Riad Saadé dirige le Centre de recherches et d’études agricoles libanais (Creal). À l’occasion de son 65e rapport annuel sur l’état de l’agriculture libanaise, il dépeint un secteur sinistré et encore très atomisé.

Riad Saadé dirige le Creal.
Riad Saadé dirige le Creal.

En deux ans, la valeur de la production végétale libanaise a chuté de plus de 30 % pour atteindre, en 2016, son plus bas niveau en cinq ans. Comment expliquez-vous un tel effondrement ?


Au Liban, le monde agricole vit depuis quelques années une nouvelle crise conjoncturelle. La fermeture des frontières syriennes en 2015 et la coupure des voies de transport terrestres vers la Jordanie, l’Irak et les pays du Golfe, ses marchés traditionnels ont provoqué une chute des exportations. Entre 2014 et 2016, elles ont diminué de plus de 10 %, engendrant une baisse dramatique des marges bénéficiaires. Ce rétrécissement des marchés à l’export a aussi des conséquences sur le marché local où l’offre disponible augmente, faisant chuter les prix de vente et, par conséquent, la valeur globale de la production.

 

Pour faire face à la fermeture des frontières, le gouvernement a lancé un programme de subventions aux exportations agricoles. Celui-ci a d’ailleurs été prolongé en 2016 avec une enveloppe de 9,6 millions de dollars. S’agit-il d’une preuve du succès de cette mesure ?


Loin s’en faut ! Il aurait fallu envisager une solution économique et globale pour parer à la crise aiguë qui frappe les exportations agricoles, avec la réactivation de structures d’encadrement comme les offices d’exportation qui ont participé au succès de l’agriculture avant la guerre de 1975. Mais le gouvernement a choisi la facilité : il a opté pour des mesures orphelines, à l’image des subventions au transport maritime fournies par l’Idal (Autorité de développement des investissements au Liban). L’État libanais maintient ce programme comme un “cache-misère” à défaut d’un véritable plan de sauvetage du secteur, déjà très affaibli par la guerre de 1975-1990 et qui aujourd’hui agonise.

 

Que reprochez-vous à la voie maritime ?


La voie maritime n’apporte pas la même flexibilité que le transport terrestre : un roulier (navire de transport chargé par roulage, NDLR) peut embarquer jusqu’à 63 camions frigorifiques à son bord ! Quand ils arrivent à destination, leurs cargaisons noient le marché faute d’infrastructures d’entreposage frigorifique et d’une gestion de l’écoulement. Ceci fait plonger les cours et entraîne un manque à gagner pour l’ensemble des acteurs de la filière, principalement les agriculteurs.

 

L’agriculture subit-elle d’autres contraintes ?


Au fiasco des exportations s’ajoute, de manière plus générale, l’amateurisme qui prévaut dans les décisions. En 2015, par exemple, le gouvernement a supprimé une mesure de fixation des prix d’achat du blé et de l’orge, en vigueur depuis plusieurs décades, qui contribuait à maintenir sur pied ces cultures stratégiques pour la sécurité alimentaire du pays et leur rôle dans la rotation culturale.

Pour une raison mystérieuse, en 2015, le prix que la Direction générale des céréales du ministère de l’Économie garantissait alors n’a pas été fixé. En “remplacement”, une subvention à l’hectare a vu le jour pour, si l’on en croit les autorités, « compenser l’absence de fixation des prix ». Mais cette nouvelle subvention a entraîné de grossières fraudes : certains agriculteurs ont ainsi pu déclarer des surfaces qu’ils ne possédaient pas pour mieux décupler leurs indemnités… La même situation s’est répétée en 2016 et se répétera encore.


Qu’est-ce que le Creal ?

Fondé en 1981, le Centre de recherches et d’études agricoles libanais (Creal) a pour vocation de fournir des informations fiables sur le secteur agricole depuis 1951. Cet organisme collecte sur le terrain, en continu, des informations relatives à la production dans les 93 “petites régions agricoles” qu’il a lui-même délimitées en fonction de leur homogénéité agronomique et socio-économique. Ceci permet au centre de recherches, dirigé par Riad Saadé, de proposer la seule banque de données disponible en continu depuis 1951 sur le monde rural libanais. Ces données collectées ont servi de base aux statistiques de l’État libanais entre 1981 et 1996, et sont aussi utilisées par la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture). L’Administration centrale de la statistique utilise exclusivement les chiffres du Creal pour le volet agricole de son calcul du PIB national. L’organisme offre également des services de consultant. 

Il a été question un temps de réformer les canaux de commercialisation des produits alimentaires. Qu’en est-il?


Le gouvernement évoque en effet depuis plusieurs années la création de nouvelles halles. Mais elles restent pour l’instant à l’état de projet. Aujourd’hui, le réseau d’écoulement des produits agricoles, en particulier les marchés de gros, relève avant tout d’un “système de prédation” mafieux dans lequel l’agriculteur est exploité par les intermédiaires. D’où une réforme difficile, voire impossible. La pratique de la vente en consignation, d’usage au sein des halles, et l’absence de règles de contrôle de ces circuits entraînent un manque à gagner de 20 à 40 % pour l’agriculteur. Sans compter le ratio élevé d’invendus, conséquence notamment de l’absence de normes de qualité et de conditionnement. Ces pratiques frauduleuses et ce gaspillage se reflètent dans les prix de vente au consommateur, largement disproportionnés pour des produits de qualité inférieure. Les grossistes, eux, prennent d’importantes marges. Pourtant, si l’agriculture bénéficiait de canaux d’écoulement réglementés, on pourrait facilement doubler la production agricole libanaise dans les cinq à dix prochaines années.

 

Un accord a été signé en août entre le ministère de l'Agriculture et le Centre international des hautes études agronomiques méditerranéennes (Ciheam) de Bari, en Italie, en vue d'améliorer la qualité de la production d'huile d'olive. Que peut-on en espérer pour la filière ?


L’oléiculture a un vrai potentiel : il s’agit d’ailleurs de la première production du pays de par les superficies qui lui sont attribuées. Et elle implique de nombreux agriculteurs. Malgré tout, ce potentiel ne se traduit pas en valeur. Depuis la guerre de 1975, de très nombreuses études ont été conduites sur ce secteur par l’Union européenne, l’Agence américaine pour le développement international (USaid), la FAO, l’Acsad… Certains ont financé des équipements de récolte des oliviers, d’autres des pressoirs modernes. Aucune autre production agricole n’a reçu autant d’aides étrangères que l’oléiculture au Liban ! Pourtant, alors que la demande internationale ne cesse d’augmenter, la valeur de la production oléicole libanaise ne cesse de décroître : elle est passée de 120 millions de dollars en 2012 à moins de 94 millions en 2016. Pourquoi pareil échec ? Encore une fois parce qu’aucun plan d’ensemble tenant compte à la fois de la situation de la filière agricole et des débouchés industriels n’a jamais été envisagé. Pour une production de meilleure qualité, susceptible d’intéresser les marchés étrangers, il faut encadrer les oléiculteurs sur le long terme et investir massivement dans la modernisation de la filière. Tant qu’un tel plan n’aura pas été mis en œuvre, l’oléiculture libanaise demeurera en crise.

 

Au moins un point positif dans votre rapport 2016 : la valeur de la production animale affiche une constance remarquable malgré la crise…


C’est vrai : elle est restée stable ces dernières années car, contrairement aux productions végétales, la plupart de ses acteurs contrôlent l’ensemble de la filière depuis le produit brut en passant par sa transformation jusqu’à sa distribution. Ce sont des filières intégrées. L’aviculture est un bon exemple, de même que celui de la production laitière : ces filières se sont organisées autour de grandes sociétés (Tanmia, Schuman, Awa pour l’aviculture ; LibanLait, Khoury Dairy pour les produits laitiers…). Elles financent ensuite des “fermes satellite” avec une forte division du travail : reproducteurs, accouveurs, éleveurs, puis les abattoirs en bout de chaîne… Elles leur assurent les intrants et l’assistance technique, puis leur achètent leur production à un prix équitable. Nous pouvons ici parler d’un modèle industriel de production. A contrario, le secteur végétal n’est pas parvenu à dépasser le stade de l’exploitation agricole.

Or, le salut du secteur passe par la création de filières intégrées, à travers un encadrement et un soutien aux collectivités agricoles. Certaines réussites existent malgré tout parmi les productions végétales qui prouvent la véracité de cette affirmation. C’est le cas des filières viniviticoles, de la laitue iceberg ou encore des produits bio.