Après des années de blocage, la classe politique a mis ses différents, et la Constitution, de côté pour voter le budget 2017 sans clôturer les comptes de l’exercice 2015. Un compromis impensable il y a encore quelques mois.

Mohamed Azakir/Reuters

L’article 83 de la Constitution libanaise, ignoré pendant onze ans, est très clair : « Chaque année, au début de la session d’octobre, le gouvernement soumet à la Chambre des députés, pour examen et approbation, le budget général des recettes et des dépenses de l’État pour l’année suivante. » L’article 87 l’est tout autant : « Le compte définitif de la commission parlementaire des Finances pour l'exercice clos doit être soumis à la Chambre et approuvé avant la promulgation du budget de l’exercice suivant (…). »

En octobre 2017, les députés auraient donc dû être en train d’examiner les comptes de 2016, avant de s’attaquer au budget 2018. Au lieu de cela, ils ont voté le budget de l’année en cours auquel a été ajouté un article qui autorise sa promulgation sans clôture des comptes, « exceptionnellement et pour des motifs de régularisation des finances publiques ». Cet article impose toutefois au gouvernement de produire, d’ici à un an, tous les comptes financiers de l’État pour la période allant de 1993 à 2015, et de soumettre leurs bilans arrêtés sous forme de projets de lois au Parlement, « conformément aux principes constitutionnels et lois en vigueur » ajoute, ironiquement, le texte.

L’audit des comptes par la Cour des comptes puis leur approbation par le Parlement sont un exercice primordial qui permet de contrôler les finances publiques et s’assurer que le budget voté précédemment a été respecté et correctement exécuté. De délivrer donc une sorte de quitus au gouvernement. Or cela n’a pas été fait depuis 1993.

Jusqu’en 2000, les comptes étaient audités par la Cour des comptes, mais cette dernière y relevait des irrégularités que les députés refusaient de trancher. À partir de là, le gouvernement a tout simplement décidé d’ignorer la Cour, en envoyant les projets de lois de clôture directement au Parlement, qui ne les adoptait pas. Cela a perduré jusqu’en 2006, date à laquelle a été voté le budget 2005. Il faudra attendre la formation du premier gouvernement d’union nationale d’après le retrait syrien et la réouverture du Parlement en 2009, pour qu’un projet de budget, celui de 2010, soit à nouveau examiné par les députés. La commission parlementaire des Finances, présidée par Ibrahim Kanaan, exige alors les comptes détaillés des années 2006, 2007 et 2008. Mais la ministre des Finances de l’époque, Raya el-Hassan, dit ne pas être en mesure de les produire. Elle explique également que les comptes n’ont jamais été approuvés par la Cour des comptes en raison d’un problème au niveau du bilan d’ouverture de l’exercice 1993.

Le bilan d’ouverture

Cette année-là, Fouad Siniora, alors en charge des Finances, avait mis les comptes à zéro, en arguant de la disparition des justificatifs nécessaires pour faire un bilan d’ouverture fidèle à la réalité des finances de l’État. Mais cela fausse aussi les bilans de clôture. Pour ces détracteurs, cette anomalie comptable ne devrait toutefois pas empêcher l’administration de retracer l’historique des flux. Ibrahim Kanaan et le camp auquel il appartient décident alors de faire de la reddition de comptes leur cheval de bataille politique contre le clan Hariri. Dans un livre intitulé “Le quitus impossible”, il accuse Fouad Siniora d’avoir manipulé les comptes et détourné des fonds publics. Ce dernier lui répond aussi dans un ouvrage en l’accusant de calomnie. Pour mettre fin à la polémique, le gouvernement de Saad Hariri charge alors le ministère des Finances de reconstituer tous les comptes de l’État depuis 1993, un chantier titanesque au regard des irrégularités et du laxisme auxquels avait été habituée l’administration. En attendant, faute d’accord politique, aucun projet de budget n’est voté ni même envoyé au Parlement, à l’exception de celui de 2012, que la commission parlementaire des Finances avait sans surprise refusé d’approuver. Le gouvernement s’accommodait sans doute très bien de l’absence totale de frein et de contrôle sur la dépense publique. Jusqu’en 2017.

Un président est élu, et les anciens adversaires politiques se retrouvent au sein du gouvernement. Mais la situation financière du pays inquiète. Les bailleurs de fonds et les agences de notation s’alarment de l’absence de transparence et du dérapage du déficit. Celui-ci atteint un record historique en 2016, à plus de 4,94 milliards de dollars. Il faut renflouer les caisses de l’État, d’autant qu’il n’y avait plus de raisons valables pour refuser la révision de la grille des salaires dans la fonction publique, promise depuis 2012. Le gouvernement utilise alors cette excuse pour justifier la nécessité d’une hausse d’impôts et de taxes. Une série de mesures fiscales sont intégrées dans l’avant-projet de budget du ministère des Finances, mais les fameux comptes ne sont toujours pas prêts pour permette son adoption. Face à l’urgence, le gouvernement décide alors de dissocier les taxes du projet de budget. Les principales mesures fiscales sont rassemblées dans une loi dite de financement de la grille (voir par ailleurs). Le ministre des Finance a toutefois reconnu récemment que les recettes de ces mesures fiscales dépassent le coût de la grille, confirmant qu’elles visent aussi à limiter le déficit public. La loi sera votée une première fois en septembre. Mais l’opposition saisit le Conseil constitutionnel qui remet le gouvernement et le Parlement devant leurs responsabilités, et invalide la loi. Premier motif invoqué : l’absence d’un budget, qui autorise la perception d’impôts et la dépense publique. La classe politique n’a plus le choix. Le Courant patriotique libre, qui s’opposait fermement jusque-là au vote d’un budget sans clôture des comptes, accepte le compromis. Comment justifier que l’impossible soit devenu possible ? Par la nécessité de « régulariser les finances publiques », comme si cela n’avait pas été nécessaire durant les années précédentes. Et tant pis si cela passe par une nouvelle violation de la Constitution. Il suffirait d’ailleurs d’une dizaine de députés mécontents pour saisir à nouveau le Conseil constitutionnel. « Ce serait une manière pour la classe politique de renvoyer la responsabilité au Conseil. Mais ce dernier pourrait cette fois ne pas invalider la loi », souligne un constitutionaliste ayant requis l’anonymat. Il pourrait « faire preuve de sagesse, décidé de hiérarchiser, sachant que l’absence de budget est elle aussi une violation de la Constitution. Il pourrait considérer qu’un budget sans clôture des comptes et un moindre mal que l’absence de budget », ajoute-t-il. Selon le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani, les comptes de 1993 à 2015 seront prêts dans les prochains mois. « Pour accélérer le processus, nous les envoyons au fur et à mesure à la Cour des comptes. Le délai maximal d’un an sera tenu », a-t-il assuré. Mais ils ne seront sans doute pas prêts à temps pour le budget 2018, que le gouvernement promet d’adopter dans les délais.