Alors que les combats continuent à faire rage en Syrie, les autorités réfléchissent à un projet d’expropriation des habitants dans les quartiers rebelles au bénéfice d’entreprises de droit privé.

Le gouvernorat de Damas a annoncé qu’il prévoit de créer une société holding pour la reconstruction de deux quartiers périphériques du sud-ouest de la capitale. Cette holding dont le gouvernorat détiendrait entièrement les parts chapeauterait la reconstruction des deux quartiers informels qui se situent dans les zones cadastrales des quartiers de Qadam, Kafr Sousseh et Darayya, et qui ont été largement détruits durant les trois dernières années du conflit syrien.

Les arrière-pensées politiques de la reconstruction

Ces quartiers avaient été spécifiquement mentionnés dans un décret présidentiel signé en septembre 2012 (décret 66/2012) qui prévoyait leur destruction, l’expropriation de leurs habitants et leur reconstruction suivant un plan d’urbanisme bien défini.
Les autorités syriennes n’ont pas précisé les raisons justifiant la sélection de ces quartiers – plutôt que d’autres tout aussi informels et tout aussi endommagés tels Mazzeh 86 ou ‘Ish al-Warwar. Est-ce une coïncidence s’ils sont largement acquis à l’opposition, de nombreuses manifestations s’y étant déroulées ?
Le régime utiliserait l’arme de la reconstruction comme un moyen de sanctionner les habitants pour leur soutien à l’opposition. Car le décret de 2012 prévoit certes de compenser les habitants expropriés, mais si l’on en juge par les indemnités payées par les autorités syriennes suite aux diverses expropriations menées durant les dernières décennies, il est très peu probable que ces compensations soient financièrement justes.
À la suite de la publication du décret, la presse syrienne a mentionné que d’autres quartiers, tel Jobar, seraient aussi inclus dans le projet d’expropriation et de reconstruction. Ils ont aussi pour particularité de soutenir l’opposition, mais ils sont encore pour certains toujours sous son contrôle.
Bien avant le début du soulèvement en mars 2011, le gouvernement syrien avait débuté une réflexion sur le réaménagement des zones informelles qui se sont développées autour des principales villes syriennes. D’après les statistiques officielles, près de 40 % de la population syrienne vivait dans ces zones situées aux abords de la capitale et d’autres centres urbains.
Bien que les services de l’État étaient déployés, fournissant eau, électricité, centres scolaires et hospitaliers, les conditions d’habitation y étaient mauvaises et posaient de nombreux problèmes socio-économiques, sanitaires, de transport et autres.
Des organismes internationaux, tels l’Union européenne, le GIZ allemand et Jica, une institution japonaise, travaillaient à divers plans d’amélioration et d’organisation du tissu urbain syrien.
Au-delà du bénéfice que le réaménagement de ces zones aurait apporté à leurs habitants, les hommes du pouvoir avaient déjà perçu les bénéfices qu’ils pourraient tirer de la spéculation immobilière, les prix des terrains et de l’immobilier ayant été multipliés par quatre en l’espace d’une décennie dans certains quartiers de Damas et d’autres villes syriennes.

Un Solidere syrien ?

Le choix d’une société holding pour la reconstruction pose un problème d’un autre ordre. La décision du Conseil du gouvernorat prévoit que ce dernier détiendra toutes les parts de la holding, mais elle ne détaille pas l’actionnariat des filiales de la holding, qui seront en pratique en charge du développement et de la reconstruction de ces quartiers. Le gouvernorat mentionne que des “partenariats” seront établis avec le secteur privé sans préciser leur nature. Quoi qu’il en soit, il y a peu de doutes sur la volonté des autorités syriennes d’associer des investisseurs privés au projet d’expropriation et de reconstruction.
Si la holding devait être créée et la population expropriée, on se retrouverait dans un schéma où des particuliers seraient expropriés au bénéfice d’investisseurs privés avec l’approbation de l’État, une situation assez similaire au projet de Solidere.
Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois que les autorités syriennes tentent d’exproprier des habitants pour le bénéfice d’investisseurs privés. En 2007, le gouverneur de la ville de Homs, Iyad Ghazal, avait signé un protocole avec la société de développement immobilier qatarienne Diar pour l’expropriation de pans entiers du centre-ville et le développement d’un grand projet immobilier connu sous le nom de “Rêve de Homs” qui aurait comporté des espaces commerciaux et des bureaux. On prêtait déjà à l’époque à Iyad Ghazal, qui était très proche du président syrien, l’idée de répliquer Solidere.
Le projet avait soulevé l’indignation des habitants de la troisième ville syrienne et une grande manifestation avait réuni des centaines de propriétaires et de commerçants qui craignaient d’être lésés, poussant le gouvernement à annuler le projet sine die. À l’époque, l’organisation d’une manifestation en Syrie était de l’ordre exceptionnel, ce qui reflétait déjà le niveau élevé d’exaspération de la population contre les pratiques des hommes du pouvoir syrien. Iyad Ghazal et le projet qu’il avait essayé de promouvoir étaient le symbole de cette nouvelle élite affairiste qui avait accompagné l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad.
En avril 2011, à peine trois semaines après le début du soulèvement et alors que les manifestations commençaient à toucher Homs, Bachar el-Assad tirait les conséquences du rejet de la population et annonçait le renvoi d’Iyad Ghazal.

Un projet qui trahit la mentalité affairiste du régime

Les circonstances ont changé depuis 2007 et le décret de 2012 portant décision de création de la holding ont suscité peu de réactions. Et rien n’empêche la duplication du concept à d’autres parties du pays. La population n’a en effet plus aucune illusion sur ses dirigeants et ne peut de toute manière pas risquer de s’opposer à eux. La question qui se pose est celle du financement de tels projets. Solidere a bénéficié de la stature de son mentor, Rafic Hariri, de ses liens avec la finance des pays du Golfe et de son objectif de refaire de Beyrouth une plaque tournante régionale de la finance et des services.
Rien de tel en Syrie, où tant le gouvernement que les hommes d’affaires qui lui sont associés sont largement coupés des circuits économiques et financiers régionaux et internationaux, sans parler du fait que le projet de reconstruction de ces quartiers ne porte aucune vision économique particulière.
Pour beaucoup d’analystes, ce projet d’expropriation et de reconstruction de ces deux quartiers périphériques de la capitale à travers une société holding trahit la mentalité et la vision économique des décideurs syriens à plusieurs égards : outre le fait qu’il vise d’abord à punir les franges de la population qui se sont opposées au régime, ce projet concerne les segments les plus pauvres de la société avec peu d’égards pour leurs besoins et leurs intérêts. Au contraire, c’est une vision condescendante qui prime : selon les médias officiels, la reconstruction de ces quartiers vise à mettre fin à la “distorsion visuelle” qu’ils créent.
Ce projet est aussi fondé sur une vision de la politique économique qui privilégie le secteur immobilier au détriment d’autres secteurs productifs de l’économie ; il rentre dans le cadre d’une politique d’accumulation rapide et facile des profits pour les élites affairistes associées au régime qui veulent également profiter de la faiblesse actuelle des prix réels de l’immobilier et capitaliser sur la hausse qu’engendrera la fin du conflit dans un avenir plus ou moins proche ; il ne porte aucune réflexion sur les sources du problème du développement de ces zones informelles, à savoir la migration des populations des zones rurales vers les zones urbaines à cause de la crise socio-économique que vivent les campagnes syriennes depuis plusieurs décennies.
Au vu de l’isolement de la Syrie, de la poursuite des combats et du manque de financement, la reconstruction n’est pas près de commencer. Mais si elle devait prendre la forme envisagée par les autorités syriennes à travers ce projet, elle n’augurerait rien de bon pour l’avenir du pays.