Un décret présidentiel autorise les municipalités syriennes à confier la gestion de leur patrimoine aux investisseurs privés. Beaucoup craignent que ce soit une manière d’octroyer aux Iraniens une contrepartie à leur aide financière au régime.

Les investisseurs syriens ont dorénavant le droit de gérer des actifs publics et d’offrir des services qui étaient jusque-là du ressort exclusif de l’État. Le 3 mai un décret présidentiel a octroyé aux administrations locales syriennes, c’est-à-dire tous les échelons administratifs inférieurs aux gouvernorats, telles les municipalités, le droit d’établir des sociétés holding pour gérer leurs actifs.
Le capital de ces holdings doit être entièrement détenu par les municipalités, ce qui donne un semblant de protection des intérêts publics. Mais les filiales que ces holdings doivent établir pour gérer ces actifs – puisque la loi limite l’activité des holdings à la détention de parts dans d’autres sociétés – pourront être détenues conjointement avec des investisseurs privés.
En plus de la gestion d’actifs, tel le patrimoine immobilier et foncier des municipalités, le décret autorise aussi celles-ci à céder la gestion des services publics à ces sociétés. À travers leurs filiales, les holdings pourront octroyer des permis de construire, prélever des taxes locales, gérer des centres de services aux citoyens et développer des infrastructures pour le compte des municipalités.
En théorie donc, l’octroi de permis de construire par la municipalité de Damas peut maintenant être de la responsabilité d’une entreprise détenue en majorité par des investisseurs privés avec, comme actionnaire minoritaire, une holding créée par la municipalité.
En prévision de la reconstruction du pays, la responsabilité de l’octroi de permis de construire et du développement des infrastructures fournit à ces entreprises des sources de revenus quasiment ininterrompues pour les décennies à venir. Le potentiel de croissance des prix de l’immobilier et du foncier offre également des perspectives de profit très intéressantes. Dans la forme et dans le fond, ce nouveau texte de loi soulève de nombreuses questions.
Contrairement à la pratique, qui consiste à débattre des projets de loi dans la presse locale – à défaut de démocratie les apparences d’un débat public sont en général préservées par le régime syrien –, ce décret a été approuvé en catimini, presque dans l’anonymat, comme si les autorités souhaitaient le moins de publicité possible.
La seule déclaration faite par un officiel syrien est celle du ministre de l’Administration locale, qui fait aussi office de vice-Premier ministre, Omar Ghalawanji. Il s’est voulu rassurant en annonçant que le texte permettrait d’augmenter les revenus des municipalités tout en réduisant la bureaucratie.
Sur le fond, le texte ne donne aucun détail sur le mode de fonctionnement et de gestion des holdings et de leurs filiales, ni sur les pouvoirs accordés à leurs conseils d’administration.
Il ne précise pas non plus qui de la holding, de ses filiales ou de la municipalité fixera le niveau des taxes locales, le coût d’octroi d’un permis de construire ou le montant des frais que ces entreprises percevront en contrepartie des services fournis.
Le décret offre par ailleurs à ces entreprises des privilèges étendus. Alors qu’elles seront établies sous la forme de sociétés commerciales, ces entreprises bénéficieront également des privilèges normalement accordés aux entreprises du secteur public pour ce qui a trait aux contrats publics (article 8 de la loi). Par ailleurs, les actifs dont elles auront la charge seront entièrement exonérés d’impôts et de taxes (article 3).
Dans ses dispositions générales, le décret ressemble à une loi approuvée en 2012 autorisant la création d’une holding pour chapeauter la reconstruction de deux quartiers informels de Damas. Là encore le texte prévoyait que la holding soit entièrement détenue par le gouvernorat de Damas et que ses filiales soient détenues conjointement avec le secteur privé (voir Le Commerce du Levant de septembre 2014).
Les conséquences du texte actuel sont cependant beaucoup plus importantes, car il s’applique en théorie à toutes les municipalités et autres administrations locales du pays, et prévoit l’extension des prérogatives du secteur privé à des domaines beaucoup plus larges puisque le prélèvement de taxes ou les services aux citoyens sont également concernés.
Dans de nombreux pays, en particulier en Occident, la délégation de pouvoirs au secteur privé pour la gestion d’actifs publics ou la prise en charge de tâches qui sont normalement de la responsabilité des autorités publiques est une pratique de plus en plus courante. Cependant, elle se fait généralement dans un cadre juridique clair et transparent, et avec des règles de gouvernance établies qui tentent de préserver au mieux l’intérêt public.
Rien de cela dans le cadre syrien, ou bien avant le début du soulèvement populaire en mars 2011 la corruption et le népotisme avaient pris une dimension systémique.
Il fait donc peu de doutes que cette loi est d’abord destinée à bénéficier aux hommes d’affaires proches du régime syrien. Eux seuls possèdent l’influence, les moyens financiers, le pouvoir de coercition, qui leur permettront de négocier dans les meilleurs termes la gestion des actifs les plus chers du pays.

Une voie ouverte aux investissements iraniens

Le décret soulève cependant également des craintes sur l’entrée d’étrangers dans le capital des filiales des holdings et en particulier d’investisseurs iraniens.
Des articles récemment parus dans la presse régionale ont fait état d’une demande de Téhéran que toute négociation sur le prêt de nouveaux fonds à Damas comporte des garanties, sous la forme d’actifs, pour servir de contrepartie.
Depuis 2013, la faiblesse des recettes fiscales et de devises a rendu Damas de plus en plus tributaire des largesses financières de l’Iran. Or, après avoir déboursé des milliards de dollars pour soutenir son allié, Téhéran serait aujourd’hui très réticent à octroyer de nouveaux prêts et de nouvelles facilités de paiement sans de solides garanties.
Le décret ne prévoit pas de disposition particulière à l’égard des investissements étrangers. Le texte stipule que les holdings et leurs filiales seront créées dans le cadre du code du commerce et de la loi sur les sociétés, deux lois qui ne prévoient pas de plafond à la participation d’investisseurs étrangers. En théorie, les filiales à établir pourront donc être détenues en majorité par des Iraniens ou d’autres investisseurs étrangers.
Ces craintes d’une emprise croissante de Téhéran sur le patrimoine syrien font écho aux rumeurs croissantes à Damas sur l’achat par les Iraniens d’actifs immobiliers dans la capitale syrienne, y compris dans la vieille ville de Damas. L’investissement par les étrangers dans les secteurs immobiliers et fonciers étant très strictement réglementé, ces achats se font en général par l’entremise de particuliers syriens de confession chiite, ce qui rend impossible la confirmation des rumeurs, mais contribue à alimenter les spéculations.
Si ces craintes devaient se confirmer, elles signaleraient deux tendances lourdes aux conséquences très importantes.
D’une part la réduction continue de la sphère publique au profit d’investisseurs véreux. Cette tendance avait débuté bien avant le soulèvement et peut même être considérée comme un des nombreux facteurs y ayant contribué, mais elle prend aujourd’hui une dimension beaucoup plus importante, car elle autorise l’accaparation d’une grande partie de l’espace public syrien.
D’autre part, elle garantirait à l’Iran, à travers sa mainmise sur ces actifs, une influence sur la scène politique syrienne qui durerait bien après la fin éventuelle du régime actuel.