Un article du Dossier

Syndic de copropriété : un secteur en devenir

«Al-jar abl el-dar », proclame le proverbe libanais. Les voisins avant la famille. Oui, sauf que la réalité est souvent un peu moins rose. L’entente cordiale n’est pas toujours de mise entre les copropriétaires d’un même immeuble et les litiges peuvent parfois se prolonger des mois, en l’absence de règles légales claires de résolution des conflits. Les conséquences, à terme, peuvent être graves. « Pendant plus de dix mois, notre ascenseur n’a pas été réparé, nous avions des problèmes permanents avec les places de parking et la gestion comptable de notre immeuble était catastrophique, car la personne qui s’en occupait n’avait pas les compétences requises. Nous ne pouvions rien faire en l’absence de consensus avec les copropriétaires », raconte ainsi la résidente d’un immeuble à Mar Takla. Autre témoignage, cette fois dans le quartier de Moussaitbé : « L’assemblée des copropriétaires ne s’est pas réunie depuis près de dix ans, parce que tous les voisins se sont disputés. Une des propriétaires s’est autoproclamée présidente et gère les affaires courantes de l’immeuble. Une partie de l’immeuble ne dispose pas de gouttière, et comme la présidente ne veut pas effectuer les réparations, certains copropriétaires ne paient plus leurs charges depuis des années en représailles. »
De telles péripéties sont monnaie courante à Beyrouth. Il faut dire que les règles de conduite entre copropriétaires n’ont été définies que tardivement au Liban : traditionnellement, les immeubles étaient la propriété d’une même personne ou d’une même famille, rarement divisés en lots privés, et il a fallu attendre le décret-loi n° 88 du 16 septembre 1983 abolissant la loi du 24 décembre 1962, pour que la copropriété soit réglementée. Cette loi est cependant loin d’avoir résolu tous les problèmes : elle laisse des zones d’ombre, qui peuvent être librement interprétées par les copropriétaires. Et les règles qu’elle édicte sont loin d’être scrupuleusement respectées, surtout dans les petits immeubles anciens : il n’y a souvent pas d’élection de président d’assemblée des copropriétaires ou de “comité”, les procédures de convocation des assemblées ne sont pas respectées, les copropriétés n’ouvrent pas de comptes bancaires au nom de l’assemblée, alors que c’est imposé par la loi… « Chacun paie les factures à sa guise, fait lui-même les réparations et les immeubles deviennent rapidement des ruines », soutient Jamil Oueini, directeur des ventes et des chantiers de la société Rim Gestion. Le décret-loi de 1983 prévoit également qu’un règlement de copropriété doit être enregistré au moment du lotissement de l’immeuble, mais celui-ci est souvent rédigé sans prendre en compte la spécificité du projet. « En général ce sont des copier-coller de dispositions prévues dans la loi, qui ne règlent pas tous les problèmes », explique l’avocate Mireille Najm Checrallah. Avec la multiplication des nouveaux immeubles résidentiels, les problèmes de copropriété ont encore pris une autre dimension : davantage d’étages, donc davantage de parties communes et de services communs à gérer, avec des budgets opérationnels complexes. « Chaque immeuble résidentiel devrait être géré par un syndic qui a des relations professionnelles avec les différents propriétaires », soutient Jamil Oueini. Le syndic est un organisme chargé d’assurer l’administration d’un immeuble et de pourvoir à sa conservation et son entretien.

Un développement lent

Contrairement à ce qui se passe en France par exemple, un tel organisme n’est cependant pas obligatoire au Liban. Le décret-loi de 1983 ne réglemente en effet pas le métier de syndic. L’article 22 du chapitre 3 se borne à faire référence à un « bureau qui pourra être institué par le président de l’assemblée si la densité des travaux de l’assemblée l’exige ». Ses missions ne sont pas clairement définies, et c’est le président de l’assemblée qui exerce selon la loi l’essentiel des prérogatives, alors que l’organe de gérance est relégué à un simple rôle d’exécutant, sans couverture juridique. Rien de comparable avec les syndics français, dotés de pouvoirs propres, qui peuvent même dans certains cas agir sans l’accord de l’assemblée générale des copropriétaires (notamment pour intenter une action en justice pour le recouvrement des charges d’un copropriétaire ou encore procéder à la saisie du compte bancaire du mauvais payeur si une décision de justice l’autorise).
Le métier n’étant pas organisé au Liban, les propriétaires ne sont souvent pas au courant de l’existence de sociétés offrant des services de gérance de copropriété. La demande est donc relativement faible dans le secteur : moins d’un millier d’immeubles à Beyrouth seraient gérés par des sociétés, soit une part infime du parc immobilier, selon les estimations de plusieurs acteurs du marché. Les mentalités ne semblent pas tout à fait prêtes. « Les propriétaires font encore difficilement confiance à une tierce personne pour administrer leur immeuble. Ils sont toujours persuadés que les services de gérance vont leur coûter cher et ne voient pas la valeur ajoutée que nous pouvons leur apporter », estime l’agent immobilier Christian Baz.
Comme le secteur de la gérance d’immeubles ne peut être rentable que si le volume de bâtiments à administrer est important, beaucoup de sociétés hésitent à se lancer dans le secteur. « Il faut au minimum gérer une vingtaine d’immeubles, afin que ceux qui vont bien couvrent ceux qui ont de nombreux problèmes. Les immeubles doivent être proches les uns des autres, pour réduire les coûts de transport lors des visites », confie Christian Baz. « Le métier de gérance est très récent. Auparavant, il n’existait surtout qu’un modèle : les grands promoteurs qui livraient un immeuble créaient en parallèle une société chargée d’en gérer à la fois la maintenance, l’entretien et l’administration de la copropriété », affirme Haytham Kurdi, directeur général de la société PMG, qui gère près de 70 immeubles résidentiels et commerciaux dans tout le Liban.
L’évolution du parc immobilier depuis cinq ans a toutefois fait émerger une offre spécialisée dans la gestion d’immeubles : une petite dizaine d’acteurs se partagent actuellement le marché de la gérance. Pour la plupart, ce sont des sociétés prestataires de services qui ont fini par développer une offre de gérance d’immeubles. Une société comme Pro-services, spécialisée dans des services de marketing, de vente et de location d’appartements, a ainsi accru ses services de gestion : « Ils représentent près de 40 % de notre chiffre d’affaires, contre 25 % il y a trois ans », explique Ayman Sanyoura, son directeur général. Les agents immobiliers se sont aussi mis à développer ce segment de marché. « Depuis deux ans, nous avons triplé nos contrats, et la gérance constitue maintenant 25 % de notre chiffre d’affaires, c’est un secteur d’avenir qui ne dépend pas des aléas du marché immobilier », explique l’agent immobilier Christian Baz.

Conflits d’intérêt

À défaut de réglementation du métier de syndic, les pratiques ne sont pas très transparentes. La plupart des sociétés qui proposent des services de syndic font leurs bénéfices sur différents services qu’elles proposent en plus : maintenance, nettoyage, paysagisme, gardiennage, dératisation, sécurité. C’est le cas de la société Operators, l’un des plus importants acteurs du marché, avec près de 100 immeubles en gérance dans tout le Liban. « Nous proposons de nombreux services au moment de la signature du contrat de gestion. Si le client souhaite que nous jouions juste notre rôle de syndic, nous procédons à des appels d’offres au cas par cas pour la maintenance et l’entretien, mais dans la pratique, nous essayons de convaincre les copropriétaires d’utiliser plusieurs de nos services. Environ 50 % des immeubles que nous gérons ont recours à nos services de maintenance et d’entretien », explique Bernard Saghbini, son directeur général. Operators emploie 25 personnes pour la gestion administrative des immeubles et pas moins de 750 personnes pour les “multiservices”. « En part de chiffre d’affaires, les activités de syndic représentent environ 20 % de nos recettes parmi tous les services offerts aux copropriétés », ajoute Bernard Saghbini. Dans d’autres pays comme en France, il serait interdit pour un syndic de vendre d’autres services, afin d’éviter des conflits d’intérêt. Mais au Liban, comme la profession de syndic n’est pas réglementée, rien ne l’empêche. « Le jour où il y aura une loi qui organisera le métier de syndic, nous devrons nous désister des activités de services ou de gestion », admet le directeur général d’Operators. Une société comme PMG a déjà trouvé la parade : la société s’occupe de gestion administrative, tandis que sa société sœur MMG propose des services de maintenance électromécanique, mais aussi de nettoyage, de gardiennage... Les deux sociétés sont des entités juridiques distinctes, pourtant leurs activités restent liées. « Environ 25 à 30 % des immeubles gérés par PMG utilisent les services de MMG », affirme le directeur général de PMG, Haytham Kurdi.
Quand une large palette de services sont fournis par la même société, les prix sont nécessairement plus élevés, car il n’y a pas de concurrence entre plusieurs offres, ce qui ne fait pas diminuer les prix. Les tarifs sont particulièrement onéreux dans les tours ou les complexes résidentiels, où certaines sociétés n’envoient pas seulement des techniciens au coup par coup, mais embauchent des équipes spéciales qui travaillent sur site, employant parfois jusqu’à 25 personnes. La société A à Z qui gère une quinzaine d’immeubles à Beyrouth et dans le Mont-Liban propose tous les services possibles (dont la gestion de copropriété) et facture en moyenne 350 dollars par mois et par appartement. Chez Operators, les tarifs varient par exemple de 10 à 100 dollars par m² par an. 
La logique des agents immobiliers qui proposent des services de gérance est différente : ils ne vendent pas de services additionnels, mais utilisent la gérance pour être plus performants dans leurs activités immobilières. « La gérance nous permet surtout de nous introduire dans des immeubles pour trouver des appartements à la location ou à la vente, mais ce n’est pas une activité lucrative : elle ne représente que 25 % de notre chiffre d’affaires et emploie un nombre important de salariés », soutient Joe Kanaan, PDG de Sodeco Gestion, qui affirme avoir en gérance près de 5 000 appartements et bureaux.

Pratique des commissions

Autre pratique discutable des sociétés de gérance : celle des commissions. Les syndics se rémunèrent via des honoraires forfaitaires pour la gestion courante de l’immeuble, fixés dans le contrat de mandat. Le tarif peut être déterminé dès le départ dans le contrat ou correspondre à un pourcentage des charges communes annuelles de l’immeuble, qui varie en général entre 5 et 12 %. Selon notre enquête, les honoraires pour la gestion de la copropriété peuvent varier selon les sociétés de 125 à 600 dollars par an pour des appartements de taille moyenne, selon l’éventail de prestations proposées, le personnel mis à disposition... Mais à cela s’ajoutent généralement des honoraires spécifiques pour des prestations supplémentaires hors du budget initial (réparations urgentes, suivi des travaux…). Lorsque les sociétés de gérance ont recours à des sous-traitants ou qu’elles achètent elles-mêmes des produits d’entretien en gros, elles peuvent aussi prendre des commissions de l’ordre de 5 à 10 %. De telles commissions doivent en principe être validées par le président de l’assemblée générale, mais elles sont parfois officieuses. Elles peuvent vite faire gonfler la facture payée par les copropriétaires, qui ne sont pas nécessairement maîtres de leurs dépenses en charges communes.
Dernier exemple de pratique ambiguë, celle du choix de la société de gestion lors des premières années. Selon la loi, lorsqu’un projet est inachevé, le demandeur de l’enregistrement (en général le promoteur) peut se prévaloir de la présidence de l’assemblée (article 17 du décret-loi de 1983) par une déclaration de sa part. Il peut donc signer seul un contrat avec une société de gestion de l’immeuble, pour une période qui va généralement de un à trois ans. Ensuite, c’est à l’assemblée générale de renouveler ou non le contrat. Au départ, les copropriétaires sont donc mis devant le fait accompli. Des partenariats existent ainsi entre promoteurs et sociétés de gestion : « Nous collaborons avec plusieurs grands promoteurs comme SV Properties, BREI, Kronfol ou A&H. Nous proposons nos services dès le début de la construction pour la rédaction du règlement intérieur des copropriétés qui doit tenir compte de la spécificité de chaque projet », raconte Haytham Kurdi. Operators était elle associée au grand promoteur Jamil Brahim, avant que celui-ci ne se retire de la société en janvier 2011.
 

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