Pour la première fois depuis des mois, les députés libanais ne se sont pas contentés de faire de la figuration : les 12 et 13 novembre, en deux séances présentées comme “nécessaires” pour l’économie du pays, ils ont adopté pas moins de 35 lois. S’agissait-il de textes essentiels comme une loi de finance, l’État fonctionnant sans budget depuis 2005, d’une loi sur la concurrence ou sur la corruption ? N’exagérons rien. L’argument de nécessité concernait surtout le besoin de préserver le système bancaire et les flux financiers vers le Liban. Les élus en ont profité aussi pour autoriser le gouvernement à dépenser sans compter et prolonger la possibilité pour le secteur privé de grignoter le monopole d’Électricité du Liban. Décryptage.

Au chômage technique depuis avril 2014, les parlementaires ont repris du service en novembre dernier, pour deux séances exceptionnelles considérées comme une hérésie par de nombreux constitutionalistes. Ces derniers rappellent que la Chambre a été convoquée le 23 avril dernier pour élire le nouveau président de la République, et qu’elle n’est donc plus « considérée comme un corps législatif mais comme un collège électoral dont l’obligation est de procéder directement à l’élection du chef de l’État sans débat et sans aucune autre action », conformément à l’article 75 de la Constitution. La classe politique libanaise, à l’exception du parti phalangiste, a toutefois trouvé le moyen d’interpréter le texte différemment, arguant de la “nécessité” de légiférer.

Comment cette “nécessité” a-t-elle été justifiée ?
Le premier argument évoqué est le risque pour le pays de perdre des financements et sa crédibilité vis-à-vis des bailleurs de fonds internationaux. La Banque mondiale avait en effet mis en garde contre l’annulation de ses prêts au Liban si les conventions de financement n’étaient pas ratifiées par le Parlement avant fin décembre. Les parlementaires ont ainsi approuvé une quinzaine de prêts, octroyés par différentes institutions, pour un montant supérieur à 1,1 milliard de dollars.
L’autre risque présenté comme “fondamental” était de retrouver le Liban sur la liste noire du Groupe d'action financière (Gafi) ou du Forum mondial de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), s’il n’adaptait pas sa législation en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et
l’évasion fiscale. Quelques jours avant la séance, le ministre de l’Intérieur Nouhad Machnouk avait été jusqu’à brandir la menace d’un effondrement de la livre libanaise. Des discours jugés un peu trop alarmistes par les connaisseurs du système. « Il n’est évidemment pas bon pour le Liban, et son secteur financier, d’être perçu par la communauté internationale comme un pays favorisant le blanchiment et l’évasion fiscale, souligne l’un d’entre eux. Cela aurait accru les risques systémiques, mais sans pour autant provoquer un choc grave. » Le Liban était sur la liste noire du Gafi jusqu’en 2002.

Quelles lois antiblanchiment ont-elles été adoptées ?
Trois projets de loi déposés au Parlement en 2012 étaient à l’ordre du jour. Le premier introduit l'obligation de déclarer aux douanes toute somme supérieure ou égale à 15 000 dollars (ou son équivalent dans d'autres devises) transportée en numéraire (espèces, chèques, titres, etc.) lors du passage des frontières libanaises. Ce texte a fait l’objet de débats, certains députés craignant son impact sur les mouvements des expatriés et exigeant des garanties quant à la confidentialité des données collectées par les douanes. Ils ont obtenu que quiconque puisse transporter jusqu’à 15 000 dollars en numéraire sans obligation de déclaration en dessous de ce seuil, quel que soit l’âge du voyageur, et que le registre, conjointement géré par les douanes et la Commission spéciale d'investigation (CSI), reste secret.
Le deuxième texte adopté permet à un pays tiers de demander à la CSI, qui relève de la Banque du Liban, de lever le secret bancaire concernant une personne physique ou morale, au cas où cette dernière ferait l'objet de soupçons sérieux d'évasion fiscale. Un privilège accordé aux fiscs étrangers, mais pas libanais.
Le troisième texte amende la loi de 2001 en définissant le blanchiment comme un crime en soi – que les professions soumises au secret professionnel (notaires, avocats, banquiers, etc.) sont désormais tenues de signaler à la CSI – et élargit son champ pour y inclure, entre autres, le financement des organisations terroristes, la corruption et le trafic d'influence, ou encore les infractions relatives à la propriété intellectuelle. Ce texte élargissait également les compétences de la CSI, lui donnant un pouvoir quasi absolu, sans recours possible. Le député Nawaf Moussaoui a toutefois obtenu une limitation de la durée d’un éventuel gel des avoirs à six mois, renouvelables une fois, après consultation avec le procureur général près la Cour de cassation. Il a également obtenu que ce dernier puisse examiner les recours en cas de contestation d’une décision de la CSI.
Enfin, les députés ont adopté un projet de loi amendant la loi sur le commerce terrestre pour la rendre compatible avec certaines dispositions des lois précitées, tandis qu’un amendement du code de procédure fiscale relatif aux actions aux porteurs a été renvoyé en commission.

Le gouvernement a également profité de cette séance pour obtenir des crédits supplémentaires. Combien et dans quel cadre légal ?
En l’absence de budget, l’exécutif dépense depuis 2005 sans aucun contrôle de la part du Parlement et donc des citoyens. Il se base sur la règle du 12e provisoire qui lui permet, en cas de retard dans l’adoption du budget, de dépenser pendant un mois l’équivalent du dernier mois du budget précédent. De provisoire, conçue pour quelques semaines seulement après l’extinction d’une loi de finance donnée, cette règle est devenue permanente en totale illégalité et anticonstitutionnalité. Comme les besoins de l’État augmentent, le gouvernement demande parfois au Parlement (en 2012 puis en 2014) de lui octroyer des crédits supplémentaires. Prévus par la loi dans des cas spécifiques pour une durée d’un an, ces crédits additionnels ont eux aussi été pérennisés d’année en année.
Pour 2016, le gouvernement avait encore besoin de relever le plafond de ses dépenses. Ironie de l’histoire, ce n’est pas lui qui a demandé des fonds, puisqu’il s’agissait de propositions de loi (émanant donc des élus) et non de projets de loi (émanant de l’exécutif). Deux propositions de loi revêtant un caractère de double urgence (ce qui les dispense de passer en commission parlementaire) étaient donc à l’ordre du jour : l’une pour un crédit additionnel de 861 milliards de livres couvrant les traitements des fonctionnaires, l’autre de
5 417 milliards de livres, couvrant le service de la dette (1 611 milliards), les retraites (865 milliards) et les dépenses courantes et d’investissement (2 941 milliards).
Ces chiffres n’ont pas convaincu l’ancien Premier ministre et ministre des Finances, Fouad Siniora, dont le mandat n’avait pourtant pas vraiment été caractérisé par la transparence budgétaire. Désormais dans l’opposition, il a réclamé une baisse de moitié des dépenses courantes. Après des négociations avec le ministre actuel, Ali Hassan Khalil, qui s’apparentaient à celles des marchands de tapis et non à un débat sur les besoins économiques du pays, le montant des crédits additionnels a été ramené à 4 500 milliards de livres libanaises.
Le gouvernement d’un pays prétendument démocratique a ainsi obtenu l’autorisation de dépenser l’équivalent de 3,5 milliards de dollars supplémentaires l’an prochain, sans discussions sur l’allocation des dépenses ni les moyens de financer ces dépenses, que ce soit au Conseil des ministres ou au Parlement. 
Dans la foulée, les parlementaires ont également approuvé une loi permettant à l’État de dépenser 1 848 milliards de livres pour développer des infrastructures liées à l’armée et une autre lui permettant d’émettre des eurobonds pour un montant total de trois milliards de dollars en 2016, sachant qu’il n’a pas besoin d’une autorisation similaire pour s’endetter en livres libanaises.

Une loi sur la privatisation de la production électrique, qui n’était pas à l’ordre du jour, a également été adoptée. De quoi s’agit-il ?
Cette loi, qui a été rédigée en cours de séance, prolonge une loi votée en avril 2014 à l’initiative du député Robert Fadel. Cette dernière, qui tient en quelques lignes, autorisait le gouvernement à délivrer des permis de production électrique au secteur privé pendant deux ans. Cette autorisation est désormais valable jusqu’en 2018. Elle permettrait aux nombreux opérateurs privés qui ont déjà fait part de leur volonté de produire de l’électricité (à Jbeil, Zahlé ou Tripoli), de produire du courant au même titre qu’Électricité du Liban qui en détient théoriquement le monopole légal. L’octroi de telles licences reviendrait à libéraliser le secteur sans cadre législatif et réglementaire adéquat, prévoyant au minimum une autorité de régulation pour garantir une concurrence loyale et l’intérêt général. Ce, sans aucun débat public sur la question.

Qu’en est-il de la loi sur le mode d’allocation des recettes de la téléphonie mobile aux municipalités ?
Une proposition de loi à ce sujet était inscrite à l’ordre du jour, mais elle n’a pas été votée, les différentes parties ayant convenu de régler ce problème au niveau de l’exécutif, par décret. L’objectif était de définir la règle de distribution  des recettes d’une taxe de 10 % prélevée depuis 1995 sur les factures de téléphonie mobile au profit des municipalités,  mais qui ne leur avaient jamais été reversées. Pendant des années, le ministère des Télécoms les transférait au Trésor, en toute illégalité. Le texte proposé prévoyait un versement direct aux municipalités selon deux critères – le nombre d’habitants recensés et celui des abonnés à la téléphonie fixe – avec des prorata différents pour les villages, les municipalités et les fédérations de municipalités. Cette règle a finalement été adoptée par décret, fin novembre, mais à quelques nuances près. « Le décret prévoit que les sommes transitent par la Caisse autonome des municipalités (CAM) ce qui laisse la possibilité à l’État, à l’avenir, de déduire  de ces sommes le paiement de certains services, comme ceux de Sukleen », déplore le député Ibrahim Kanaan. Cela ne sera néanmoins pas le cas cette année. Les trois décrets émis le 30 novembre prévoient le versement de la totalité des sommes dues aux municipalités, sans ponction préalable. Ces dernières devraient recevoir 1 200 milliards de livres, dont 527 milliards de revenus  de la CAM pour 2014, et 673 milliards de livres provenant de la téléphonie de 2010 à 2014. Le versement des sommes dues pour la période de 1995 à 2010, en revanche, sera « échelonné ».

Les principales lois adoptées

Les lois ratifiant des accords de prêts internationaux
- Trois prêts de la Banque mondiale : l’un de 474 millions de dollars pour financer le projet de barrage hydraulique de Bisri, un autre de 15 millions pour réduire la pollution industrielle et un troisième de 5,2 millions de dollars pour financer un programme de rationalisation de la procédure budgétaire au sein du ministère des Finances.
- Deux prêts de la Banque européenne d'investissement : l’un de 75 millions d'euros pour l'élargissement de l'autoroute reliant Beyrouth à Tripoli et un autre de 50 millions d'euros pour soutenir les investissements privés dans les énergies renouvelables.
- Deux prêts du Fonds arabe pour le développement économique et social : l’un de 217 millions de dollars pour réparer les infrastructures détruites pendant la guerre de 2006 et un autre de 91 millions pour financer un projet sur le Litani. Deux autres prêts ont également été approuvés pour financer respectivement des équipements médicaux et des projets d'habitat.
- Trois prêts du Fonds koweïtien pour le développement économique arabe : le premier de 70 millions de dollars pour financer un projet sur le Litani, le deuxième de 85 millions pour financer la réhabilitation des centrales électriques de Zouk et Jiyé, et le troisième de 19 millions de dollars pour la construction d'un abattoir à Tripoli.
- Un prêt chinois de coopération technique et économique (8 millions de dollars).
- Un prêt du Fonds koweïtien pour le développement économique arabe pour financer le projet de route entre Karak Nouh et Rayak (Békaa).
- Un prêt accordé par l'Union européenne dans le cadre de sa politique de coopération transfrontalière dans le bassin méditerranéen.
- Un prêt de la Banque islamique pour le développement de l'Université libanaise.

Les lois relatives à la lutte contre le blanchiment
- Une loi introduisant l'obligation de déclarer aux douanes toute somme supérieure ou égale à 15 000 dollars transportée en numéraire lors du passage des frontières libanaises.
- Une loi permettant à un pays tiers de demander à la Commission spéciale d'investigation (CSI) de lever le secret bancaire concernant une personne physique ou morale, en cas de soupçons sérieux d'évasion fiscale.
- Une loi amendant celle de 2001 pour définir le blanchiment comme un crime en soi et élargir son champ pour y inclure, entre autres, le financement des organisations terroristes, la corruption et le trafic d'influence, ou encore les infractions relatives à la propriété intellectuelle.
- Une loi amendant la loi sur le commerce terrestre pour la rendre compatible avec certaines dispositions des lois précitées.

Les lois autorisant des crédits publics
- Une loi qui autorise le gouvernement à procéder à une nouvelle émission d'eurobonds de trois milliards de dollars en 2016.
- Une loi autorisant un crédit supplémentaire de 4 500 milliards de livres, pour couvrir les dépenses de 2016, hors traitements des fonctionnaires.
- Une loi autorisant un crédit supplémentaire de 841 milliards de livres pour financer les traitements des fonctionnaires en 2016.
- Une loi autorisant le gouvernement à dépenser 1 848 milliards de livres pour développer des infrastructures liées à l’armée.

Les lois relatives à des engagements internationaux
- Une loi sur les aménagements fiscaux concédés aux ressortissants des pays de l'Union européenne qui contribuent aux programmes d'aides au Liban.
- Quatre lois instituant ou augmentant les cotisations du Liban au Fonds monétaire international (120 millions de dollars), à la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (80 millions), à la Banque islamique de développement et à l'Organisation arabe pour l'investissement et le développement agricole.

Autres
- Une loi qui prolonge de deux ans le délai d'expiration (initialement fixé à avril 2016) de la loi d'avril 2014 autorisant le gouvernement à délivrer temporairement des permis de production électrique au secteur privé.
- Une loi sur la sécurité sanitaire des aliments, qui introduit le principe de traçabilité dans la chaîne alimentaire et crée une Autorité de surveillance du secteur.
- Une loi permettant aux membres de la diaspora descendants du côté paternel de Libanais inscrits sur les registres de 1921 et de 1924 de récupérer la nationalité libanaise.