Le rôle de la finance dans l’économie
La finance fait partie intégrante du processus de production et d’échanges, car elle en traduit le caractère temporel : le montant d’un investissement doit être déboursé avant que ne se réalisent les bénéfices qu’il est censé produire et qui peuvent le rembourser ; les marchandises proposées à la vente doivent avoir été acquises au préalable ; les biens durables se commercialisent plus facilement si leur prix est étalé sur une partie de leur durée de consommation (voitures, logements…) ou s’ils sont acquis à crédit ; les retraites d’une personne âgée ont intérêt à avoir été financées par l’épargne accumulée au cours de sa période d’activité, etc.
Dans une économie classique, les différences entre les agents, quant à leurs statuts d’activité et leurs professions, leurs niveaux de revenus, leur tranche d’âge, etc., font que certains disposent à chaque moment d’une épargne excédentaire, alors que d’autres ont des besoins de financement. Cela s’applique aussi bien d’ailleurs aux agents privés qu’aux agents publics (besoins d’investissement de l’État, accumulation dans les fonds de pension, etc.)
Dès lors, le rôle du système financier est d’intermédier ces excédents et ces besoins (déficits). Il est principalement assumé par les banques, à travers les dépôts et les crédits, mais aussi par les marchés de capitaux, à travers les actions et les obligations émises et souscrites.
Dans ce contexte, l’évolution du système financier accompagne celle de “l’économie réelle” et ne s’en détache pas. Car, une fois que la fonction d’intermédiation est arrivée à maturité, c'est-à-dire que l’épargne est principalement canalisée par les banques et les bourses, et ne s’accumule plus sous forme d’or ou de papier-monnaie, que les transactions passent essentiellement par les écritures bancaires, sous forme de virements, de chèques ou de cartes, plutôt que par le cash, etc., dès lors, il n’y a pas de raison de voir le système financier évoluer à un rythme différent de celui de l’économie “réelle” dans laquelle il est impliqué.

La dynamique de la financiarisation
Le caractère essentiellement temporel de l’activité financière implique la notion de risque. Tout titre financier traduit l’espérance de son détenteur d’obtenir, à un terme plus ou moins long et plus ou moins défini, une rémunération plus ou moins importante et plus ou moins certaine. Cela vaut pour une action de société comme pour un crédit bancaire ou un dépôt, ou même pour un titre de propriété foncière. Tout le monde est donc nécessairement spéculateur. Mais on l’est plus ou moins suivant l’appétit au risque, qui est très variable entre les hommes.
Il n’est pas étonnant que les métiers de la finance aient progressivement élaboré des outils différents pour que les risques de placement qu’ils prennent, à travers les crédits qu’ils accordent aux débiteurs, soient transformés en une gamme de “produits financiers” adaptés aux divers niveaux d’appétit au risque de leur clientèle créditrice.
La régulation financière tient essentiellement au contrôle de la conformité entre les risques réellement contenus dans chacun des outils et le niveau des risques annoncés. Cela vaut pour les commissaires aux comptes (auditeurs) censés appliquer des normes comptables précises et fiables pour protéger les actionnaires face aux gestionnaires, comme pour les commissions de contrôle bancaire censées protéger les déposants ou les autorités de régulation des Bourses. Car la chaîne de l’information entre le risque final de l’opération “réelle” financée et le risque apparent porté par le détenteur du titre financier peut être fort longue. Ainsi des crédits accordés, contre hypothèque, par des courtiers à des ménages américains pour acquérir leur logement sont “refinancés” par les établissements de crédit hypothécaire (Freddie Mac et Fannie Mae) lesquels les revendent par paquets à des banques d’affaires qui les “replacent” dans des “special purpose vehicles” (entités juridiques ad hoc) qui sont financés à leur tour par l’émission de titres que ces banques d’affaires revendent sur les marchés financiers après les avoir découpés en tranches de risque, les tranches “senior”, les moins risquées, sont servies en premier sur les flux de remboursement des crédits mis dans le paquet, avec une rémunération faible, alors que les tranches “junior”, servies en dernier, sont plus risquées et mieux rémunérées ; à cela s’ajoute que les risques de défaut de la clientèle peuvent avoir été, avec certaines franchises, “vendus” à des établissements d’assurance-risques (tels que AIG) qui les revendent à leur tour sur les marchés...
Le développement des techniques informatiques et mathématiques a encouragé la prolifération d’outils de plus en plus complexes dont l’effet a été une plus grande diversification des risques offerts au public mais aussi, en contrepartie, un allongement considérable de la chaîne de l’information avec ce que cela implique comme détérioration en terme de transparence.
À partir de là, le pas a été facilement franchi entre une finance d’intermédiation et une finance “dérivée”, qui consiste à acheter et à vendre du risque. Fondé sur les paris, ce jeu aurait normalement dû être à somme nulle, à condition que l’enceinte des paris soit maintenue étanche. Mais cette condition n’a pas été respectée, non seulement du fait de complexités techniques ou de déficiences dans les contrôles, voire d’un excès de cupidité, mais principalement parce qu’on a assisté à un emballement durable de la quantité de capitaux disponibles cherchant à se placer et à se rentabiliser. D’où viennent ces capitaux ?
Les capitaux s’accumulent pour trois raisons principales. D’abord, dans le cadre des processus de production et d’échanges de “l’économie réelle” bien sûr ; mais aussi du fait de l’émergence et de la persistance de déséquilibres économiques ; et enfin du fait de politiques monétaires qui enflent mécaniquement la quantité de monnaie.
Or, les vingt dernières années ont été le théâtre de déséquilibres persistants tant au sein des grandes économies qu’entre les différents pays de la planète. Les politiques ultralibérales ont abouti à accroître significativement l’inégalité de la distribution des revenus, induisant chez le petit nombre des excédents financiers et chez la majorité des besoins de financement (la part des salaires dans le PIB a baissé de trois points dans la zone euro entre 1996 et 2006, alors que la part des un pour 10 000 les plus riches aux États-Unis dans le revenu total est passée de 0,5 % en 1973 à 2,6 % en 1998 et près de 3 % en 2006).
On a assisté en même temps à l’apparition de déficits considérables des balances courantes de certains pays (les États-Unis notamment avec 650 milliards de dollars de déficit en 2007) et d’excédents équivalents chez d’autres (la Chine avec près de 380 milliards, le Japon et l’Allemagne avec près de 200 milliards, et les pays pétroliers dont l’Arabie saoudite avec 150 milliards).
Que ce soit au niveau national ou international, les excédents de capitaux et les besoins de financement sont les deux faces d’une même réalité. La persistance de ces déséquilibres n’a été rendue possible qu’au prix d’un gonflement parallèle de la masse monétaire délibérément soutenue par la politique des grands pays, et surtout par les États-Unis : la masse monétaire mondiale est passée de près de 2 000 milliards de dollars en 1995 à près de 7 000 milliards en 2007.
Cette politique, orchestrée par Alan Greenspan à la tête de la Réserve fédérale entre 1987 et 2006, a permis de déjouer les effets stabilisateurs qui auraient dû se produire spontanément dans le cadre d’un système monétaire international équilibré à travers le jeu des dévaluations et réévaluations réciproques des monnaies.

Les effets de la financiarisation
La conjonction de déséquilibres structurels et du perfectionnement des techniques d’intermédiation a abouti à gonfler de manière cumulative et accélérée les actifs et les passifs financiers à l’échelle mondiale. La charge imposée à “l’économie réelle” pour servir ce bilan financier en expansion, son coût en somme, n’a cessé de s’alourdir, plaçant le système devant un choix cornélien : accélérer encore le gonflement de la “bulle” pour faire supporter aux nouveaux entrants le service exigé par le stock de créances existantes, quitte à mélanger les genres et à se lancer dans la finance de pari (les banques se sont notamment lancées dans les produits dérivés, leur activité d’intermédiation traditionnelle ne suffisant plus à leur assurer une rentabilité satisfaisante) ; ou affronter les conséquences de ce processus, c’est-à-dire répartir les pertes entre les différents créanciers et s’attaquer à ses causes en corrigeant les déséquilibres nationaux et internationaux en revenant à des politiques monétaires et des politiques de crédit plus orthodoxes. Vu sous cet angle, la crise récente correspond à une correction relativement désordonnée.