Un article du Dossier

En pleine croissance, le port de Beyrouth s’agrandit

Vincent Sannier

Georges Khouri(1) est un entrepreneur syrien d’Alep spécialisé dans la vente d’outils et de machines-outils. Il a perdu plusieurs millions de dollars quand le bâtiment de dix étages qui abritait son entreprise familiale a été incendié et quand toutes les marchandises qui y étaient stockées ont été volées. Aujourd’hui installé au Liban, Georges Khouri se voit dans l’obligation d’honorer une grosse commande auprès d’un fournisseur chinois. Cinq conteneurs lui avaient été livrés au port de Lattaquié en Syrie : il les a réexpédiés au port de Beyrouth où il a loué des entrepôts dans la zone franche. Les 15 autres conteneurs qu’il attend seront importés directement à Beyrouth. Georges Khouri veut essayer d’écouler une partie de cette marchandise au Liban et d’exporter le reste en Afrique. 
Dans la comptabilité du port, ces conteneurs importés de Chine iront grossir les statistiques des importations destinées au marché libanais. Depuis le début de la guerre en Syrie, le nombre de conteneurs importés est en constante augmentation : près de 310 000 en 2012, soit une hausse de 8,5 % par rapport à 2011. Et la tendance s’accélère : sur les quatre premiers mois de 2013, le nombre de conteneurs importés pour le marché local a bondi de plus de 20 % par rapport à la même période l’an passé.
Le conflit syrien et ses multiples conséquences expliquent en partie l’activité croissante du port de Beyrouth. Des entrepreneurs syriens réfugiés au Liban, à l’image de Georges Khouri, réimportent leurs marchandises à Beyrouth. Les grandes organisations qui viennent en aide aux Syriens (PAM, Croix-Rouge, UNHCR, etc.) passent par le port de Beyrouth pour acheminer de l’aide. Le choc démographique que constitue l’arrivée d’environ 520 000 réfugiés syriens dans un pays qui compte 4,2 millions d’habitants accroît les besoins de la consommation nationale (ce chiffre correspond aux réfugiés recensés par le Haut-Commissariat de l’Onu pour les réfugiés ; au total, les Syriens sont plus d’un million au Liban selon la Sûreté générale). Enfin autre explication, avancée par Élie Zakhour, président de la Chambre internationale de navigation de Beyrouth : de nombreux conteneurs importés sont en fait destinés à la Syrie. « Depuis les sanctions imposées contre la Syrie (par les États-Unis et l’Union européenne), le Liban est devenu une base de réexportation des marchandises pour le marché syrien. Avant le conflit, les commerçants libanais n’importaient que pour le marché domestique. La moyenne des conteneurs importés était de 22 000 par mois. Aujourd’hui, c’est 26 000. Les commerçants libanais importent davantage de conteneurs pour couvrir les marchés syriens. Une partie des 4 000 conteneurs supplémentaires est achetée à Beyrouth par des commerçants syriens, pour ensuite être exportée vers la Syrie en camion. » Cette pratique dure depuis plusieurs mois, mais fluctue en fonction de la situation aux frontières libano-syriennes, fermées depuis avril 2013.
C’est un changement de taille : avant la guerre, les commerçants syriens n’avaient pas le droit d’importer via les ports libanais. L’État syrien les obligeait à faire passer leurs marchandises par les ports syriens de Lattaquié ou de Tartous, sauf à quelques exceptions, notamment pour les matériaux très lourds (les générateurs pour centrales électriques, par exemple). « Les autorités syriennes ont désormais besoin d’utiliser le port de Beyrouth, assure Élie Zakhour. Beaucoup d’usines syriennes sont détruites, les industriels ne peuvent plus produire suffisamment, les autorités ne mettent donc plus d’obstacles au transit. Par exemple, avant la guerre, il fallait des déclarations à l’avance pour importer des marchandises depuis le Liban. Aujourd’hui cela n’est plus nécessaire. » « La loi syrienne est toujours en vigueur mais de facto les autorités syriennes ne peuvent plus l’appliquer », confirme Fouad Bawarshi, vice-directeur général de Gezairi Transports, une société de transport et de logistique présente au Liban mais aussi en Syrie ou encore en Irak.

Stratégie de contournement

L’instabilité en Syrie se reflète aussi dans les exportations du port de Beyrouth : le nombre de conteneurs exportés depuis le port par des navires libanais a ainsi grimpé de près de 22 % l’an passé. Le phénomène prend là aussi de l’ampleur : sur les quatre premiers mois de l’année, le nombre de conteneurs exportés a bondi de 47 % ! La Syrie n’étant plus sûre, les exportateurs qui habituellement passaient par les voies terrestres passent de plus en plus par la mer. « Depuis le mois de mars, explique Hassan Jaroudi, le président du Syndicat des agents maritimes, le trafic de produits frais a été dévié vers le port de Beyrouth d’où les marchandises sont pour la plupart transportées par conteneurs frigorifiques. » « La fermeture des frontières entre la Syrie et la Jordanie et entre la Syrie et la Turquie a rendu difficile le passage des marchandises qui transitent par la Syrie, explique Fouad Bawarshi. Les camions libanais qui transportent des fruits et légumes ne peuvent plus atteindre l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis. Ils doivent trouver des routes alternatives. »
Des liaisons maritimes régulières ont d’ores et déjà commencé à s’établir. C’est le cas de la ligne reliant Tripoli à Duba en Arabie saoudite, via Port-Saïd en Égypte, dont l’ouverture a été annoncée en mai par le ministère de l’Agriculture. Il s’agit d’exporter des produits agricoles libanais avec des bateaux Ro-Ro (roll in-roll off : le camion est chargé directement dans le bateau). Faisant la navette au moins deux fois par semaine, cette nouvelle ligne régulière permet de pérenniser les initiatives prises en 2012 par le gouvernement pour permettre aux exportateurs de fruits et légumes de trouver de nouveaux débouchés : « Avant même que le conflit prenne de l’ampleur, nous avons posé la question : supposons que la situation se complique, comment allons-nous faire pour passer en Syrie ? Nous avons donc étudié l’hypothèse du transport maritime. Quand la situation s’est détériorée nous étions prêts », dit Ghazi Aridi, le ministre des Travaux publics et des Transports. Hassan Jaroudi poursuit : « Début 2012, le ministre des Travaux publics et des Transports, le ministre de l’Agriculture et le Syndicat des agents maritimes ont signé un protocole pour favoriser le transport de produits agricoles par bateau avec des conteneurs frigorifiques. C’était une nouveauté, car les exportateurs étaient habitués à utiliser des camions. On leur a expliqué que les conteneurs frigorifiques étaient plus efficaces pour conserver au frais leur marchandise. Ce fut une réussite. En 2012, la moitié des produits agricoles exportés par le Liban est passée par la mer. Avant, ce trafic était inexistant. »
Les exportateurs se sont donc lancés dans une stratégie de contournement de la Syrie. Problème : atteindre l’Irak ou les pays du Golfe par la voie maritime plutôt que par la voie terrestre entraîne un renchérissement considérable du coût de l’exportation. « Toutes les nouvelles routes sont chères, précise Fouad Bawarshi. Quand on envoie des camions sur des bateaux Ro-Ro à Port-Saïd en Égypte, le conducteur du camion doit prendre l’avion jusqu’au Caire, récupérer son camion, rejoindre Suez, embarquer sur un deuxième Ro-Ro pour traverser la mer Rouge avant d’atteindre enfin l’Arabie saoudite. Cela revient à 9 000 dollars contre 9 000 rials saoudiens auparavant (2 500 dollars) ! L’alternative, au départ de Tripoli, c’est d’aller en Irak en passant par la Turquie. Un Ro-Ro va jusqu’à Mersine, puis le camion continue jusqu’à l’Irak. C’est 6 500 dollars. Normalement, un camion réfrigéré qui va directement en Irak sans passer par la mer coûte 2 600 dollars. »
Fouad Bawarshi poursuit : « L’alternative au Ro-Ro, c’est le conteneur. J’y suis favorable, mais le problème c’est le temps de transit dans les ports. Hormis à Djeddah en Arabie saoudite, le temps de transit est long dans les autres ports du Golfe. Si on peut atteindre Jebel-Ali (aux Émirats arabes unis) par porte-conteneur en 14 jours c’est acceptable. Mais actuellement c’est 30 jours. L’heure est venue pour une compagnie comme la nôtre et pour les agents maritimes de se montrer inventifs ! » Pour Fouad Bawarshi, le gouvernement libanais devrait aussi prendre des contacts avec les gouvernements des pays du Golfe pour faciliter les formalités de transit.


(1) Les noms ont été changés.

L’activité des ports syriens en chute libre


L’activité des ports syriens a drastiquement chuté depuis le début du conflit dans le pays. La quantité de marchandises transportées en vrac (non conteneurisées) traitées dans les deux principaux ports commerciaux, Lattaquié et Tartous, s’est établie à 11,8 millions de tonnes en 2012, en baisse de 39 % par rapport à 2011, selon les chiffres dévoilés par le vice-ministre syrien des Transports, Imad Abdul Hay, au quotidien al-Thawra et cité par The Syria Report. L’activité conteneurisée recule elle de 28 %, passant de 575 000 EVP à 409 000 EVP. Selon The Syria Report, cette chute d’activité s’explique par la contraction générale de l’activité économique en Syrie, la dévaluation de la livre syrienne qui accroît le coût des importations, les sanctions internationales contre les secteurs bancaire et pétrolier, et l’augmentation des droits de douane. Un décret gouvernemental du 12 février 2012 a en effet renchéri de 40 à 80 % les tarifs pour les vêtements, les tapis, l’eau minérale, le chocolat, le fromage, les biscuits, les pâtes, l’alcool, le tabac, les équipements ménagers électroniques ou encore les ustensiles de cuisine. Le gouvernement a présenté cette hausse comme un coup de pouce au secteur industriel, les produits concernés par cette protection douanière étant aussi fabriqués en Syrie. D’autres produits alimentaires et manufacturés non produits en Syrie ne sont pas visés. À Tartous, la compagnie philippine ICTSI (International Container Terminal Services Inc.) s’est désengagée de l’exploitation du terminal de conteneurs en raison de la détérioration de la situation économique et sécuritaire. « Le gouvernement a depuis repris la main », indique Fouad Bawarshi, vice-directeur général de la compagnie de transport logistique Gezairi, qui dispose d’une filiale syrienne. À Lattaquié, en revanche, l’exploitant du terminal, CMA CGM, continue ses opérations en dépit de la baisse d’activité. Le groupe y emploie toujours 550 personnes.


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