Si la plupart des Libanais se déclarent familiers avec la culture française, ce lien ne se traduit pas vraiment dans leur assiette au quotidien. La présence, depuis toujours au Liban, de restaurants de cuisine française se limite aujourd’hui dans l’esprit de la clientèle beyrouthine à quelques tables haut de gamme telles que La Table d’Alfred et le Balthus, et plus récemment, Burgundy, Chez Sophie ou encore Stay ; et aux boulangeries comme la chaîne Paul. Mais ce “Made in France” est en passe de sortir de sa situation de niche avec la multiplication des concepts de bistrots et cafés à la française à travers la capitale.
Très populaires en France, les bistrots servent des plats emblématiques tels que les tartares ou le steak-frites. Les clients s’y rendent à toute heure de la journée, pour un repas entre collègues ou un déjeuner sur le pouce. La carte, composée de salades, viandes et poissons, est traditionnelle et offre en général un large choix de vins et de digestifs pour une note en fin de repas relativement abordable. Autre caractéristique du bistrot, il est souvent de petite taille et sert donc un nombre de couverts limité.
Le pionnier du genre à Beyrouth a été Le Relais de l’Entrecôte, franchise d’une enseigne française réputée ouverte en 1998 rue Monnot par le groupe Boubess. Il a connu un développement rapide avec une deuxième enseigne au centre-ville en 2003, suivie d’une troisième à Verdun en 2007. Ont suivi rue Gouraud Le Rouge, ouvert en 2004, qui, depuis, s’est développé en ouvrant une autre enseigne en 2008 à Hamra ; puis Couqley installé depuis 2009 dans “The Alleyway”. Si ces établissements connaissent un succès stable, on ne peut parler de réelle tendance que depuis peu, avec une vague d’ouverture d’enseignes telles que Tartare rue Monnot, Goutons Voir à Sodeco, Le Petit Gris à Saïfi et Amarres à Zaitunay Bay. La tendance fait rapidement des émules, avec l’arrivée de L’eau à la Bouche à Achrafié en février dernier, du Bagatelle à Hamra en avril et de Paname à Gemmayzé en juillet. Le menu bistrot est également développé par le chef Olivier Gougeon dans le restaurant de son nouveau boutique-hôtel Villa Clara à Mar Mikhaël. Enfin, deux nouveaux projets de bistrots devraient prochainement voir le jour ; Le Bergerac, avec des plats aux accents du Sud-Ouest, en face du supermarché Achrafieh, et Père et Fils en lieu et place des Vilains toujours dans le même quartier. Cette dernière enseigne est développée par Marwan Rizk qui en sera également le chef. Ancien élève de l’École hôtelière de Lausanne, il n’en est pas à son coup d’essai. Il était le chef et propriétaire d’un bistrot parisien, Les Bouffes de l’hôtel de ville. Il considère « que la présence de plusieurs bistrots en ville montre que le marché est porteur pour ce type de concept ».
Pourquoi un tel buzz ? Pour Alexis Couquelet, chef et associé au Couqley, la première explication est que le concept de bistrot n’était pas vraiment exploité jusqu’ici, contrairement à d’autres types de cuisine tels que l’italien ou le sushi, en phase de saturation. Même avis du côté des propriétaires du Petit Gris, Makram Rabbath et Mazen Chéhab. « Nous avons passé en revue les différents types de concepts potentiels à Beyrouth, celui du bistrot nous a paru être une bonne opportunité, car encore sous-développé. Et puis les Libanais sont familiers avec la cuisine française, avec le lien traditionnel entre Paris et Beyrouth. » Autre argument pour ces deux anciens de l’École hôtelière de Lausanne, le faible investissement initial dû à la taille modeste des locaux, qui limite la prise de risque. Un argument en défaveur de la table gastronomique, autre option envisageable pour les investisseurs amateurs de cuisine bleu, blanc, rouge. Une fois le concept identifié avec l’ouverture des premiers établissements, le buzz est également alimenté par le phénomène de suivisme qui caractérise parfois les développeurs de restaurants libanais, ce qui peut nuire à l’identité du concept : le terme “bistrot” est attribué à des établissements qui ne respectent pas toujours ses caractéristiques.

Le bistrot “comme à la maison”

La première de ces caractéristiques est la taille de la salle. « La taille du bistrot lui confère une atmosphère familiale, plus décontractée que certaines tables plus haut de gamme », note Alexis Couquelet. Objectif réussi pour le chef français qui s’est attaché une clientèle de proximité. « La cuisine française était associée à la gastronomie et donc perçue comme un luxe ponctuel. Mon défi est de faire revenir mes clients plusieurs fois par semaine, comme ils le feraient à une cantine où ils se sentent chez eux. » L’élaboration d’un menu de déjeuner et d’une carte de vins français à prix abordables participe à faire évoluer cette perception. Un point de vue partagé par Olivier Gougeon, propriétaire et chef de La Villa Clara qui comprend un restaurant moyen à haut de gamme à l’intérieur et un menu bistrot à l’extérieur. « Il faut réfléchir en termes de rapport qualité/prix et non en termes de prix seul. Je simplifie certaines de mes recettes au restaurant pour les adapter à l’offre de bistrot, ce qui me permet d’offrir des plats emblématiques de grande qualité tels que le confit de canard, ou la côte de veau blanc à des prix très raisonnables. » Au Petit Gris, la touche française passe par l’élaboration de plats comme les escargots, la blanquette de veau ou encore la choucroute quand vient l’hiver.
L’établissement se démarque grâce à la démarche originale de ses propriétaires de se lancer dans un élevage d’escargots, auxquels le nom de l’établissement rend hommage. Rabbath et Chéhab ont en outre le projet de proposer des crêpes. « Affûter en permanence le concept est le moyen de fidéliser la clientèle », affirment-ils. Tout comme Alexis Couquelet, ils disent ne pas craindre la concurrence et font confiance au marché pour s’assainir de lui-même.
Les tables haut de gamme qui elles se font plus discrètes ces derniers mois ont saisi l’opportunité de cette tendance. Ainsi La Table d’Alfred, célèbre enseigne beyrouthine haut de gamme de cuisine française, crée une passerelle entre la gastronomie et une cuisine plus accessible en intégrant dans son espace un bistrot : « Nous avons choisi de garder La Table d’Alfred qui a déjà sa base de clientèle mais de créer à côté une enseigne plus moderne offrant un bon rapport qualité/prix et ciblant une clientèle plus large », explique Alfred Asseily.

Du “made in France” à la sauce libanaise

Si la clientèle libanaise voit d’un bon œil l’arrivée de ces bistrots à la française, les développeurs prennent néanmoins garde à adapter leur concept aux goûts locaux, en allégeant les recettes et en les modifiant légèrement, comme par exemple le steak haché qui devient un burger, grand succès auprès des Libanais. Certains produits locaux sont même adaptés à la mode française, comme la salade de chardons proposée par Le Petit Gris. Alexis Couquelet a, lui, érigé son steak frites au rang de “hit” incontesté, avec plus de 10 000 plats vendus. « Une fois que les clients sont rassurés par une carte qu’ils connaissent, ils sont plus aventureux pour tester de nouvelles saveurs », explique-t-il.
La tendance du restaurant ni trop chic ni de service rapide, à laquelle correspond le bistrot, séduit les développeurs de concepts qui l’adaptent à d’autres types de cuisine. Ainsi Basma, table de cuisine libanaise à Achrafié, se revendique bistrot libanais. Et Tavolina à Mar Mikhaël, qui sert pâtes et pizzas au feu de bois, bistrot italien.

La mode bleu, blanc, rouge gagne les cafés
La tendance des enseignes “à la française” ne se limite pas aux bistrots et se décline dans d’autres segments de marché tels que les cafés. Le concept, qui propose parfois de la boulangerie et de la pâtisserie, existe au Liban depuis de nombreuses années, popularisé par les marques locales La Gondole, Cannelle, ou encore La Mie Dorée. La chaîne Paul est également implantée sous forme de franchise depuis une quinzaine d’années. Cet été, deux nouvelles franchises de fleurons français ont ouvert leurs portes, Fauchon à Gemmayzé et le Café de Flore à l’ABC Dbayé, importé par le groupe Boubess, qui inaugure ainsi le premier établissement du célèbre café parisien à l’étranger. Marion “Atelier de Gourmandises”, un nouveau concept de bistrot et salon de thé créé par Nadim el-Chakhtoura et développé par la société GHIA, a également ouvert au courant de l’été 2012 dans Le Mall de Dbayé. Le haut de gamme, lui, se fait plus discret, avec l’ouverture attendue de l’enseigne niçoise La Petite Maison à la fin de l’année en lieu et place du restaurant Au Premier, au premier étage de l’hôtel Vendôme InterContinental.