Un article du Dossier

Le design libanais se forge une identité

La filière du design au Liban a un peu plus de 10 ans. Au fil des années, ses acteurs ont su s’adapter aux contraintes du marché : peu d’industrie pour produire en série, des matières premières limitées... Les designers se sont donc tournés vers un design plus artistique, une sorte de niche à destination d’une catégorie aisée. Aujourd’hui pour se développer, ils doivent penser à s’exporter.

Luminaire à facettes pliables, LED, 240 cm x 120 cm de Cyrille Najjar.
Luminaire à facettes pliables, LED, 240 cm x 120 cm de Cyrille Najjar. D.R.
Une sélection de pièces en édition limitée conçues par neuf représentants de l’avant-garde du design libanais et international étaient exposées récemment par la galerie Carwan au Beirut Art Center. L’année dernière, la première Design Week était lancée par Doreen Toutikian. Son but : valoriser la création libanaise. Il y a deux ans Gregory Gatserelia ouvrait la SMO Gallery, qui a pour objectif de faire la promotion des designers libanais. Des événements qui illustrent l’ébullition de la filière du design au Liban lancée il y a plus de 10 ans par quelques précurseurs : Nada Debs, Karen Chekerdjian, Maria Halios, Dimitri Saddi (créateur de PSLAB), Karim Chaya (cofondateur de ACID), George Mohasseb, Nayef Francis et Wyssem Nochi. Tous appartiennent à la même génération et partagent le même constat sur leurs débuts : « Nous voulions faire évoluer le design local, raconte Wyssem Nochi, designer et fondateur de la galerie On-Off. Nous l’avons questionné et proposé des alternatives. »
Mais le développement de cette filière n’a pas été aisé. Karen Chekerdjian explique avoir dû se battre pour faire comprendre au public ce qu’était le design et son utilité : « Nous avons forcé le marché, et nous l’avons éduqué ; nous sommes toujours en train de le faire d’ailleurs. Il y a 12 ans, lorsque je suis revenue au Liban, les gens ne savaient pas ce que c’était le design industriel. »
Un défi d’autant plus grand que la confusion autour du terme est grande : le mot design « englobe tout et n’importe quoi, selon Pascale Wakim, cofondatrice de la galerie Carwan. C’est un terme problématique qui prête à confusion. Un coiffeur est devenu un “hair designer” ». Un constat partagé par Wyssem Nochi : « Le design n’est pas uniquement que le fait de designers, n’importe qui confronté à un besoin peut faire du design ; beaucoup d’objets design ont été inventés par d’illustres inconnus. »
Parmi les créateurs rencontrés, tous s’accordent pourtant sur quelques critères communs : « le design est un processus de création, une façon de procéder, en recherchant les qualités de chaque matériau, explique Wyssem Nochi. Sinon c’est une copie. Un peu comme en cuisine, la différence entre quelqu’un qui applique la recette et quelqu’un qui invente une nouvelle recette. »
Au Liban, comme dans le monde, les designers viennent généralement de deux univers : le design industriel et l’architecture. Pour Karen Chekerdjian et Cyrille Najjar, fondateur de la société de design White sur White, ce qui différencie le designer industriel des autres c’est le dessin : il permet à une pièce d’être produite en série, contrairement au dessin “artisanal”.

Une industrie inexistante

De manière générale, le designer est au service d’une entreprise ou travaille avec un architecte : il conçoit des objets pour un espace donné, il participe à la conception d’un produit et contribue à l’identité d’une marque. L’un des exemples les plus connus en la matière est celui d’Apple, reconnue internationalement pour la force de son design. Le design est donc profondément lié à l’industrie. Ce qui pose problème au Liban où ce secteur ne représente que 16 % du PIB et est dominé par les filières de transformation et d’emballage, y compris l’agroalimentaire, davantage que la fabrication de lignes de produits originales.
À défaut d’industrie, la plupart des designers libanais travaillent en collaboration avec des architectes ou produisent des meubles : « Il faut bien commencer quelque part », commente Carla Baz qui, après un an de stage chez Zaha Hadid à Londres, est rentrée au Liban pour lancer sa première collection. « Pour le mobilier, nous n’avons besoin de personne, nous instaurons nos propres cahiers des charges, nous nous imposons nos propres contraintes et libertés. »
Le sous-développement de l’industrie limite également les capacités d’innovation, alors que le design s’inscrit dans cette logique : « Même si nous proposons des prototypes nouveaux aux industries en place, elles ne les exploitent pas car elles ne les disposent pas de centres de recherche et de développement en mesure de concevoir de nouveaux produits », témoigne Wyssem Nochi.
Pourtant, certains produits conçus par les designers pourraient être vendus à plus grande échelle. Wyssem Nochi a par exemple conçu un rocking chair : « C’est typiquement l’exemple d’un objet qui pourrait être fabriqué à des milliers d’exemplaires mais qui, au Liban, en raison des contraintes de production, ne sera produit qu’en petite série. » Il se contente donc de séries limitées.
Certains ont pourtant essayé de solliciter les industriels. Il y a 10 ans, Sophie Skaff crée l’association Adapo, pour la promotion du design. L’association lance une thématique par an et commande des pièces destinées à être exposées lors d’une “semaine du design”. Coût de l’opération : en moyenne 50 000 dollars par an. Le but est d’encourager le développement d’une filière de design industriel au Liban. Sophie Skaff fait le tour des industriels et leur demande s’ils sont prêts à investir. « Le projet les intéresse mais au moment de la mise en œuvre, ils se rendent compte des coûts et abandonnent : électricité trop chère qui empêche de faire fonctionner l’usine sur une longue période, coût de production du moule trop élevé s’il doit être de qualité pour permettre la reproduction en série... » Au final, Sophie Skaff abandonne l’idée d’une industrie du design au Liban et s’est recentrée sur la défense de l’artisanat.

Du design artistique en séries limitées

Elle rejoint en cela les designers libanais qui, dans leur immense majorité, se sont tournés vers le tissu artisanal du pays. Nada Debs explique qu’elle pourrait faire le choix d’aller produire à l’étranger, en Asie par exemple. « Mais la qualité est meilleure ici. Cependant les coûts sont élevés, donc nous nous tournons vers du design haut de gamme et en édition limitée, car tout est fait à la main. Que je fasse 100 pièces ou une pièce du même modèle, le prix unitaire reste le même, il n’y a pas d’économie d’échelle. » Maria Halios, designer et architecte d’intérieur, confirme : « La qualité artisanale libanaise est très bonne, mais elle a un coût. Les artisans libanais sont chers, même s’ils restent moins chers qu’en Europe. »
Ce tissu artisanal est cependant en déclin, ce qui limite pour le jeune designer Carlo Massoud « les capacités de production d’objets différents ». Carla Baz estime que le design pourrait être une façon de le faire revivre, d’autant que « le Liban est la force créative du Moyen-Orient ». Elle donne l’exemple du dernier souffleur de verre, à Sarafand, menacé de mettre la clé sous la porte : « En Europe, les souffleurs de verre se comptent sur les doigts d’une main et travaillent avec tous les grands designers, qui se les arrachent à prix d’or. Il existe une réelle opportunité pour que notre souffleur de verre travaille à temps plein à nouveau, au lieu de trois à quatre mois par an comme c’est le cas aujourd’hui. »
Cette mise en valeur de l’artisanat coïncide avec une tendance mondiale de recherche « d’objets qui ont davantage de sens pour les consommateurs », commente Pascale Wakim. C’est du design-art, où chaque pièce a un sens au-delà de sa fonctionnalité. Nada Debs compare cela à de la haute couture. Cette tendance pose, de façon encore plus aiguë, la question de la frontière entre le design et l’art. En guise de réponse, Wyssem Nochi met l’accent sur la fonctionnalité d’un objet, en se référant aux 10 commandements du design industriel de Dieter Rams (voir encadré page 106). Pour Karen Cherkerdjian cependant, la notion d’utilité elle-même est floue. « Où se situe l’utilité ? La beauté peut être utile, car elle apaise l’âme. » En intégrant de l’art à un objet, « on prolonge sa vie », estime en tout cas Wyssem Nochi, en ajoutant : « Il va vivre, se patiner et se transmettre de personne à personne ; c’est le contraire même de la production de masse. »
Le recours à l’artisanat ne se fait pas sans difficultés : les matières premières sont rares et chères. « C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les designers se tournent vers les meubles », analyse Stéphanie Moussallem. Seuls le bois, le fer et le verre sont relativement courants, limitant par-là même la diversité des créations. L’accès aux autres matériaux est beaucoup plus compliqué. Georges Mohasseb, architecte et designer, donne l’exemple d’une table qu’il a voulu produire en résine : « J’ai été obligé de la vendre à 45 000 dollars en raison du coût de la résine, augmenté du coût du transport et des taxes ! »
Autre difficulté pour les designers libanais : faire travailler les artisans de façon différente. Pascale Wakim, dont la galerie Carwan a organisé une exposition de meubles conçus par des designers libanais et internationaux, et fabriqués par des artisans locaux, témoigne : « Les artisans libanais excellent dans leur art. Mais il faut énormément de communication pour réussir à imaginer ensemble de nouvelles façons de travailler les matériaux, pour obtenir des résultats conformes aux normes de design que nous attendons. »
S’ils ne sont pas majoritaires, quelques designers ont choisi malgré tout de tenter l’aventure du design à l’échelle industrielle. C’est le cas de PSLAB. Son usine peut par exemple produire jusqu’à trois kilomètres de luminaires pour un centre commercial à l’étranger (voir portrait page 124). C’est aussi la voie suivie par Cyrille Najjar, qui modifie légèrement ses dessins pour travailler avec de petites industries, ou envoie carrément ses dessins à l’étranger pour des productions en série.

Un marché local limité

Ce design haut de gamme trouve preneur auprès d’une clientèle aisée  : Libanais, expatriés ou touristes originaires notamment des pays du Golfe. Les particuliers forment par exemple 65 % de la clientèle de PSLAB et la majorité des clients de la galerie Over the Counter. Ils sont prêts à débourser entre 30 dollars et 60 000 dollars pour acquérir une pièce dans la boutique de Nada Debs. Et peuvent dépenser bien plus pour acquérir des pièces uniques, faites sur mesure, qui font le pain des designers.
Mais ce marché est limité, car le Liban est un petit pays. La situation est donc plus difficile pour la nouvelle génération de designers. Carlo Massoud a obtenu son diplôme en design industriel à l’ALBA il y a quatre ans. Développer son activité de designer est pour lui encore compliqué : « Contrairement à l’Europe, ici nous n’avons pas d’aides à la création, pour m’en sortir je compte sur les galeries qui présentent mes œuvres. » Récemment, Carlo Massoud était par exemple exposé à la galerie Over the Counter. Mais l’essentiel de ses revenus ne provient pas encore du design, qui lui assure tout au plus de « l’argent de poche ». Il travaille principalement pour un cabinet d’architectes et ne sait pas s’il pourra vivre un jour de son métier : « Quand je vends un objet, mon revenu mensuel est multiplié par 10, mais ça n’arrive pas tous les mois ! »

Seule solution : l’export

Même les designers confirmés ont des problèmes de rentabilité : ils sont peu nombreux à vivre uniquement du design de leurs meubles. Maria Halios développe des projets d’architecture d’intérieur et de décoration ; Wyssem Nochi gère des affaires familiales ; la part du design de meubles dans le chiffre d’affaires de Georges Mohasseb est de 40 % ; Karim Chaya vit principalement d’ACID... Même lui, qui a longtemps été seul sur le marché du détail architectural, est désormais confronté à la concurrence et ne voit son salut que dans l’export.
Gregory Gatserelia est catégorique : « Les designers libanais ne s’en sortiront que grâce à l’export. » L’expérience de Nada Debs, qui vend 65 % de ses produits dans les pays arabes, et de PSLAB, qui bénéficie d’une large clientèle en Europe, et depuis peu en Asie également, semble lui donner raison.
Le travail des galeries, qui, à l’image des galeries d’art, font la promotion des designers libanais dans les foires internationales, est vital pour la promotion du design libanais, même s’il est encore récent. Certains designers locaux sont également représentés par des galeries à l’étranger : c’est le cas de Karen Chekerdjian, qui expose ses œuvres dans des galeries à Milan et à Istanbul, et qui cherche à étendre sa clientèle étrangère. PSLAB a ouvert des bureaux à l’étranger (Stuttgart, Helsinki, Bologne, Singapour), pour faire la promotion de ses œuvres et élargir ses marchés.
Si elle réussit, la voie de l’exportation pourrait jeter les bases d’un modèle d’avenir pour le design libanais : le savoir-faire des artisans libanais permet toutes les folies créatives – « je peux fabriquer une chaise-piscine si ça me chante », commente Karim Chaya ; les contraintes du marché poussent les designers à se débrouiller au mieux pour trouver des solutions et développer des prototypes dont la fabrication n’est pas chère ; la dernière étape consiste à produire et vendre, de préférence à l’étranger.

Designer, architecte, architecte d’intérieur, décorateur, où est la frontière ?

Designer, architecte, architecte d’intérieur, décorateur... Les métiers sont souvent confondus. L’architecte est celui qui conçoit la structure du bâtiment ; l’architecte d’intérieur est celui qui recompose l’espace intérieur, l’aménage dans son ensemble : il peut intervenir sur les cloisons, la répartition des pièces, les ouvertures, créer des aménagements intégrés, etc. Le décorateur, comme son nom l’indique, décore la maison, mais à la différence de l’architecte d’intérieur ne touche à aucune structure.
Le designer, lorsqu’il s’attaque à un espace, le pensera et l’aménagera avec « un objectif de création d’un lieu fonctionnel, esthétiquement et intelligemment pensé », explique Karen Chekerdjian.
Une nuance à préciser entre designer industriel et architecte-designer : si un designer industriel est formé pour pouvoir travailler dans n’importe quel secteur et sur n’importe quel produit (ordinateurs, meubles, brosses à dents...), un architecte-designer sera plutôt spécialisé dans les meubles et les accessoires.
Les collaborations entre les divers métiers sont bien évidemment possibles. Un architecte d’intérieur peut demander à un designer de créer un meuble convenant à un espace particulier. Un designer peut apporter une touche personnalisée sur l’un des éléments d’un bâtiment conçu par un architecte, comme la société ACID, qui réalise des “détails architecturaux” » escaliers ou ascenseurs, ou PSLAB, qui est spécialiste dans la conception de luminaires.
Et les passerelles entre les métiers sont fréquentes : Nada Debs a suivi une formation en architecture d’intérieur avant de se lancer dans le design. Carlo Massoud a suivi une formation en design industriel et travaille également pour un cabinet d’architectes, Maria Halios est architecte d’intérieur et designer... Si la plupart des designers formés au Liban sont passés par l’ALBA, il est très fréquent qu’ils se spécialisent ensuite à l’étranger, en Europe ou aux États-Unis.


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