Peu connus du grand public, les viticulteurs représentent pourtant le premier chaînon du secteur vinicole libanais. Ils en symbolisent le terroir. Le Commerce du Levant retrace l’histoire des principaux producteurs de raisin de la Békaa-Ouest, dont l’histoire remonte bien souvent à l’époque ottomane.

Lamia Maria Abillama
Mal connus du grand public, les viticulteurs ont pourtant une place de première importance dans la chaîne de l’industrie du vin. Ils en sont le premier chaînon. « Nous représentons le terroir, une part primordiale de l’image de marque des caves libanaises », résume Pierre Issa, président de l’association arcenciel, qui gère le domaine de Taanayel pour le compte des jésuites et vend ses raisins à différentes caves dont Ksara. « Sans bon raisin, il n’y a pas de bon vin », rappelle l’agronome du domaine, Fady Sarkis. On l’ignore en effet souvent : au Liban, peu de caves possèdent assez de vignes pour suppléer à leurs besoins. Comme Ksara avec Taanayel, toutes ou presque ont recours à des accords avec des propriétés viticoles pour les approvisionner. La plupart des caves libanaises sont en réalité des négociants, qui achètent le raisin et « l’élèvent », selon l’expression consacrée, pour en faire du vin.
Si viniculteur et viticulteur sont deux métiers distincts, ils restent cependant intrinsèquement liés. L’un est complémentaire de l’autre et la séparation des tâches permet de répartir les investissements qui sont relativement lourds. « En moyenne, il faut injecter 10 à 15 000 dollars par hectare de vignoble et six à sept ans pour les amortir », explique Magda Rizk, qui aide son fils Abdallah dans la gestion du domaine qu’il a hérité de son père Raymond Rizk. « Les viticulteurs ont besoin de garantir la vente de leurs récoltes ; les caves, elles, demandent à sécuriser leur approvisionnement. Pour tous, c’est un accord donnant-donnant. » De fait, à partir du mandat français et jusqu’aux années 2000 des “couples” se forment entre domaines viticoles et caves vinicoles : le domaine Ammiq (famille Skaff) avec Château Musar, la famille Nakad (aujourd’hui en pleine bataille judiciaire entre héritiers) avec Château Kefraya, Eddé et le Domaine des Tourelles…
Mais ces deals vont avec le temps s’avérer en deçà des espérances des viticulteurs. De l’avis de beaucoup, les caves ont en effet longtemps imposé leurs conditions. « Cela leur était d’autant plus facile qu’elles étaient alors peu nombreuses et s’entendaient au préalable sur un prix à imposer », rappelle Pierre Issa. Ce n’est que tardivement, au tournant des années 2005-2010, avec l’explosion de la demande de raisin, liée à l’émergence de nouvelles caves, que le marché s’est rééquilibré en faveur des viticulteurs. « Les prix sont désormais plus justes », avance Saïd Gédéon, qui supervise les vignes du domaine Rizk. En l’espace de quelques années, le prix du kilo de raisin a connu une hausse de 15 à 30 % sur certains cépages.
La nécessité de réévaluer les prix à la hausse était d’autant plus pressante que l’exigence croissante de qualité passe par une baisse des rendements. « En dessous d’un dollar, la rentabilité pour le viticulteur n’est pas suffisante pour assurer de nouvelles plantations. Comment peut-il alors s’engager à réduire ses rendements et améliorer la qualité de sa production ? Assez naturellement, il cherchera le volume pour compenser un prix trop bas. Et ce au détriment de la qualité », poursuit Saïd Gédéon. Aujourd’hui, le prix moyen du kilo de raisin tourne autour de 0,60 à 0,80 dollar. Avec des pics pour les raisins les plus chers – les cépages nobles comme le cabernet-sauvignon ou la syrah… – qui peuvent aller jusqu’à 1,15 dollar dans la Békaa. « Le prix est fonction des cépages, de l’ancienneté des vignes ou de la densité des plantations », explique Naji Skaff, propriétaire du domaine Ammiq avec plusieurs membres de sa famille. Pour l’heure, les viticulteurs libanais continuent de vendre sans chercher à distinguer entre les récoltes de leurs différentes parcelles de vignes, une pratique pourtant courante dans d’autres régions. En France notamment, la différenciation des terroirs permet notamment de valoriser les plus belles régions (ou parcelles). « Certaines de mes plus vieilles syrahs sont plantées sur les coteaux, dans des sols très calcaires et donnent un résultat exceptionnel : peu de raisin en termes de rendement mais assurément les meilleurs en qualité. Pourtant, ces syrahs sont au même prix que les autres : les caves refusent de distinguer d’éventuels niveaux de qualité sur un même cépage », témoigne dépité Naji Skaff.

Des contrats de production plutôt que du fermage

Viticulteurs et viniculteurs sont liés par des “contrats de production” : la cave s’engage à acheter les vendanges du producteur de raisin sur une période donnée, trois à cinq ans, voire 10 à 15 ans. Dans ce type de contrat, le viticulteur assure la conduite de la vigne tout au long de l’année, en particulier pendant les vendanges. Il paie les investissements nécessaires à la création ou la gestion quotidienne du vignoble. En échange, la cave le rétribue à un prix au kilo fixé d’avance, indexé la plupart du temps sur le coût de la vie, voire sur le prix d’une bouteille de référence. Peu de caves au final recourent à des “contrats de fermage” dans le cadre duquel le propriétaire met son bien foncier à la disposition du domaine vinicole, période assez longue (entre 10 et 25 ans), le domaine assume dans ce cas par lui-même la mise en culture et la production. En cause la législation libanaise qui rend la “location longue durée” trop proche de la pleine possession d’un bien foncier : « L’occupation prolongée du sol par une même famille de métayer crée en fait une sorte de servitude au profit de l’occupant. »