Les camions verts de Sukleen font partie du paysage urbain de Beyrouth et du Mont-Liban. Mais cette familiarité a un prix : environ 120 millions de dollars par an, soit entre 160 et 173 dollars la tonne. Un coût prohibitif si on le compare aux prix pratiqués dans d’autres pays, que l’opacité du système d’adjudication des contrats rend largement suspect.
 

Dans la région de Beyrouth et du Mont-Liban (hors caza de Jbeil), l’évacuation et le traitement des ordures sont accomplis par deux entreprises du groupe Averda : Sukleen (ramassage) et Sukomi (traitement et dépôt en décharge). Elles couvrent la région du Mont-Liban, soit 345 municipalités et 2 millions de personnes pour un coût total en 2010 de 120 millions de dollars, selon le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR). Ce montant est prélevé sur le budget des municipalités, sans leur consentement, grâce à une ponction directe dans la Caisse autonome des municipalités. Cette enveloppe réservée n’est pas toutefois suffisante (en 2010 : 66 millions de dollars en tout) et le Trésor public se trouve dans l’obligation de payer la différence. Pourtant, lors d’une récente séance du Conseil des ministres consacrée à l’examen de la reconduction du contrat, aucun chiffre justifiant le montant de la facture n’a été avancé, suscitant des protestations, notamment du ministre du Tourisme Fadi Abboud. Lors d’une autre séance du Conseil, la prorogation du contrat a été soumise au vote, mais n’a pas obtenu de majorité, une partie des ministres exigeant d’en connaître les détails, voire d’organiser un nouvel appel d’offres.
Le prix à la tonne revient entre 160 et 173 dollars (voir tableau) selon les prestations offertes. Un coût prohibitif à comparer à d’autres régions du monde, et même du Liban. L’exercice de comparaison est délicat, car aucune étude ne permet de rapporter les coûts à la qualité des services fournis. Toutefois, les écarts constatés dans les facturations pratiquées par les différents opérateurs sont troublants : dans le caza de Jbeil le traitement de la tonne de déchets est facturé 35 dollars (hors ramassage) ; dans la région de la Békaa, Zahlé paie 28 dollars (toujours hors ramassage) la tonne. Même en omettant les frais liés à la collecte des ordures à Beyrouth (en 2010 : 30 dollars la tonne), on arrive à près de 130 dollars la tonne pour Beyrouth, soit au moins le quadruple des tarifications pratiquées par les autres opérateurs privés. De la même façon, la comparaison avec les autres pays de la région (voir graphique) montre que c’est le Liban qui paie l’ardoise la plus salée : la moyenne régionale se situant entre 45 et 60 millions de dollars par an consacrés au traitement des déchets contre 120 millions pour le seul Mont-Liban.
Pour comprendre le système mis en place, il faut remonter à 1994. À cette époque, le CDR lance un appel d’offres international pour la collecte de 1 400 tonnes de déchets par jour pour la région du Grand Beyrouth. Sukleen remporte l’adjudication pour un coût de 23 millions de dollars par an pour l’entretien des rues et le ramassage des ordures ménagères (ou 18 dollars la tonne). Ses prestations ayant été jugées satisfaisantes, l’année suivante, le contrat est renouvelé pour une période de cinq ans (1995-2000) et pour 1 700 tonnes d’ordures par jour. Sa prestation s’étend alors à la région de Beyrouth et du Mont-Liban (hors caza de Jbeil). Les ordures finissent dans des décharges sauvages, en particulier celle de Bourj Hammoud.
Après la fermeture de la décharge sauvage de Bourj Hammoud en 1997 (le site n’a cependant toujours pas été décontaminé), le gouvernement demande au CDR d’établir un plan d’urgence pour la région du Grand Beyrouth. Ce plan autorise la construction et l’exploitation de deux unités de tri, d’une usine de compostage ainsi que la mise en œuvre de deux décharges contrôlées : Naamé, d’une surface de 700 000 m2, dédiée aux ordures ménagères ; Bsalim, d’une surface de 300 000 m2, réservée aux déchets non organiques. Deux contrats d’exploitation (aucun appel d’offres n’est mené) sont alors attribués à Sukomi, une autre entreprise du groupe Averda, pour une durée de dix ans (1998-2008). Ils portent sur le traitement des déchets pour un montant de 25 millions de dollars par an ainsi que le dépôt dans les décharges contrôlées pour un coût cette fois de 14 millions de dollars par an. En tout, le groupe Averda engrange à cette époque quelque 62 millions de dollars par an pour l’ensemble de ses prestations.
En 2000, le contrat, signé en 1994 pour le ramassage des ordures, avec Sukleen s’achève. Celui qui lie le CDR à Sukomi, en ce qui concerne le traitement et la mise en décharge des déchets, prend fin en 2008. Normalement, le gouvernement aurait dû lancer de nouveaux appels d’offres. Cela n’a pourtant pas été le cas, sans qu’aucune explication plausible ne justifie cette anormalité. À défaut, le CDR reconduit ces contrats chaque année.
Lors de la signature des premiers contrats avec le CDR, en 1994, la société Sukleen venait à peine d’être fondée avec un capital de seulement 20 000 dollars. « On est en droit de se demander pourquoi le CDR a choisi de signer avec une société qui ne pouvait pas prouver ni par son antériorité ni par son niveau de capitalisation qu’elle serait en mesure d’assurer des services dans la gestion de déchets, sachant qu’ils requièrent de très lourds investissements financiers », observe le chercheur Reinoud Leenders, de l’Université d’Amsterdam, dans un article consacré à la “Corruption postguerre civile dans la société libanaise (2004)”. Une question d’autant plus légitime qu’une douzaine d’entreprises internationales, spécialisées dans la collecte et le traitement des déchets, se trouvaient également en lice. Malgré tout, c’est l’opérateur libanais qui a remporté la compétition avec des termes extrêmement favorables : aujourd’hui le prix de la tonne de déchets traités est compris entre 160 et 173 dollars (voir graphe). Pour Bassam Farhat, chargé du dossier au sein du CDR, ce coût, anormalement élevé, se justifie de plusieurs manières : « Les camions de Sukleen effectuent plusieurs tournées dans la journée. Ainsi, passent-ils huit fois par jour à Achrafié, neuf fois à Hamra, dix fois à Sanayeh et treize fois aux alentours de Sabra. Ils sont souvent dans l’obligation d’effectuer des tournées de plus de 50 km entre le lieu de collecte, la zone de tri et la mise en décharge sur des routes de montagnes difficiles d’accès. Enfin, les sols de la région sont rocheux et rendent plus coûteux leur valorisation. » D’autres experts, dont la Banque mondiale, y voient plus sûrement la conséquence d’une situation de monopole, instaurée de facto par l’absence de nouveaux appels d’offres. C’est le constat d’un rapport qui recommande en urgence la mise en concurrence « à travers un processus de soumissions ouvert plutôt qu’une attribution directe de contrats ».
D’autres encore vont plus loin. Car pour certains, le groupe Averda, dont Maysara Sukkar, le PDG, est un proche de la famille Hariri, sert à financer le parti du Premier ministre al-Moustaqbal. « De notoriété publique, les profits dégagés par Sukleen (60 millions par an) servent à financer les campagnes électorales beyrouthines du mouvement pour le Futur », écrit Fabrice Balanche, chercheur de l’Université Lyon 2 et membre du Gremmo (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient) dans un article (2008) “Beyrouth : mondialisation et conflit urbain”. Sans aller jusqu’à confirmer ces accusations de collusion d’intérêt, Maysara Sukkar ne cache pas la nature de ses relations avec les politiques. Dans un article du Daily Star (13 avril 1999), cité par le chercheur Reinoud Leenders, le PDG du groupe Averda explique ainsi : « Les déchets sont une question politique. Vous êtes proches des politiques quand vous prenez pied dans pareil secteur ; en échange, les politiques attendent un service de votre part. Sukkar (le précédent nom du groupe Averda, NDLR) avait besoin d’être proche de Hariri parce que Sukkar est une entreprise de traitement des déchets, un secteur où il faut être proche du gouvernement. (…) Nous assurons un service public. »
Dans ce contexte, quelle qualité de service le groupe Averda propose-t-il à la capitale ? De l’avis des experts interrogés, le niveau de ses prestations est bon, parmi les meilleurs du Liban. Au global, Averda a réussi à faire de Beyrouth une “ville propre”. Pourtant, le groupe a du mal à remplir ses obligations contractuelles, si l’on en croit une étude de cas réalisée par la Banque mondiale (2004). Le plan d’urgence (1997) du gouvernement, instauré après la fermeture de Bourj Hammoud, prévoyait que 10 % des déchets seraient recyclés et que 50 % des matières organiques serviraient à la fabrication de compost. Seules les matières inertes et non organiques devaient en théorie partir dans les deux nouvelles décharges contrôlées de Naamé et de Bsalim. Aujourd’hui, l’opérateur libanais recycle bien 20 % des ordures traitées, selon son directeur de la communication, Jad Neaimé. Mais faute d’unité de compostage en adéquation avec les besoins de l’agglomération (celle en usage ne peut composter que 300 tonnes par jour), 70 à 80 % des ordures ménagères sont envoyées en décharge, à Naamé ou Bsalim. Ces deux aires de stockage ont dû mal à absorber pareilles quantités. Prévue pour servir dix ans, la décharge de Naamé a atteint sa capacité théorique en moins de cinq ans du fait du manque « d’installations de traitement des matières organiques et d’une sous-estimation des quantités de déchets », constate la Banque mondiale. La décharge aurait d’ailleurs dû fermer en 2004, mais faute d’une décision du gouvernement, des terrains adjacents ont été expropriés pour servir à son extension, selon les services du CDR.

Averda, un groupe trop discret

Impossible d’obtenir des informations économiques de la part du groupe Averda. Chiffres d’affaires, nombre d’employés, bénéfices… le groupe n’estime pas nécessaire de s’ouvrir à la presse. Averda International Ltd, son nom depuis 2001 (auparavant Sukkar Engineering Group), est une holding fondée en 1968 par l’ingénieur libanais Maysara Sukkar. Elle regroupe différentes entreprises : Sukomi, l’une des plus anciennes entités du groupe a d’abord été une usine de transformation alimentaire avant de se réorienter vers le retraitement des déchets. Sukleen, elle, a été fondée en 1994 pour assurer la collecte d’ordures. Mais le groupe compte aussi des entités moins connues comme Leeds International, qui fournit du matériel pour l’industrie du recyclage, Recyclo et Orantia, un fournisseur de solutions Oracle. À partir de 2009, le groupe se lance dans une série d’acquisitions régionales dans le Golfe. Dans un article d’Ameinfo, un porte-parole du groupe avance escompter une croissance de 35,5 % du secteur du traitement des déchets en 2010 pour cette région. En octobre 2009, Averda acquiert 70 % de Technique Waste Management, une jeune pousse basée à Oman. Puis, en 2010, il rachète coup sur coup différentes start-up : al-Ghadeer Waste Collections Company, fondée en 2006, qui opère dans la région de Charjah (Émirats arabes unis) ; Wasteco LLC, fondée en 1992, qui fournit des services identiques à Dubaï ; New Wave Cleaning Services, fondée en 2006 et spécialiste du retraitement des eaux usagées au Qatar.