Le port de Beyrouth ? À n’en pas douter, parmi les plus performants de la région… L’aéroport ? Une fierté nationale… Dans leur imaginaire, les Libanais conçoivent toujours leur pays aux heures glorieuses des années 1930-1940 quand leur pays représentait le cœur économique des États du Levant sous domination française, ou qu’on lui a accolé, plus tard, le qualificatif de “Suisse” du Proche-Orient.
Aujourd’hui, la situation est tout autre. En moins d’un siècle, le Liban s’est retrouvé marginalisé des principaux axes stratégiques internationaux, que ce soit en matière d’énergie, de transport de marchandises ou de personnes. Les oléoducs, qui reliaient Tripoli au pétrole de l’Irak ou celui qui servait pour le pétrole saoudien à Saïda ont tous deux fermés. Le port de Beyrouth n’existe presque plus sur la carte régionale, se contentant d’être un port de débarquement local. Quant au tourisme, si le gouvernement s’enorgueillit des deux millions de visiteurs enregistrés en 2010, ce sont principalement les Arabes du Golfe et les émigrés libanais qui en composent le gros des troupes, et ces deux millions de touristes ne représentent guère que 5 % des visiteurs qui se rendent au Moyen-Orient. Certes, le pays du Cèdre n’est pas le seul État de la région à devoir faire ce constat. C’est l’ensemble du Proche-Orient qui se trouve désormais à l’écart de la mondialisation, entravant du même coup son essor économique.
Il faut remonter à la chute de l’Empire ottoman (1917) pour comprendre ce qui a pu déclencher ce déclin progressif. « Au début du XXe siècle, le Proche-Orient dans l’Empire ottoman est un espace ouvert », écrit Fabrice Balanche, dans l’ouvrage qu’il vient de publier Atlas du Proche-Orient arabe. Certes, le percement du canal de Suez en 1869 a affaibli sa position “d’interface internationale” pour le passage des hommes et des marchandises au profit du transit par la mer Rouge. Toutefois, « les ports du Levant demeurent (alors) des nœuds de communication régionaux entre la Méditerranée et la Mésopotamie ».
Avec le découpage des accords Sypes-Picot (1916) puis le mouvement des indépendances (1943), la région s’est transformée en un espace fermé, fragmenté en autant de territoires réduits. À cela s’ajoute le rôle et le poids d’Israël (et du conflit israélo-arabe depuis 1948) qui accélère le déclin du Proche-Orient arabe. Résultat, cent ans plus tard, le Liban et le Proche-Orient ont perdu leur position centrale sur les axes de communication mondiaux.

Les hydrocarbures contournent le Proche-Orient

Les pays pétroliers ont diversifié leurs voies d’exportation du pétrole afin de ne pas dépendre d’un seul voisin ou pour trouver des solutions de repli en cas de conflit régional.
Pourtant, au début du siècle dernier, la façade maritime du Proche-Orient, et en particulier la côte libano-syrienne, est le débouché naturel du pétrole irakien et saoudien. Au début des années 1930, les Français démarrent d’abord la construction de l’oléoduc Irakian Petroleum Company (IPC), qui relie Kirkouk (Irak) à Tripoli (Liban) en traversant le Golan syrien. En 1952, un nouveau tronçon de l’IPC est ouvert pour déboucher à Banias, sur la côte syrienne, mais la guerre des Six-Jours (1967) – et l’occupation du Golan par Israël   met fin à l’aventure.
Le seul terminal encore en service aujourd’hui sur la façade levantine est celui de Banias, en Syrie, mais il n’a d’usage que local. « Les rivalités politiques et les prétentions financières croissantes des Syriens sur le transit du pétrole ont conduit les Saoudiens et les Irakiens à éviter le passage par la Syrie. En 1976, le transit du pétrole irakien par la Syrie est interrompu, il a repris timidement en 1979 et s’est s’arrêté définitivement en 1982. Saddam Hussein préférait éviter la Syrie, au profit de la Turquie, jugé plus fiable », explique Fabrice Balanche dans son livre.
Les pays pétroliers privilégient des accès maritimes et terrestres qui évitent le Proche-Orient. Ils multiplient les débouchés pour contrer un blocage éventuel des exportations. « La distance n’est pas un obstacle, car le plus court chemin n’est pas forcément le meilleur sur le plan géopolitique », rappelle Fabrice Balanche. Désormais, le transit pétrolier maritime passe par la mer Rouge ou le golfe Persique. Quant aux voies terrestres, les pays producteurs privilégient le passage par l’île de Kharg (Iran) pour rejoindre la Géorgie ou un axe reliant le Koweït à la Turquie.
Le risque cependant d’un blocage du transit existe toujours : Babel-Mandeb, le canal de Suez ou le détroit d’Ormuz sont des zones qui peuvent être fermées en cas de conflits. C’est pourquoi les pays pétroliers sont toujours à la recherche d’une diversification des débouchés. Les pays du Proche-Orient peuvent-ils en bénéficier ? Sans un règlement du conflit israélo-arabe, estime Fabrice Balanche, les chances de voir la façade levantine servir à nouveau de point d’accès au bassin méditerranéen sont peu crédibles.


Les ports levantins en marge du trafic international

Comme dans le cas du transit pétrolier, les ports de la façade levantine bénéficient d’une situation idéale pour assurer la liaison entre l’Europe et le hinterland arabe. Pourtant, ces ports ont aujourd’hui un trafic essentiellement national. La faute incombe aux nouvelles frontières qui cloisonnent l’ancien territoire ottoman. « Les ports libanais sont plus performants que les ports syriens, mais le passage de la frontière (terrestre, NDLR) syrienne fait perdre le bénéfice de décharger à Beyrouth, au lieu de Lattaquié ou Tartous », écrit Fabrice Balanche. D’autant que le port de Beyrouth est saturé, encerclé par la ville qui ne lui laisse aucune possibilité d’expansion. « Le port de Tripoli devrait être développé, mais la situation politique de la ville rend les investisseurs frileux. Et il faut de toutes les façons passer ensuite par la Syrie », explique le chercheur.
Il n’en a cependant pas toujours été ainsi. Beyrouth s’était en effet imposée comme le principal port du Levant sous mandat français, devant Tripoli ou Alexandrette. A contrario, Haïfa était le port principal des pays sous mandat britannique et servait à l’Irak d’ouverture sur la Méditerranée.
L’indépendance du Liban et de la Syrie (1943) et la fin de l’union économique entre ces deux pays (1950) entraîne la création du port de Lattaquié (Syrie).À cette époque pourtant, « Beyrouth et Tripoli demeuraient largement utilisés par les Jordaniens et les Syriens, mais à mesure que le passage des douanes terrestres s’est compliqué, en particulier après l’arrivée au pouvoir du parti Baas, ils s’en sont détournés. » Le trafic d’Aqaba (Jordanie) et de Lattaquié a augmenté graduellement jusqu’à la guerre libanaise (1975-1990), « qui a provoqué une accélération du mouvement de ces nouveaux ports internationaux durant toute la durée du conflit ».
Mais le déclin du transit portuaire libanais trouve aussi son explication dans la montée en puissance des pays arabes du Golfe dont les infrastructures s’avèrent « d’un niveau bien supérieur à ceux du Proche-Orient, qui en font des hubs de niveau mondial ». Ce glissement de la façade levantine vers les pays du Golfe traduit la montée en puissance des économies pétrolières. L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont aujourd’hui les deux premières économies arabes, et les pays du Conseil de coopération du Golfe ‒ malgré les pertes que leur a fait subir la crise financière ‒ demeurent la principale force d'investissement sur la planète.


Réseaux de transport routier centralisés et fermés

La concentration des activités économiques dans le Grand Beyrouth, au détriment des villes périphériques, a abouti à une centralisation du réseau routier libanais autour de la capitale. « Les voies rapides qui relient Tripoli à Beyrouth contribuent davantage à vider la ville du Nord de ses forces vives qu’à la dynamiser. » Le phénomène de centralisation s’accélère dans la période de l’après-guerre : « Les villes secondaires sont sacrifiées par un gouvernement qui a concentré les investissements publics dans la reconstruction de Beyrouth. » Cette centralisation n’est pas propre au Liban, elle date du mouvement des indépendances des années 1940 : chaque État du Proche-Orient a privilégié des axes internes, abandonnant au fur et à mesure les voies transnationales, qui sont désormais vétustes. « Les réseaux de transports terrestres sont construits avant tout pour unifier le territoire national, par conséquent les liaisons internationales sont délaissées », précise le chercheur, qui poursuit : « Les nouvelles barrières, nées de la création de l’État d’Israël et des indépendances séparées de la Syrie et du Liban, conduisent également à la construction ou à l’abandon d’axes de communication. La Jordanie, privée du port de Haïfa, modernise l’axe Amman-Aqaba. La Syrie construit une route directe entre Homs et Damas via le Qalamoum, pour éviter les routes de la Békaa libanaise. La région côtière syrienne, devenue la seule fenêtre maritime du pays, depuis la perte d’Alexandrette et du Liban, est désormais correctement reliée aux grandes villes de l’intérieur. »
De son côté, la Syrie a fait progresser le réseau routier interne à grande vitesse : de 1 500 km asphaltés en 1943 à 10 000 km en 1970 et 40 000 aujourd’hui. «  Tous les villages syriens doivent être accessibles par la route, symbole de la modernité incarnée par l’État », rapporte Fabrice Balanche. Comme les autres pays toutefois, la Syrie privilégie sa capitale au détriment des villes secondaires. Dans les années 1960, par exemple, « la construction de routes directes entre la vallée de l’Euphrate et Damas détourne les populations de la Jezireh et de la ville d’Alep. L’absence d’autoroute entre Alep et Lattaquié oblige le trafic de marchandises à contourner la montagne alaouite par Homs pour rejoindre les ports de la côte syrienne ». Toutefois, au début des années 1990, la Syrie va ouvrir une route entre Alep et Qamechli, à la frontière turque. Cet axe permet alors à Alep de retrouver une partie de son arrière-pays traditionnel et permet aussi à la Syrie de se positionner dans le rôle “hub routier régional” en favorisant les liaisons entre la Turquie et les pays arabes. C’est d’ailleurs cette voie d’acheminement qui a été au cœur des négociations quand les Turcs ont relayé le blocus européen : quantité de marchandises turques transitaient par les routes syriennes vers la Jordanie, l’Arabie et les pays du Golfe. Le passage par l’Irak étant plus long et plus aléatoire. Aujourd’hui, cet axe est bloqué.


Un réseau ferré caduc

En matière de chemin de fer, le tableau est identique. Au début du XXe siècle, un réseau relativement complet prend forme grâce à des investissements français et britanniques dans la région. Au Liban, un premier tronçon est créé pour contrer le projet ferroviaire anglais reliant Damas à Jaffa, qui menaçait de détourner le trafic des marchandises du port de Beyrouth vers Jaffa en Palestine : il s’agit de la liaison Beyrouth-Damas, qui ouvre en 1895.
Des correspondances régionales sont créées dans les années 1930 : le Taurus Express dessert trois fois par semaine la gare de Rayak, avec une correspondance pour Beyrouth et une autre pour Damas, ainsi deux fois par semaine Alep et Tripoli. La ligne Tripoli-Haïfa, construite par les sapeurs australiens et sud-africains pour le compte de l’armée britannique, est inaugurée en 1942. Mais l’ambition est aussi de créer un réseau international ferroviaire qui relierait l’Afrique à l’Europe.
Mais le rêve est de courte durée. Cette liaison Europe-Afrique est interrompue en 1948, quand débute le conflit arabo-israélien. Après la Seconde Guerre mondiale, le Taurus Express reprend du service, mais avec cette fois pour terminus Beyrouth.
Après l’indépendance, seule la Syrie va poursuivre le développement d’un réseau ferroviaire. Au Liban, son abandon définitif date de la guerre de 1975. Aucun plan de réhabilitation n’est aujourd’hui à l’étude, malgré l’existence d’un projet emmené par des Français (Sofrerail), visant à la réhabilitation de la ligne Tyr-Tripoli, qui pourrait permettre le désengorgement des axes routiers de la capitale.

Les touristes européens évitent le Levant

Avec deux millions de touristes comptabilisés en 2010 par les services du ministère du Tourisme libanais, le pays du Cèdre pourrait se prévaloir d’être redevenu une destination de prédilection dans la région : le record était historique, dépassant même la période dorée de l'avant-guerre. Pourtant, en 1995, une enquête montre que seulement 4 % des touristes visitant le Moyen-Orient choisissent de se rendre à Beyrouth, la plupart lui préférant la Jordanie, qui a su tirer partie de son patrimoine paysager et culturel. Le Liban, lui, n’a guère su valoriser son patrimoine : la plupart des sites culturels sont fermés, sans indication concrète sur son histoire, et à peine balisés si on excepte Baalbeck. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’analyse des chiffres montre la marginalisation des touristes européens, qui se dirigent davantage vers des pays méditerranéens comme la Tunisie, la Turquie ou l’Égypte, mieux préservés sur le plan environnemental et dont le patrimoine a été mieux valorisé. « En fait, l’essentiel des touristes étrangers sont des ressortissants des pays arabes du Golfe. » Les Saoudiens en priorité. « Les émigrés, comptabilisés eux aussi comme des touristes, sont cependant plus nombreux », rappelle le chercheur.
La tradition d’accueil est pourtant ancienne au Liban. Avant-guerre, le Liban s’enorgueillissait ainsi d’être la première destination touristique de la région. Les long-courriers faisaient escale à Beyrouth, son aéroport étant alors le seul à bénéficier d’un équipement moderne dans la région. « Le trafic était cependant beaucoup moins développé qu’aujourd’hui et le modeste aéroport de Beyrouth pouvait apparaître comme un “hub”, mais à l’échelle du Proche-Orient », précise Fabrice Balanche. Comme dans le cas des ports, l’aéroport de Beyrouth est aujourd’hui concurrencé par des centres internationaux comme Dubaï, Doha, Istanbul, Paris, Francfort, Londres. « La Middle East, adossée à Air France, n’a qu’un rôle de sous-traitant pour des destinations spécifiques liées aux relations entre la diaspora et le Liban. D’un point de vue technique, l’aéroport de Beyrouth est trop étroit pour devenir un hub, tout comme le port, il est encerclé par la ville. » Aujourd’hui, il existe des opportunités dans le tourisme d’estivage et balnéaire pour les touristes arabes. Pour le tourisme européen, malheureusement, la dégradation des paysages et le coût prohibitif des séjours ne sont pas de nature à changer la donne pour le Liban.