L’optimisme est de mise dans les milieux de la distribution de produits de luxe. Après cinq années difficiles, le secteur espère profiter de l’amélioration, relative, de la situation politique pour se refaire une santé.

Le secteur du luxe est toujours fébrile à l’approche des fêtes, cette période pouvant représenter, avec l’été et la fête de l’Adha, jusqu’à 40 % de son chiffre d’affaires annuel. Mais cette année, les attentes sont particulièrement fortes. Si rien n’a changé au niveau de la situation économique du pays, l’élection d’un président de la République, après deux ans de paralysie institutionnelle, a fait souffler un vent d’optimisme que les acteurs du marché espèrent pouvoir exploiter. « Le contexte politique est essentiel, car les anticipations évoluent plus vite que la réalité », souligne le président de l’Association des commerçants de Beyrouth, Nicolas Chammas*. Tous les commerçants le savent, plus un consommateur est confiant dans l’avenir, plus il est enclin à dépenser. L’état d’esprit du client joue un rôle encore plus important dans le cas des produits de luxe, qui, par définition, ne répondent à aucune nécessité. « Le facteur psychologique a pris beaucoup d’ampleur ces deux dernières années, affirme-t-il. Nous avons constaté une érosion progressive des ventes à partir de 2011, puis à une nette dégradation après la vacance présidentielle. Les Libanais ont clairement freiné leurs achats de luxe. » Les consommateurs aisés, qui peuvent se permettre ce type de produits, ne font pas partie des catégories les plus affectées par le marasme économique. Le ralentissement dans les secteurs de l’immobilier ou du tourisme a peut-être contraint certains d’entre eux à réduire leurs dépenses, mais pour Nicolas Chammas, « le problème n’est pas financier. C’est l’envie de consommer qui fait défaut ». « Le luxe, contrairement à d’autres segments, n’a pas souffert par une baisse du pouvoir d’achat, mais du “vouloir d’achat” », résume-t-il.

Baisse des ventes

Aucun chiffre ne permet à l’heure actuelle de mesurer l’activité de la distribution de produits de luxe, malgré son importance dans l’économie locale. Selon l’Association des commerçants de Beyrouth, le luxe au sens large (incluant l’habillement, les accessoires, la maroquinerie, l’horlogerie, la joaillerie, les cosmétiques et l’automobile de luxe) représente environ un tiers du secteur commercial, soit près de 10 % du PIB. Le seul indicateur disponible sur la santé de ce secteur est celui des achats détaxés réalisés par les touristes ou les expatriés, fourni par la société chargée de leur rembourser la TVA, Global Blue. Même si ces statistiques ne concernent que les dépenses des non-résidents, elles sont considérées comme révélatrices, par extension, de l’évolution globale du secteur. Or sur les huit premiers mois de l’année, les dépenses détaxées ont reculé de 12 % par rapport à la même période de 2015. Le nombre de points de vente actifs a également baissé de 10,9 % sur un an, à 1 634 points de vente. « Le segment du luxe s’en sort mieux que le secteur commercial dans son ensemble, qui a reculé de 14 % sur la même période, mais il n’a pas été épargné », commente Nicolas Chammas. Toutes les catégories ne sont pas logées à la même enseigne. « Le grand luxe, qui est très concentré, a sans doute moins souffert que le luxe plus accessible », ajoute-t-il. De nombreux professionnels sollicités par Le Commerce du Levant n’ont pas souhaité s’exprimer à ce sujet. Les témoignages recueillis par différents acteurs du marché confirment toutefois l’existence de disparités, selon les acteurs et les secteurs. Dans l’automobile par exemple, les concessionnaires de marques prestigieuses comme Maserati ou Mercedes ne semblent pas particulièrement inquiets. Dans une interview au site businessnews.com.lb, l’agent de la célèbre voiture de sport, Ferrari, a même annoncé une hausse des ventes de 20 % cette année.
En revanche, les temps sont un peu plus difficiles pour les parfums et cosmétiques de luxe. Selon le directeur général de la filiale du groupe L’Oréal au Liban, Philippe Patsalides, le marché libanais est en baisse depuis 2014. Le groupe français tire toutefois son épingle du jeu, tout comme certains détaillants multimarques comme l’enseigne C&F du groupe Fawaz. Dans le secteur de la mode, « les ventes ont été affectées », assure Mia Karam, directrice de marque chez Luxury Clothing Company – qui représente une quinzaine de marques d’habillement de luxe – sans avancer de chiffres.

Des soldes à répétition

La frénésie des soldes, y compris dans les enseignes de luxe, témoigne néanmoins des difficultés rencontrées par les distributeurs. « En temps normal, un commerçant doit vendre entre 60 et 70 % de ses produits à plein tarif. Aujourd’hui, certaines enseignes écoulent à peine 30 % hors soldes », affirme Toni Gedeon, PDG de Gedeon & Co. qui représente notamment la marque italienne de chaussure et de maroquinerie, Salvatore Ferragamo.
Le recours fréquent aux remises atteste d’un repositionnement depuis 2011 sur un marché local, plus restreint. Dans tous les pays, les touristes sont une composante essentielle du marché du luxe, car ils consomment en général en pleine saison, et sont moins regardants sur les prix. Au Liban, les riches Arabes du Golfe représentaient « jusqu’à 25 % du chiffre d’affaires du luxe en haute saison », souligne Nicolas Chammas. Depuis le début de la guerre en Syrie, ils se sont raréfiés. « Près de 55 % des dépenses détaxées avant 2011 étaient réalisées par des ressortissants des pays du Golfe », contre 37 % aujourd’hui. La part des Saoudiens, qui effectuaient à eux seuls 20 % des achats, est tombée à 13 % au troisième trimestre 2016. La hausse des touristes syriens, irakiens ou égyptiens n’a pas compensé la perte de cette clientèle au fort pouvoir d’achat. Quant aux Libanais expatriés, « ils ont pallié l’absence de touristes dans un premier temps. Mais à partir de 2014, leur contribution a été réduite en raison de la détérioration de la situation au Liban et le ralentissement économique dans la région », explique-t-il. Les enseignes ont donc dû se contenter d’une clientèle locale, plus exigeante sur le choix des collections et sur les prix. « Les Libanais aisés voyagent beaucoup et comparent les prix à l’international, explique Cheryl Matar, responsable de la formation sur le management du luxe au sein de l’École supérieure des affaires (ESA). L’affaiblissement de l’euro ces dernières années a rendu les prix en Europe beaucoup plus attractifs, alors qu’au Liban les commerçants doivent dégager des marges importantes pour compenser un volume limité. »

Compression des coûts

Pour préserver les marges, les commerçants ont taillé dans deux principaux postes de coûts : les loyers et la masse salariale. Les propriétaires des locaux commerciaux au centre-ville de Beyrouth, centre névralgique du luxe, ont fait « preuve de souplesse », estime Nicolas Chammas, en citant notamment Solidere « qui a baissé les loyers de 10 à 15 % ». Lors des négociations, les grands groupes, qui détiennent plusieurs enseignes, ont certainement été en meilleure position que les boutiques isolées. « Mais il y a aussi au centre-ville des propriétaires individuels qui n’ont pas été aussi compréhensifs », tempère Toni Gedeon, en affirmant qu’en théorie « le loyer ne doit pas représenter plus de 10 à 15 % du chiffre d’affaires ». Pour sa part, Izzat Traboulsi, le directeur général de T2 Trading (détaillant de la marque allemande Hugo Boss), estime que « les prix pratiqués par Solidere reflètent aujourd’hui la réalité du marché, mais ce n’est pas le cas de certains centres commerciaux où les loyers sont deux fois plus élevés qu’au centre-ville ».
En ce qui concerne les employés, « il y a eu des vagues de licenciements », reconnaît Nicolas Chammas, en soulignant toutefois qu’il n’y a pas eu « d’effet de substitution par une main-d’œuvre étrangère, comme dans d’autres secteurs », pour ménager la psychologie des clients. Certains salaires ont également été revus à la baisse. « La force de vente, la population la plus vulnérable, a été la première victime de la politique de réduction des charges salariales, déplore Cheryl Matar. Cela a malheureusement entraîné une baisse de la motivation des vendeurs, qui sont pourtant l’une des clés de la réussite dans ce secteur. »
En matière de prix, les commerçants interrogés assurent suivre les prix imposés ou recommandés par les groupes de luxe mondiaux, imputant la différence par rapport à l’étranger constatée par les acheteurs aux coûts de transport et de dédouanement. « Les grandes maisons commerciales ont longtemps imposé des prix au Moyen-Orient supérieurs à ceux de l’Europe, affirme Nicolas Chammas. Mais depuis quelques mois, pour accompagner les variations de change, les prix ont été réduits dans les pays dollarisés et relevés dans la zone euro. » Selon lui, les prix affichés au Liban ont été réajustés, accentuant la baisse du chiffre d’affaires dans le secteur. Mais « cette baisse devrait être compensée dans les mois à venir par un effet volume », amplifié par un éventuel regain de confiance. « Si l’embellie politique se confirme, la croissance au dernier trimestre sera positive par rapport à celle de 2015 », assure-t-il. Son optimisme est partagé par la plupart des professionnels, qui se souviennent avec nostalgie de la dernière élection présidentielle, en 2008.

L’euphorie post-2008

« L’accord de Doha a été suivi par une forte croissance en 2009 et 2010, des années d’euphorie pendant lesquelles les commerçants ont développé leurs points de vente, leurs stocks et leurs investissements », se rappelle Nicolas Chammas. C’est à cette période que les grands noms de la planète luxe ont investi Beyrouth, ouvrant près d’une vingtaine de boutiques dans le centre-ville. Le leader incontesté de la distribution de luxe au Liban, le groupe Aïshti, dirigé par Tony Salamé, a étendu son portefeuille de marques tandis que de nouveaux acteurs, libanais et régionaux, ont fait leur apparition sur le marché local, parmi lesquels Luxury Clothing Company, le groupe Chalhoub, leader du luxe au Moyen-Orient, ou Galop SAL, qui a implanté Hermès.
À l’époque, Patrick Chalhoub, PDG du groupe éponyme, estimait que « le marché du luxe pourrait enregistrer une croissance aux alentours de 20 % par an à Beyrouth, à condition que la stabilité se confirme sur le long terme ». Elle ne s’est pas confirmée et le réveil, à partir de 2011, a été douloureux. Mais les professionnels semblent avoir intégré cette donne. « Le marché libanais n’est pas progressif, explique le PDG de Fawaz Holding, Imad Fawaz. Il peut bloquer pendant des années, puis se rattraper les années suivantes. Entre 2005 et 2008 par exemple, la croissance des boutiques C&F au Liban a évolué entre 0 et -4 %. Puis entre 2008 et 2010, l’enseigne a pratiquement doublé de taille, avant de stagner à nouveau à partir de 2011, avec parfois des périodes de baisse. »
Au-delà de l’instabilité politique et sécuritaire, le Liban reste considéré comme un marché porteur. Les grandes marques continuent de voir Beyrouth comme une « vitrine du Moyen-Orient », même si elle est clairement concurrencée par Dubaï. Malgré le développement des boutiques de luxe dans le Golfe, « les Arabes aiment déambuler dans les rues de Beyrouth, car dans leur pays d’origine le shopping est limité aux centres commerciaux », affirme Nicolas Chammas. Les expatriés sont également un atout considérable, notamment ceux qui viennent de pays d’Afrique où l’offre n’est pas aussi abondante qu’au Liban.
Mais le pays peut aussi compter sur sa demande interne. « La consommation est soutenue par une épargne très importante, comme en témoigne la taille des dépôts dans les banques », souligne le président de l’Association des commerçants de Beyrouth. Et contrairement à d’autres pays, le secteur ne dépend pas seulement des “High Net Worth Individuals”, un terme utilisé dans le jargon financier pour qualifier les personnes qui se trouvent à la tête d’actifs valant au moins un million de dollars (sans compter leur résidence principale et les biens de consommation). « Il y a aussi des gens relativement aisés qui aiment le luxe et la mode. Ils n’achètent pas tous les jours, mais ils sont prêts à faire des sacrifices pour s’offrir une marque », souligne Izzat Traboulsi. Ce vivier de consommateurs du luxe est alimenté par la culture très méditerranéenne de l’ostentation et des signes extérieurs de richesse, même s’ils ne reflètent pas toujours la réalité sociale.

*Nicolas Chammas est également directeur du groupe Chammas, agent de la maison Chanel, mais il n’a pas souhaité s’exprimer à ce titre.