Un article du Dossier

Success stories libano-arméniennes

Les Arméniens ont tout perdu au moment de la Première Guerre mondiale et du génocide ordonné par les Turcs qui tua 1,5 million d’entre eux et en poussa presque autant à fuir sur les routes du Levant. Aujourd’hui, ils sont 150 000 au Liban où ils ont réussi parfaitement leur intégration. Le Commerce du Levant retrace l’histoire de certains de ceux dont la réussite économique figure parmi les plus éclatantes. Cette série de sagas familiales n’est pas exhaustive. Ceux qui jouent le jeu de la transparence financière étant rares, elle n’a pas non plus la prétention de correspondre à un classement quelconque, d’autant que certains ont décliné nos demandes d’entretien.

Lamia Maria Abillama

Ils s’appellent Sarkis, Hagop, Chochig, ou encore Jean ou Monique… Sans l’ombre d’un doute, ils sont arméniens. Mais ils sont aussi libanais, l’un des pays qui a accueilli les Arméniens au début du XXe siècle, quand la guerre et le génocide de 1915, ordonné par les Turcs, les a obligés à fuir les territoires ottomans. Difficile de donner le nombre d’Arméniens que le Liban accueille au début du XXe siècle. La presse de l’époque parle de 100 000 personnes débarquées à Beyrouth. Mais ce chiffre, aux dires des chercheurs, est exagéré. Aujourd’hui, on estime la population des Libano-Arméniens à environ 150 000 individus, basés pour la plupart à Beyrouth, Bourj Hammoud et Anjar.

Le Liban, une étape provisoire

Au début de leur installation au Liban, les survivants arméniens veulent croire à un retour possible dans leur région d’origine ou dans une région qui leur serait octroyée. Dans un premier temps, on parle de la Cilicie : les Français envisagent d’en faire une “province arménienne” avant de rétrocéder cette région aux Turcs en 1923. On parle ensuite d’Alexandrette que les Français entendent également d’abord intégrer aux frontières de la Syrie indépendante. L’idée sera abandonnée par crainte de représailles turques, entraînant le dernier grand exode des Arméniens dans les années 1940. La plupart d’entre eux trouveront finalement refuge à Anjar, dans l’est du Liban, et où ils se consacreront aux travaux agricoles.
De fait, les Arméniens ne songent pas tout d’abord à s’intégrer dans la société d’accueil, censée n’être, pour eux, qu’une étape. C’est à partir de 1925 que les choses changent : cette année-là, les autorités mandataires décrètent la naturalisation des réfugiés. Ils forment alors officiellement une nouvelle communauté. « Le communautarisme préexistant a aidé les Arméniens à se fondre dans la mosaïque libanaise », souligne Christine Babikian Assaf, doyenne de la Faculté des lettres et des sciences humaines à l’Université Saint-Joseph.
Cette intégration ne va pas toutefois sans poser des réactions hostiles de la part des Libanais, persuadés que cette décision met en péril l’équilibre toujours précaire du Liban. « Même pour ceux qui se résignent à ce mariage de raison, les Arméniens ne sauraient être assimilés aux vrais Libanais. Leur naturalisation ne modifie pas leur image, au contraire : la misère et l’organisation interne des réfugiés les rendent d’autant plus étrangers et redoutables », lit-on dans l’ouvrage collectif “Les Arméniens, la quête d’un refuge 1917-1939” (Presse de l’Université Saint-Joseph, 2007).

Héritage artisanal

Mais le rêve d’un “retour” s’éloigne. Dès 1927, certains comprennent qu’il n’y aura pas de retour possible. C’est le début des premières installations “en dur”, loin des camps de réfugiés et du choix de l’intégration. « Les Arméniens ont mis un point d’honneur à participer au développement économique et culturel du Liban en signe de reconnaissance pour le pays qui les accueillait, fait valoir Sarkis Demirdjian, patron de Demco Steel Industrie (voir page 70). Il y avait aussi la volonté de réussir malgré tout ce qui leur était advenu, malgré l’horreur de ce qu’ils avaient vécu. »
Mais comment aller de l’avant quand on a tout perdu ? Sans appui (les structures d’entraides traditionnelles ont toutes été laminées) reste la “force de travail” pour survivre. « Des ouvertures existaient, liées à l’immigration et au décès de nombreux Libanais victimes de la famine pendant la Première Guerre mondiale. L’économie libanaise se redressait doucement et donnait des opportunités de petits boulots aux nouveaux arrivants : pour les hommes, ce travail concernait surtout la démolition des vieux quartiers de Beyrouth », lit-on encore dans l’ouvrage des Presses de l’Université Saint-Joseph. Parce qu’ils exerçaient déjà ce métier auparavant, des Arméniens vont aussi choisir des métiers d’artisans comme cordonniers, couturiers, bijoutiers, ferronniers… « Ce travail est souvent sale et sans prestige, mais les matériaux employés ne sont pas chers, les outils de travail restent rudimentaires et demandent donc peu d’investissement. » Sauf bien sûr dans le cas des bijoutiers, un métier qui demande un investissement financier important et ne démarre réellement au sein de la communauté arménienne que dans les années 1950 quand des Arméniens d’Alep (Syrie) ou d’Égypte s’installent au Liban. À la même période, d’autres se lancent dans les “nouvelles technos” de l’époque : ils créent les premiers ateliers de photographie, d’horlogerie… Voire les premiers commerces de vente d’appareils ménagers !

Intégration en douceur

Assez naturellement, ces Arméniens s’engouffrent dans les vides de l’économie libanaise. Ils vont ainsi proposer une offre complémentaire et alternative, qui va leur permettre de s’intégrer plus vite. Le secteur du commerce international étant déjà saturé, ils vont lui préférer la création d’ateliers industriels. C’est ainsi que l’on voit fleurir à Bourj Hammoud des ateliers de confection textile, des fabricants de chaussures… Autant de produits qu’ils peuvent vendre à des prix inférieurs aux produits importés, l’État imposant notamment des droits de douane coûteux sur les importations. « La Seconde Guerre mondiale a eu des effets considérables sur le développement de la production du pays. Presque tous les partenaires commerciaux du Liban livraient combat ; le commerce international était fortement perturbé et les importations par conséquent limitées. Tout cela a engendré une hausse des prix et orienté la demande des consommateurs vers des produits locaux. L’industrie et le commerce arméniens en ont bénéficié et tiré parti de ce manque de concurrence internationale pour réinvestir leurs profits », peut-on lire dans l’article de Thierry Kochuyt « À la recherche d’une place, l’insertion économique des Arméniens du Liban » dans l’ouvrage de l’Université Saint-Joseph. Mais pour Thierry Kochuyt, ces spécialisations sont aussi le signe du traumatisme vécu. « Le choix d’alternatives comme la cordonnerie, la confection, la bijouterie et d’autres métiers semblables prend un nouveau sens lorsqu’on lui associe l’idée de retour. Ce ne sont pas seulement des activités à forts rendements de travail ; elles ne sont pas seulement traditionnelles ; elles sont de surcroît inaliénables. Personne ne peut confisquer la maîtrise de ces métiers et une fois que ces compétences sont acquises, elles restent en effet portables. (…) Ces activités s’intègrent dans le cadre transitoire avec lequel les réfugiés sont entrés au Liban et y ont trouvé une place. »
Cette précaution va se révéler particulièrement pertinente au moment de la guerre de 1975 : les deux tiers des Arméniens du Liban, selon les chiffres des chercheurs, choisissent l’exil aux États-Unis pour beaucoup d’entre eux. « La fuite a été un choix forcé parmi toutes les communautés. Il est vrai cependant que dans le cas des Arméniens, ce départ a été peu suivi d’un retour, après la fin de la guerre. Aujourd’hui, on assiste également comme pour tous les Libanais au départ de sa jeunesse, à la recherche d’opportunités d’emplois plus favorables », explique encore Christine Babikian Assaf.
Pour ceux qui restent ou pour ceux qui reviennent après les “événements”, la longue période de la guerre va être un élément fédérateur dans la constitution de leur identité. Dans les entretiens menés pour ce dossier, un leitmotiv revient souvent : « Nous sommes restés », « Nous n’avons pas fui », « Nous avons maintenu les emplois »…
Une fierté qui doit beaucoup aussi au fait que ces Arméniens se sentent d’abord libanais : « Je suis libanais », assure ainsi Chahé Yérévanian, PDG de Sayfco, qui répugne à faire un distinguo entre son identité “arménienne” et “libanaise”. « Nous ne vivons pas cette distinction. Nous ne nous sentons pas plus arméniens que libanais. Notre identité mêle les deux schèmes », reprend-il. Au point que certains refuseront de répondre aux questions du Commerce du Levant au motif que la dimension “ethnique” ou “communautaire” de ce dossier ne leur convenait pas. 
Les Arméniens se sont en effet émancipés des professions qu’ils privilégiaient au lendemain de leur arrivée. Leurs ateliers vont grandir pour devenir des sites de production d’envergure qui comptent parmi les fleurons économiques du Liban. Les enfants de la deuxième ou troisième génération s’orientent vers tous types de professions. Car rien désormais ne les distingue plus de leurs concitoyens, issus d’autres communautés. Ils sont libanais, avec les mêmes forces… et les mêmes faiblesses.

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