, Bruxelles, Genève) à destination des hommes d’affaires libanais qui y résidaient et opéraient principalement dans les pays du Golfe, ces derniers n’autorisant plus l’ouverture de banques. Une internationalisation (spécifique quant à son fonds de commerce) des banques libanaises s’est ainsi réalisée. Les banquiers libanais ont ainsi réussi, non seulement à maintenir leurs relations avec les clients résidents, mais aussi à les suivre dans leurs nouvelles affaires et surtout à développer des relations privilégiées avec la nouvelle classe d’hommes d’affaires libanais opérant dans la région du Golfe et avec leurs partenaires locaux dans ces pays.
La guerre, privant l’État de la majorité de ses sources de revenus, l’a contraint à s’endetter de plus en plus massivement. Il y avait déjà eu des émissions (tout à fait limitées) de bons du Trésor en 1967 mais dès la fin des années 70, ces émissions étaient devenues systématiques, développant, dans les banques, les fonctions de gestion de trésorerie qui allaient bientôt devenir leur principale source de revenus. À la suite d’un afflux massif de devises en 1982-1983 suivi d’un reflux brutal un an plus tard ainsi que du fait d’une expansion inconsidérée des dépenses publiques, les tensions qui se sont accumulées sur le marché des changes se sont traduites par une hyperinflation qui a balayé la livre libanaise et instauré la dollarisation (encore en place aujourd’hui). Cette inflation a éliminé l’épargne d’une grande partie des classes moyennes libanaises, modifiant de manière permanente la structure sociologique du pays, mais, en contrepartie, elle a permis de financer l’État et aussi de gommer les pertes considérables que les portefeuilles de crédit des banques avaient accumulées du fait des destructions et du marasme généralisés. Même si le système bancaire a vu ses fonds propres réduits à presque rien et sa base de ressources domestiques largement entamée, l’inflation lui a permis de ne pas encaisser de pertes du fait de la guerre. Paradoxalement, la guerre n’a amené aucune banque libanaise à faire défaut envers ses clients. Il y a bien eu des cas de “banques en difficulté”, le plus souvent en raison d’une gestion hasardeuse ou malhonnête, mais l’absence de crise systémique a permis à la Banque centrale de les renflouer en organisant leur reprise par d’autres banques ou en les reprenant elle-même. Le double parapluie de l’inflation et de la Banque centrale n’ayant pas joué à l’extérieur, des banques libanaises travaillant à partir des pays européens ont fait faillite. Par un paradoxe supplémentaire, c’est dans les banques demeurées au Liban que les dépôts des Libanais ont été le mieux préservés (en valeur nominale bien entendu).

La dynamique asservie de la dette et le piège doré des banques
À la fin du conflit, les banques libanaises se sont ainsi retrouvées disposant d’un réseau étendu d’agences au Liban et à l’étranger, d’une base de clientèle fidélisée et élargie, d’un bilan réduit mais assaini et d’un capital de confiance renforcé malgré la quasi-disparition de leurs capitaux. Très vite, elles ont commencé leur rattrapage : informatisation, équipement de nouveaux sièges, reconstitution des fonds propres, etc.
Leur rebond a été pratiquement automatique, les ressources commençant à affluer. Toute la question consistait à savoir dans quelle direction le secteur allait les mobiliser : allait-il financer la reconstruction physique et institutionnelle du pays et par quels canaux ?
Les techniques traditionnelles du financement commercial et celles, acquises plus récemment, de la gestion de trésorerie et des spéculations sur la livre ne pouvaient pas être d’un grand secours en la matière. Les besoins de l’économie se concentraient dans l’investissement physique, les infrastructures, le rééquipement des entreprises et des ménages, le logement… les financements qu’ils impliquaient nécessitaient des compétences professionnelles et des dispositions institutionnelles qui faisaient cruellement défaut au système bancaire libanais et à son environnement réglementaire. Du côté des crédits privés, on en était encore aux crédits documentaires et aux découverts en comptes courants (intégralement en devises sauf s’ils servaient à acheter des dollars en vue de spéculations), assortis d’hypothèques foncières et, du côté des avances à l’État, aux souscriptions, pratiquement obligatoires et automatiques, aux bons du Trésor (entièrement en livres libanaises). Par un paradoxe apparent, les quelques tentatives de financement de projets, privés ou mixtes, ont mobilisé plus facilement les banques étrangères que les banques libanaises.
Pourtant, les ressources se déversaient sur le pays ; le flux en a été dopé par les attentes d’une “paix régionale imminente” et par la sous-évaluation artificielle de la livre et le maintien de taux d’intérêt considérables après la crise de change de 1992 (don’t la cause immédiate tenait à la gestion maladroite des finances publiques, mais qui a été manipulée par de vastes intérêts politico-financiers). Le système était engorgé de liquidités. La réponse a été l’adoption d’une politique fiscale laxiste doublée d’une politique monétaire expansionniste ; la dynamique de la dette était lancée, alliant les choix de facilité au niveau des politiques publiques (baisse des impôts, dépenses clientélistes, etc.) et au niveau des banques (rentabilité élevée, de plus en plus basée sur les revenus des bons du Trésor).
Dès lors, les banques ont vu leur bilan suivre une tendance régulière d'expansion du fait des afflux de capitaux avec, en contrepartie, l’accumulation de titres de dette publique. Quelques résistances se sont bien manifestées entre-temps (engagement de ne pas rémunérer les dépôts en devises plus cher que le taux interbancaire, assorti de pactes sur l’honneur, réticences de plusieurs banques à prêter en devises à l’État ou à la Banque centrale), mais elles n’ont pas résisté à la pression conjointe d’une demande soutenue d’endettement public (émanant du ministère des Finances pour financer le déficit et de la Banque centrale pour financer ses “réserves” en devises et le déficit) et d’une offre persistante du système bancaire pour la financer.
Avec les afflux de liquidités et la revalorisation des actifs domestiques, don’t le foncier, les banques libanaises dans leur course aux placements ont développé un certain nombre de produits aux particuliers, renonçant pourtant à certaines innovations institutionnelles don’t elles auraient pu profiter du fait de la nouveauté du marché et des retards accumulés (système interbancaire national de cartes à puce LINC négociant collectivement avec les réseaux internationaux de cartes).

Les conséquences complexes de la crise larvée de 2001-2002 et du choc pétrolier depuis 2003
Cette puissante mécanique a commencé à se gripper sérieusement en 2000. Des décisions majeures ont été prises à l’automne 2001 : réserves obligatoires en devises et TVA, puis vint la conférence surprise de Paris II, à la veille de l’invasion de l’Irak : le système a trouvé un sursis, de justesse.
Le niveau de risque systémique et les arrangements mis en place dès 2000 ont conduit les banques étrangères (à de rares exceptions) à se retirer ou à réduire leur participation en deçà du seuil de consolidation (20 %). C’est la fin d’une longue présence directe à Beyrouth puis au Liban.
Entre-temps un nouveau tournant, que les troubles politiques des années 2005-2007 ont pu occulter, était pris, involontaire comme les précédents : la montée régulière des prix du pétrole et par suite des afflux de capitaux au Liban.
En contrecoup de la sortie des banques internationales et du nouveau boom pétrolier, les investisseurs arabes ont massivement accru leurs participations dans le secteur et les banques libanaises ont pleinement profité de la nouvelle donne. Leurs liquidités se sont accumulées, leurs bilans ont grossi ainsi que leurs bénéfices.
Durant les années 90, les agences et les filiales à l'étranger développées durant la guerre avaient été progressivement fermées ou ramenées dans le giron des maisons mères au Liban. Mais là un courant inverse se dessine, les banques libanaises voulant tout de même diversifier leur risque hors du Liban et disposant d'excédents de ressources ont cherché à les faire fructifier soit sur les marchés régionaux (Syrie, Égypte, Jordanie), soit sur des marchés plus lointains et plus éclectiques.
Le choc de la crise financière internationale de 2008 est encore trop récent pour qu’on puisse en tirer le bilan.