Un article du Dossier

Élections 2018 : le pouvoir de l'argent

Aucune loi n’encadre de manière spécifique le financement de la vie politique au Liban. À défaut, le code électoral voté en juin 2017 tente de limiter l’injection de fonds dans la campagne. Mais les plafonds de dépenses autorisées et les dérogations prévues ne permettent pas l’égalité des chances entre tous les candidats. Les élections de mai se joueront vraisemblablement, comme les précédentes, sous le signe de l’argent et du clientélisme. 

Quel rôle l’argent joue-t-il dans les élections ? En principe, aucun. Le fondement du jeu démocratique repose en effet sur une idée simple, chère à la tradition anglo-saxonne : “one man, one vote” (“un homme, une voix”). Mais la réalité s’avère tout autre. Et on peut se demander si le principe ne serait pas plutôt: “un dollar, une voix” voire, pour coller au plus près à la réalité libanaise, “500 dollars, une voix”. Le cours, dit-on, auquel devrait s’échanger la promesse de vote dans les derniers jours de l’élection. « Historiquement, l’argent a toujours joué un rôle primordial dans les élections », résume Atallah al-Salim, chef de projet au sein de la Lebanese Transparency Association (LTA). Déjà, pendant les législatives de 2009, on évoquait un montant total de dépenses d’au moins un milliard de dollars. Ce chiffre n’avait rien de farfelu : il reposait, si on en croit Ammar Abboud de la Lebanese Association for Democratic Elections (LADE), sur le différentiel dans les mouvements de capitaux constatés par la Banque centrale, avant et pendant les élections. Un « montant énorme », rappelle ce responsable.

Aujourd’hui, si on ignore les sommes exactes en jeu, un flux équivalent à 2009 pourrait théoriquement être injecté dans le pays, selon la LTA qui se base sur les plafonds de dépenses électorales définis dans la nouvelle loi électorale de juin 2017 (voir encadré). Celle-ci permet à un candidat et à sa liste de débourser jusqu’à 15 millions de dollars, selon le nombre de votants inscrits dans sa circonscription et le nombre de candidats sur la liste. « Si on se base sur les dépenses autorisées des candidats de Tripoli-Minniyé-Denniyé, une circonscription où nous surveillons le suffrage, et qu’on les extrapole au plan national, on obtient encore ce chiffre d’un milliard de dollars. » Mais attention, prévient-il : « C’est seulement une moyenne. » D’où proviennent ces sommes colossales ? La question est centrale. On ne peut malheureusement pas y apporter de réponses claires. Il n’y a pas de loi spécifique qui encadre le financement de la vie politique, les partis étant régulés par la loi de 1909 sur les associations, au même titre que la Croix-Rouge ou qu’une quelconque association de quartier. Le code électoral consacre toutefois deux principes : le financement est à 100 % privé (personnes ou entreprises) et les aides de l’étranger sont interdites. La plupart des partis que Le Commerce du Levant a sollicités pour une interview sur cette question ont refusé d’y répondre. Et ceux qui ont bien voulu se prêter au jeu n’ont apporté que des réponses allusives.


L’achat de voix difficile, voire impossible, à prouver

Le lien de causalité entre l’argent donné et le vote effectif reste quasi impossible à prouver. Pour que la tentative d’influencer le suffrage soit condamnée, le plaignant a une “obligation de résultat”, serait-on tenté de dire. En 2009, le Conseil constitutionnel – l’instance compétente en la matière – a rejeté le recours en annulation soumis par un candidat perdant alors qu’il présentait une preuve bien établie de paiement – un chèque de 250 000 dollars remis par son concurrent à un prélat local quatre mois avant les élections. Le Conseil a estimé que « même si ce paiement n’était pas dépourvu de tout lien avec les élections », le recours était rejeté au motif que le député, dont l’élection était contestée, avait « l’habitude de fournir des subventions financières à ce prélat depuis plus de trois ans », et par conséquent ce paiement était exclu des paiements prohibés. Il faut encore souligner que le Conseil constitutionnel, tout comme son homologue français, prend en considération l’écart des voix, de sorte qu’il est très difficile pour un candidat perdant d’obtenir l’annulation de l’élection de son rival en présence d’un écart important entre les voix obtenues par les deux parties. 

D’où viennent les fonds ?

Sans grosse surprise, ils assurent se financer à partir des dons de leurs sympathisants, lors de campagnes de levée de fonds. Avoir des montants précis ou se voir spécifier les noms des grands donateurs est impossible. « Personne ne vous le dira », assure l’un des membres d’un parti traditionnel. Il n’est même pas certain que la Commission de supervision des élections, qui doit contrôler les comptes des 917 candidats, n’en sache plus. En partie à cause du manque de moyens mis à sa disposition, mais aussi en raison du secret bancaire, qui demeure appliqué sur les comptes personnels des candidats ainsi que sur les comptes de leurs parents proches – la loi prévoyant seulement la levée du secret bancaire sur le compte de la campagne. « La commission n’aura probablement accès qu’à des montants globaux et ne pourra pas voir l’origine des capitaux », prévoit Ammar Abboud. Les partis interrogés assurent en tous les cas ne recevoir aucun fonds en provenance de l’étranger, la chose étant, il est vrai, illégale. Pourtant, la “vox populi”, elle, désigne avec un bonheur constant les préférences en matière de politiques libanaises des “parrains régionaux”. Si les accointances iraniennes font peu de doutes (le Hezbollah a explicitement reconnu en 2016 le rôle de l’Iran dans son financement), celles de l’Arabie saoudite sont désormais plus mystérieuses. « Nous n’avons pas d’argent », a fait valoir Saad Hariri, de retour de son dernier voyage à Riyad, lors d’un discours politique. La “petite phrase” écartant l’hypothèse d’une “subvention saoudienne” à la campagne du courant du Futur. Sans financement extérieur, et en l’absence d’aucune aide publique, les budgets des campagnes sont alimentés par la fortune personnelle des candidats ou de leurs soutiens, dans l’opacité la plus totale.

Or l’absence d’encadrement strict et l’importance des sommes en jeu ont un impact direct sur les résultats des élections. Ne serait-ce que parce qu’ils sapent les fondements de la représentativité démocratique, en ne permettant pas à des candidats défavorisés de concourir sur les mêmes bases que leurs coreligionnaires plus fortunés. « Il faut être extrêmement riche pour mener la campagne et la remporter », constate Vicky Khoury, qui se présente malgré tout dans le Metn sous les couleurs de Sabaa, l’un des nouveaux partis, né après les élections municipales sur les décombres de Beirut Medinati. « La loi a été taillée sur mesure pour satisfaire les hommes politiques les mieux nantis et les partis traditionnels », ajoute Gilbert Doumit, candidat du mouvement Li baladi à Beyrouth. Novice de la “rex publica”, Vicky Khoury n’a collecté que 30 000 dollars : « Ce sont mes propres économies ainsi que celles de ma famille. » Quant à Gilbert Doumit, il assure n’avoir, pour l’heure, que quelques « milliers de dollars » dans son compte de campagne. Les opérations de fundraising commençant à peine au sein de son mouvement. À défaut, tous deux parient sur des actions alternatives (porte-à-porte, campagnes téléphoniques, Facebook live…) et l’espoir que « le désir de changement », porté par les élections municipales de 2016, se réitérera cette fois-ci encore. Mais, quoi qu’il arrive, ce que l’un et l’autre parviendront à rassembler sera sans commune mesure avec ce que les barons de la politique libanaise mettent sur la table. Car, selon différentes sources, une bonne campagne capable de « rivaliser avec les mastodontes de la politique libanaise » exige a minima un million de dollars par candidat. « On peut survivre avec 100 000 dollars », tempère Patrick Richa, directeur de campagne au sein des Kataëb. « Mais exister face à de grands rivaux demande d’autres moyens. » Quelque 40 à 50 % de cet énorme budget sont réservés à assurer la visibilité de l’homme (ou de la femme) politique dans les médias et sur les réseaux sociaux. « Dans des régions comme le Kesrouan ou Zahlé, où la lutte entre personnalités est à couteaux tirés, on parle de trois à quatre millions de dollars dépensés par certaines personnalités indépendantes », avance un fin connaisseur du landerneau politique.

Acheter la loyauté politique

En mettant le paquet, les candidats richement dotés occupent l’espace médiatique et laissent peu de marge aux autres. Mais leurs budgets leur permettent aussi d’“arroser” le terrain de manière généreuse pour mieux acheter la loyauté politique, et masquer l’absence de véritables programmes politiques. La confrontation d’idées, censée être au cœur des engagements citoyens, n’a que peu de place dans le scrutin. L’indigence de certains slogans incarne bien d’ailleurs “le degré zéro” de la politique tel qu’elle se pratique à Beyrouth. Faute de débats d’idées, c’est le plus offrant qui prend l’avantage. Distributions de nourriture, de vêtements, d’emplois, d’aides en tout genre ou d’argent directement… Ce qu’on appelle “l’achat de voix” se pratique de manière courante. Son cours est même de notoriété publique : comme lors des élections municipales de 2016, la voix à l’unité tournerait autour de 300 à 500 dollars en moyenne. Il faut pourtant rappeler qu’il s’agit d’une infraction pénale. Selon l’article 331 du code pénal, toute « tentative d’influencer le vote d’un Libanais en vue d’altérer le résultat de l’élection générale » est passible d’un mois à un an de prison et de 200 à 667 dollars d’amende. Cette “tentative d’influence” peut prendre différentes formes : « Soit en menaçant de nuire à sa personne, sa famille, son statut ou à ses biens ; soit par des offres, des donations ou des promesses ; soit par des promesses faites aux personnes morales ou à un groupe de personnes d’avantages administratifs. » Une sanction similaire est même prévue pour ceux qui auraient accepté de tels dons (ou promesses de dons), ou pour ceux qui les auraient sollicités. La loi électorale de juin 2017 réitère ce principe : durant la période de la campagne électorale, tous les engagements et dépenses qui pourraient comporter la fourniture de services ou le paiement de sommes d’argent aux électeurs sont en principe prohibés. Sont ainsi interdites « les contributions et subventions, en nature et en espèces, aux particuliers, aux associations caritatives, sociales, culturelles, familiales, religieuses ou autres, aux clubs sportifs et à toutes les institutions officielles », lit-on dans l’article 62. Mais si cette législation reprend la prohibition pénale… c’est pour aussitôt y apporter des dérogations avantageuses. Ainsi, ces contributions et autres subventions « ne sont pas prohibées si elles sont fournies par des candidats ou des institutions détenues ou gérées par des candidats ou des partis, qui ont coutume de fournir le même volume et la même quantité et de manière régulière et organisée, et cela depuis au moins trois ans avant le commencement de la période de la campagne électorale ». « Dans ce cas, les paiements et les subventions effectués pendant la campagne électorale ne seront pas assujettis au plafond électoral », ajoute le texte.

Campagne sur fond de philanthropie

Cette brèche permet d’activer pleinement durant la campagne l’un des mécanismes les plus efficaces utilisés pour pérenniser les loyautés politiques : la fondation ou l’association philanthropique. Chez les milliardaires, on en trouve à toutes les sauces : la Fondation Azem de Nagib Mikati, celle de Mohammad Safadi, de Fouad Makhzoumi, de feu René Moawad, de Mouna Bustros… Celle qu’institua Rafic Hariri, au tournant des années 1980, lui permit de manière évidente de se faire un nom sur la scène publique. « Son incursion dans le monde de la philanthropie se lisait d’abord comme un pari pour se positionner afin d’obtenir le poste de Premier ministre », rapporte Hannes Baumann, dans son ouvrage “Citizen Hariri, Lebanon’s Neoliberal Reconstruction”. Entre 1983 et 1996, la Fondation Hariri octroya ainsi quelque 32 000 crédits à des étudiants, la plupart sunnites. « Le fait d’offrir, de manière si spectaculaire, une carte d’étudiant à des milliers de jeunes devait lui permettre d’accroître sa stature (politique, NDLR). » Mais même lorsqu’on est milliardaire, une fondation coûte extrêmement cher. Pour Rafic Hariri, un journal libanais avança, en 1986, le chiffre de 30 à 40 millions de dollars par an pour subvenir aux besoins des 12 000 étudiants que la Fondation Hariri soutenait alors. Quel retour sur investissement l’homme politique philanthrope escompte-t-il ? La réponse est connue : un poste, qui lui donne alors accès à d’autres moyens pour entretenir sa base électorale, ceux de l’État. « Leur fonction politique leur permet ensuite de détourner l’argent des caisses publiques pour alimenter le cercle vicieux du clientélisme », fait valoir Sami Atallah, directeur général du Lebanese Center for Political Studies. Dans ce modèle, l’argent politique contribue à maintenir en place une classe politique fermée sur elle-même, qui défend ses propres intérêts ou ceux des gens fortunés qui la fait élire. Une étude du LCPS consacrée au travail des députés actuels montre d’ailleurs clairement les divergences de priorités entre les élus libanais et leurs bases électorales.

« L’argent contribue au fait que les représentants ne font pas ce que veut le peuple », résumait Lawrence Lessig, professeur à Harvard, dans une interview au quotidien français Le Monde en 2017, en évoquant la démocratie américaine où 0,01 % de la population adulte a apporté 40 % des financements lors des dernières élections présidentielles (contre 15 % en 1980). Moyenne des dons ? Un peu plus de 106 000 dollars… Contrairement à la plupart des pays développés, qui encadrent de manière assez stricte le financement et les dépenses électorales, les États-Unis ont progressivement aboli les législations mises en place dans les années 1970 pour réguler les rapports de l’argent et du politique. Dans un éditorial du New York Times (décembre 2017), la rédaction du célèbre quotidien américain fait ainsi le lien entre l’argent donné par le puissant lobby du business et certaines mesures, comme les baisses d’impôts sur le capital, alors que le pouvoir d’achat de ceux qui touchent le salaire minimum baissait drastiquement jusqu’à être inférieur de 10 % à ce qu’il était en 1968 ! Mais même dans un pays aussi décomplexé que les États-Unis sur cette question, les comités de soutien qui lèvent des fonds en faveur des candidats, les Super PAC, sont obligés de communiquer l’identité des donateurs. Les électeurs américains peuvent au moins déduire quel lobby soutient quel candidat, et voter en connaissance de cause. Pas les Libanais.


Un plafond trop élevé pour limiter les dérives

Au regard de la loi, les candidats peuvent dépenser jusqu’à 100 000 dollars lors des prochaines législatives. Un forfait auquel se greffe une seconde tranche de dépenses possibles qui, cette fois, varie selon le nombre d’électeurs inscrits dans la circonscription où se présente le candidat. Cette “modalité d’ajustement” se calcule sur la base de 5 000 livres (3,34 dollars) par électeur. Au global, l’enveloppe totale des dépenses autorisées pour un seul candidat oscille, selon l’importance de la circonscription, entre 600 000 dollars sur une base de 150 000 inscrits (100 000 dollars pour la première tranche et 500 000 pour la seconde) et 1,1 million de dollars dans les circonscriptions comptant 300 000 inscrits, comme le souligne Fadia Kiwan, professeure de sciences politiques à l’Université Saint-Joseph, dans une tribune publiée dans L’Orient-Le Jour. Comme si cela ne suffisait pas, la loi électorale prévoit en plus un forfait pour la liste elle-même : 100 000 dollars par homme (ou femme) politique listé(e) ! « C’est beaucoup trop », assène Dany Haddad de la LTA. À titre de comparaison, lors des élections législatives françaises de 2017, le seuil de dépenses avait été fixé à 38 000 euros par candidat, auxquels venait s’adjoindre un forfait de 0,15 euro par habitant de la circonscription dans laquelle le candidat se présentait. Au moment de la publication du code électoral, Le Commerce du Levant s’était amusé à comparer la circonscription des Français de l’étranger (259 390 votants) et celle du Nord 3 du Liban, dont le nombre d’inscrits était peu ou prou similaire : pour la France, le candidat était soumis à un plafond de 107 232 dollars, soit de facto dix fois moins que son alter ego libanais ! Le plafond est imposé pendant la période qui court du dépôt de candidatures (deux mois avant le vote) et la fermeture des urnes. Il peut toutefois être contourné à travers les dépenses réalisées par des “soutiens” de tel et tel candidat, et non par le candidat lui-même. Les dépenses engagées par les partis politiques n’entrent pas non plus dans les comptes de campagne.

Les candidats doivent présenter à la Commission de supervision des élections un bilan comptable global, dans un délai de 30 jours après la fin des élections, sous peine d’une amende d’un million de livres (667 dollars) pour chaque jour de retard. Un dépassement de plafond est passible d’une amende équivalente à trois fois le montant du dépassement.


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