Un article du Dossier

À la rencontre de la livre libanaise

Ils sont pliés en deux au fond de la poche ou bien rangés dans le portefeuille. Les six billets de livres libanaises partagent notre quotidien jusqu’à la discrétion. Discrets sur ce qu’ils sont, ce qu’ils racontent du Liban, sur ceux qui les pensent et les conçoivent. Pourtant, derrière sa banalité, le billet de banque a une histoire à raconter : celle de la construction et de l’unité du pays. C’est le sens de l’initiative de Abdo Ayoub, le plus grand collectionneur au monde de billets du Liban. Ce billetophile, qui a dédié trente ans de sa vie à la monnaie libanaise, propose (et c’est une première) des livrets permettant aux collectionneurs néophytes ou plus experts d’y insérer leurs propres billets avec force explications, à la façon des livrets de philatélie, son autre passion (Abdo Ayoub est aussi président de l’Association libanaise de philatélie). Un premier volume sorti chez LibanPost couvre la période de 1964 à 1988 (voir page 42) et un prochain, attendu en avril 2017, s’intéressera aux premières années de la République libanaise, sur la période de 1942 à 1950.

Reconstitution des archives

Le travail de reconstitution des archives du billet libanais, réalisé par Abdo Ayoub – qui a fait l’objet d’un livre en 2004 intitulé “La Monnaie du Liban de ses origines à nos jours” aux éditions Aleph –, remonte sans surprise à la chute de l’Empire ottoman. Avant cela, point de livres syriennes, libano-syriennes ou libanaises.
C’est durant la Première Guerre mondiale qu’est aboli le privilège d’émission de la Banque impériale ottomane, après le départ des directeurs français et anglais. Quelques mois après la chute de l’Empire ottoman (octobre 1918), la Banque de Syrie, une société anonyme française constituée de capitaux privés, s’installe dans les bâtiments de la Banque impériale ottomane à Aïn el-Mreissé (disparus aujourd’hui) dont elle obtient la rétrocession des droits et des privilèges. Mais pour pallier l’absence de monnaie durant la fin de l’année 1918 et le début de celle de 1919, les Anglais importent la livre égyptienne. Le Liban conserve de ces quelques mois l’appellation de “livre” pour sa monnaie et, en dialectal, le terme “massari” (inspiré du mot égyptien en arabe). Voilà donc une Banque de Syrie, créée avant le mandat français pour la Syrie et le Liban (avril 1920), qui émet à Beyrouth une livre syrienne ayant cours dans tout le territoire concerné par le mandat. La concession court jusqu’en 1924, date de naissance de la Banque de Syrie et du Grand Liban, consécutive à la proclamation de ce dernier. Apparaissent alors des livres libano-syriennes au Liban que l’on nomme livres syro-libanaises en Syrie. Ces appellations ne figurent pas sur le billet lui-même, la seule différence étant la mention Grand Liban (ou Liban parfois) ou Syrie, mais les deux monnaies circulent librement sur les deux territoires.

Privilège d’émission

À la faveur de débats sur l’indépendance, la concession de quinze ans arrivant à terme, une nouvelle banque la remplace en 1939 : la Banque de Syrie et du Liban, qui obtient le privilège d’émission. Rapidement les lieux d’émission vont devenir distincts, l’un à Beyrouth et l’autre à Damas. Au Liban l’unité monétaire devient la livre libanaise, équivalente à vingt francs français. En Europe, la Seconde Guerre mondiale fait rage, et l’indépendance du Liban est déclarée le 22 novembre 1943. Le franc se déprécie, le cours de la livre libanaise (ainsi que la syrienne) est fixé en livres sterling. En 1942, pour la première fois, on lit la mention “livre libanaise” sur ce qui est en réalité un billet de vingt-cinq piastres ou (comme cela est écrit sur le billet) un quart de livre libanaise, puis, en 1945, cette mention est inscrite sur une magnifique série de billets de une, cinq, dix, vingt-cinq, cinquante et cent livres. En adhérant au Fonds monétaire international (FMI) en 1947, le Liban libère sa monnaie de sa parité au franc français, précédemment rétablie à la fin de la guerre, et la rattache à l’étalon or.
Enfin, en 1963, le code de la monnaie et du crédit institue une banque centrale libanaise. À la fin de la concession de la Banque de Syrie et du Liban, en 1964, naissent donc deux banques, la Banque du Liban (endossant le rôle de banque centrale) et la Société nouvelle de la banque de Syrie et du Liban (banque commerciale). La mention livre libanaise n’existe plus, comme une évidence, la livre émise par la Banque du Liban est naturellement libanaise. Un tout est enfin constitué, une république indépendante avec une banque centrale émettant sa propre monnaie.

Des chefs-d’œuvre

Pendant toutes ces années, les billets de livres syriennes, de livres libano-syriennes ou de livres libanaises étaient pensés par des artistes de la Banque de France et imprimés en Angleterre. Comme l’écrit Abdo Ayoub : « Le Moyen-Orient compliqué pointait déjà le bout de son nez. » La conception des billets durait bien plus longtemps qu’aujourd’hui. Le billet de 10 livres de 1939, par exemple, fut commencé en 1932 et fini en 1939 par Clément Serveau. Mais le travail en valait la peine : ces billets étaient le plus souvent de véritables chefs-d’œuvre, figurant les paysages immémoriaux d’un Liban et d’une Syrie mythiques, réalisés par de grands artistes français comme Clément Serveau, ou Jean Demarcq. Pour neuf des douze plus grands négociants de billets de banque, le billet de 100 livres de 1945 au Liban, que les collectionneurs ont baptisé le sejjadé (le tapis), est même le plus beau billet du monde…

Musée de la Banque du Liban

Une grande partie de ces billets sont exposés aujourd’hui à la Banque du Liban où, depuis 2013, un musée présente les trésors numismatiques du pays (pièces et billets), ainsi qu’une collection de devises du monde entier, de pays parfois disparus, comme le Tibet, la Yougoslavie, ou Zanzibar (billet très rare). Un film de Philippe Aractingi en ouvre les portes. Il met en exergue le rôle de la Banque du Liban et de la monnaie dans l’histoire de ce pays. La directrice du musée, Sonia Harb, en fait un lieu de transmission, notamment à travers l’accueil de nombreuses écoles. Le site étant tout à la fois un conservatoire et un espace d’éducation. Des présentations didactiques à l’aide de jeux, d’écrans tactiles, ou de vidéos sont consacrées à la fabrication des billets de banque, leur design, leur gravure, leurs signes de sécurité. Le musée revient sur l’histoire du Liban et de la Banque du Liban, de son rôle et de son fonctionnement. On peut y soupeser un vrai lingot d’or.
Élément indissociable de la monnaie, garantissant sa valeur. Le Liban détenant la deuxième réserve en or de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord et l’une des vingt plus grandes réserves du monde. Ce trésor a été constitué par Élias Sarkis, gouverneur de la Banque du Liban, de 1968 à 1976, et protégé par la loi n° 42 de 1986 interdisant sa vente.

Cinq billets introuvables

Sur les 270 sortes de billets émis par le Liban tout au long de son histoire et recensés par des initiatives privées ou institutionnelles, cinq restent introuvables à ce jour. Un espoir pour les collectionneurs en herbe, qui peuvent encore faire des découvertes, même si Abdo Ayoub est sceptique sur la possibilité de les débusquer un jour. Il s’agit d’un billet de 10 livres du 15 avril 1925, dont on n’a préservé aucun exemplaire des 375 000 émis à l’époque. Et de quatre billets de 1920 (de 10, 25, 50 et 100 livres). Pour le billet de 10 livres, seuls des exemplaires incomplets, découpés en deux, ont été conservés. Il s’agit de moitiés données en acompte, le temps que la marchandise soit livrée. L’autre moitié du billet venait alors compléter le paiement. Malheureusement aucune moitié retrouvée ne correspond à une autre. Quant aux billets de 25, 50 et 100 livres, ils ne sont connus que sous forme de spécimens. Il s’agit des épreuves échangées avec les instituts d’émission étrangers pour leur faire connaître les nouveaux billets, avant de les mettre en circulation.
Depuis la sortie de son livre, Abdo Ayoub a lui-même fait des découvertes, le billet de 50 livres libanaises du 1er avril 1939, qui n’était connu que sous une forme trafiquée, avec la mention “Syrie 1939” grattée et effacée, et avec une fausse surcharge “Liban”. Il possède à présent ce billet, exemplaire unique. Ce qui porte à onze le nombre d’exemplaires uniques de son exceptionnelle collection. Une réédition trilingue de son livre est à venir, toujours aux éditions Aleph, et qui nous dévoilera ces nouveaux trésors.
Une collection d’autant plus importante qu’elle témoignera peut-être à l’avenir d’une époque où pièces et billets étaient indispensables aux échanges. Car de la même façon que les anciennes monnaies, coquillages, pierres et métaux précieux, plumes, fèves de cacao, sel ou autres n’ont plus cours, il n’est pas exclu d’imaginer la disparition à terme des pièces et des billets. La monnaie fiduciaire (pièces et billets) ne correspond plus aujourd’hui qu’à 10 % de la masse monétaire en circulation dans le monde. Les 90 % restantes étant la monnaie scripturale, sans parler des expérimentations de monnaies électroniques (bit coins), voire de temps partagés comme le Fair Share à Gloucester, ou le S.E.L. en France (Système d’échange local).


La monnaie du Liban en quatre coffrets

Abdo Ayoub a édité quatre coffrets sur la monnaie du Liban, distribués par LibanPost. Un volume intitulé “1964-1988 Banque du Liban” est composé de sept livrets correspondant aux sept coupures de la livre libanaise émis entre 1964 et 1988 (1, 5, 10, 25, 50, 100 et 250 LL). Chaque livret comporte des espaces convenant aux différentes émissions du billet correspondant, ainsi que le billet le plus récent. En tout, ce volume contient l’histoire de plus d’une cinquantaine de billets. Les autres volumes sont à venir. Le prochain, prévu pour novembre 2016, sera le volume intitulé “République libanaise”. Il couvrira la période de 1942 à 1950. Sur le même principe, avec quatre livrets pour ranger les quatre coupures de cinq, dix, vingt-cinq et cinquante piastres de différentes émissions. Il couvrira l’histoire de quatorze billets. Puis viendront le volume intitulé “Billets Chamoun”, avec vingt-cinq billets de 1952 à 1964, et enfin le volume répertoriant les billets de “1988 à nos jours”.

100 000 livres tout en or

Si vous désirez ajouter une pièce hors norme à votre collection personnelle, vous trouverez sur Internet un site qui vous propose un billet de 100 000 livres libanaises tout en… or. Il s’agit d’une société chinoise, la Cangnan Worth Arts and Crafts Co., qui pour 1,5 dollar pièce vous propose ce cadeau d’entreprise.

http://french.everychina.com

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