Un article du Dossier

Success stories libano-arméniennes

C’est une génération de femmes qui est aux commandes de la Sidul, l’un des plus vieux et l’un des plus importants meuniers du Liban. En 2011, l’entreprise totalisait 35 millions de chiffre d’affaires pour quelque 120 000 tonnes de blé traité. Patricia Bakalian, 25 ans, dirige le moulin fondé par son arrière-grand-père, Sarkis Bakalian. À ses côtés, sa mère, Claude, et sa sœur, Paola, l’aident dans la gestion de l’entreprise.

Lamia Maria Abillama

« Notre arrière-grand-père Sarkis Bakalian vivait à Adana, en Turquie. Il y avait fondé un moulin dès 1908. C’est ce qui explique que les Turcs l’aient laissé tranquille au moment du génocide de 1915 : ils avaient besoin de lui pour nourrir la population », relate Claude Bakalian, administratrice, avec deux de ses filles, de la Société industrielle du Levant (Sidul), que ce même Sarkis Bakalian fonde dans les années 1920 à Beyrouth. « Il a fini par fuir la Turquie entre 1915 et 1920 : il a d’abord tâté de Beyrouth, qu’il n’a pas aimée, reprend-elle amusée. On y parlait trop français et la culture ottomane n’y était pas assez marquée à son goût… » Sarkis Bakalian prend alors un bateau pour Marseille. « Mais on y parlait encore plus le français... Il est donc rentré à Beyrouth illico. » Au Liban, Sarkis Bakalian prend d’abord la gestion d’un petit moulin du centre-ville avant d’acheter, au milieu des années 1930, un terrain de 5 000 m2 à la Quarantaine. Il y établit sa nouvelle société, Les Grands Moulins du Liban, et débute avec une production de 25 tonnes de farine par jour. 

La génération des consolideurs

Mais Sarkis Bakalian meurt presque aussitôt. Deux de ses fils, Pakrat et Vasken, prennent le relais. « Ils s’entendaient à merveille : Pakrat assumait la gestion financière ; Vasken surveillait la production », explique Léna Bakalian, la fille de Vasken, qui a travaillé un temps dans la structure libanaise (elle a été la présidente du conseil d’administration et la directrice générale de l’entreprise entre 2006 et 2008, puis l’une des administratrices jusqu’en 2009). Ensemble, les deux frères modernisent l’outil productif, important d’Europe la dernière technologie pour assurer une « incomparable qualité de mouture. Ces machines sont toujours actives », selon Paola Bakalian qui dirige le département marketing du moulin. À la mort de Pakrat en 1976, c’est son fils, Sarkis, qui reprend le flambeau. « Mon père, Sarkis Bakalian Jr, a fait ajouter en 1992 douze silos, d’une contenance de 30 000 tonnes, pour entreposer le blé et être à l’abri d’un coup dur », se souvient Patricia Bakalian, élue PDG en 2009, au décès de son père.
Aujourd’hui Sidul – le nom du moulin a changé dans les années 40 – a une capacité de 700 tonnes par jour grâce à ses quatre lignes de production (la dernière a été installée en 2006). En moyenne, chaque année, Sidul, qui emploie une centaine de salariés, traite 120 000 tonnes de blé. En 2011, l’entreprise familiale a engrangé un chiffre d’affaires de 35 millions de dollars. Des résultats qui la placent dans le peloton de tête des acteurs de ce marché, estimé à 400 000 tonnes de blé “panifiable” (utilisé pour la fabrication de pain), la plupart importées. « Le prix de la tonne de blé tourne autour de 335 dollars. » Sur les douze autres minotiers que comptent le Liban, les principaux concurrents de la famille Bakalian sont Crown Flour Mills (propriété de Jamil Mansour) fondée en 1952 ou encore Modern Mill of Lebanon (propriété de Bachar Boubès) lancée en 1965. Patricia Bakalian sait qu’elle n’a pas un jeu facile en main. « J’avais 23 ans et aucune expérience professionnelle ou presque quand j’ai repris l’entreprise. Je sais que je suis une très jeune femme dans un milieu d’hommes mûrs. Mais ce qui importe, c’est le nom de notre famille et la confiance qu’il incarne : nous représentons la quatrième génération de Bakalian, à produire et à vendre de la farine en gros, la troisième installée au Liban. Cela a un sens, cela porte des valeurs », dit-elle.
Au Liban, de toutes les façons, le jeu de la concurrence est faussé : depuis 2011, le gouvernement subventionne les importations de blé, afin de maintenir inchangé le prix du pain arabe. « La subvention est “on and of” selon le prix du blé sur les marchés internationaux. » C’est le ministère de l’Économie qui achète le blé aux minotiers, le revendant au boulanger à un prix inférieur à celui auquel il l’a acheté. « Cette réglementation n’est pas favorable au jeu de la concurrence », reprend Paola Bakalian, qui est rentrée des États-Unis il y a peu et regarde « ces pratiques avec un peu d’étonnement» .
Les établissements Bakalian sont des grossistes qui offrent aux boulangeries ou aux restaurants plusieurs qualités de farine. Depuis peu toutefois, la Sidul s’intéresse aussi au marché des particuliers. « C’est encore un projet pilote », explique encore Patricia Bakalian. Pour elle, pas de doute, cette nouvelle activité sera l’apport des “filles Bakalian” à l’entreprise familiale.

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