Érigé en priorité par le camp du président de la République, le dossier des réfugiés syriens agite la classe politique libanaise depuis plusieurs mois. Mais la question du retour a pris une nouvelle tournure avec la proposition russe d’encadrer le rapatriement de 1,7 million de réfugiés, dont 890 000 à partir du Liban, sur la base de garanties sécuritaires négociées par Moscou avec Damas. Le ministre sortant des Affaires étrangères, Gebran Bassil, s’est aligné sur l’initiative russe en plaidant en faveur d'un « retour rapide, par étapes, sécurisé et non lié à une solution politique du conflit en Syrie ». Cette approche est toutefois loin de faire l’unanimité, comme le souligne le professeur Nasser Yassin, directeur de recherche à l’Institut Issam Farès pour les politiques publiques et les relations internationales de l’Université américaine de Beyrouth (AUB).

Nasser Yassin, directeur de recherche à l’Institut Issam Farès pour les politiques publiques et les relations internationales de l’AUB
Nasser Yassin, directeur de recherche à l’Institut Issam Farès pour les politiques publiques et les relations internationales de l’AUB

Le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) de l’Organisation des Nations unies estime que 5,6 millions de Syriens ont quitté leur pays depuis 2011. Les conditions d’un retour des réfugiés dans leur pays sont-elles aujourd’hui réunies ?

C’est une question très complexe et la décision doit revenir aux seuls réfugiés. Jusqu’ici, les quelques retours se sont faits sur la base du volontariat. Aujourd’hui, les autorités syriennes ne permettent pas à des agences internationales comme le HCR d’accéder aux régions où sont rentrés les réfugiés. Il est donc quasi impossible de vérifier s’ils sont en sécurité. Plus de 60 % du territoire syrien est contrôlé par le régime, mais cela ne signifie pas pour autant que ces régions sont sûres ! Sans compter que de nombreux réfugiés s’exposent encore à la menace du service militaire et que près de 30 % des logements en Syrie sont partiellement ou entièrement détruits. Sur le plan intérieur, le régime a adopté la loi n° 10 qui est assez floue (NDLR : promulguée en avril, elle permet aux autorités de saisir des biens privés pour développer des projets immobiliers. Les propriétaires délogés bénéficient d’un délai d’un an pour obtenir une compensation, titres de propriété à l’appui. Ce décret pourrait barrer aux réfugiés l’accès à leur maison, car beaucoup sont aujourd’hui incapables de prouver qu’ils en étaient propriétaires. Si le gouvernement voulait voir rentrer les réfugiés, il mettrait en place des mesures plus flexibles.

La solution doit venir d’un processus politique, d’un accord d’après-guerre comme on l’a vu dans de nombreux conflits à travers le monde. Cela peut être le fait du gouvernement syrien actuel, d’un prochain exécutif ou d’un processus encadré par l’Organisation des Nations unies. Le plus important est que les Syriens aient confiance. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’ils pourront rentrer en grand nombre. Pour moi, les conditions d’un retour massif des réfugiés ne sont pas réunies aujourd’hui.

La Russie propose d’encadrer le rapatriement de 1,7 million de réfugiés en Syrie, dont 890 000 à partir du Liban. Cette initiative peut être une solution ?  

Certes la Russie affiche sa volonté de permettre aux Syriens de rentrer chez eux, mais on ne connaît pas encore les détails de cette initiative. À y regarder de plus près, on voit en fait que ce plan présente deux objectifs. Le premier est de lever des fonds pour la reconstruction de la Syrie, car ces retours se feront en contrepartie d’un financement des États-Unis et de l’Union européenne. Le second vise à réhabiliter le régime syrien sur la scène internationale. À mon avis, il manque à cette initiative un processus politique. À aucun moment il n’est fait mention de réconciliation.

Le 20 août à Moscou face à son homologue russe, le ministre sortant des Affaires étrangères Gebran Bassil disait que le Liban est « en faveur d'un retour rapide, par étapes, sécurisé et non lié à une solution politique du conflit en Syrie ». Quel rôle peuvent jouer les autorités libanaises dans l’initiative russe ? 

La question du retour des réfugiés était gérée jusque-là en dehors du cadre de l’État par deux groupes politiques : le Courant patriotique libre et le Hezbollah, en collaboration avec la Sûreté générale. Dans le cadre du plan russe, ces acteurs vont certainement devoir collaborer avec Moscou et Damas pour gérer tout ce qui relève de la coordination et de la logistique sur les volontaires. Mais les autres partis libanais n’y sont pas tous favorables. Il y a d’un côté les formations prosyriennes qui essaient de normaliser les relations avec Damas pour faciliter ces retours et de l’autre des courants comme celui de Saad Hariri qui tentent de garder une certaine distance. Le Liban n’a pas encore de vision d’ensemble sur le retour des réfugiés. La question ne pourra pas être traitée de manière efficace tant qu’un gouvernement ne sera pas formé.

Le président de la République, Michel Aoun, a présenté en juin un rapport aux ambassadeurs européens, estimant que la crise des réfugiés avait coûté au Liban 15 milliards de dollars depuis 2011. Ce chiffre vous paraît-il réaliste ?  

À moins d’inclure les moyens mobilisés par le Liban pour faire face à la guerre en Syrie (surveillance des frontières, recrues dans l’armée…), ce chiffre ne me semble pas réaliste. Il faut bien faire la distinction entre les difficultés régionales, celles liées à la guerre en Syrie et l’impact des réfugiés sur l’économie. La venue d’un million de réfugiés constitue évidemment un fardeau pour le pays, mais les problèmes liés aux infrastructures ou au système social existaient bien avant le conflit syrien. Sept ans après le début de la guerre, force est de constater que l’économie libanaise ne s’est pas effondrée. Ces réfugiés sont une main-d’œuvre bon marché dans l’agriculture, l’industrie ou les services de base, et même pauvres, ils restent des consommateurs. Ils contribuent à l’économie locale, louent des propriétés, achètent de la nourriture, utilisent des téléphones. Leurs dépenses au Liban sont évaluées à quelque 1,25 milliard de dollars par an. Pour un PIB de quelque 50 milliards, cela n’est pas négligeable. La plupart du temps les politiciens libanais cherchent à masquer leurs échecs sur les questions environnementales, sur l’électricité, sur les créations d’emplois… en en faisant porter la responsabilité aux réfugiés et en les accusant de tous les maux. D’autant qu’un mouvement anti-immigration se développe dans le monde entier : des États-Unis aux Philippines, en passant par l’Europe ou le Moyen-Orient. Forcément, la question s’inscrit à l’agenda local.

Si un retour massif n’est pas envisageable sur le court terme, pensez-vous que le Liban pourra continuer à absorber ces centaines de milliers de réfugiés ? 

Il y est parvenu jusqu’ici. Tout comme les Palestiniens avant eux, les Syriens exercent dans des secteurs informels (agriculture, construction, services de base) où ils n’ont pas besoin de permis de travail. La situation est sous contrôle, car ces personnes bénéficient de l’aide des Nations unies. Mon inquiétude concerne davantage la nouvelle génération : ceux qui sont arrivés enfants et qui sont aujourd’hui majeurs. Des milliers d’entre eux n’ont pas pu aller à l’école, et sans qualification, ils vont être difficiles à intégrer. C’est une question économique, mais aussi sociale, car sans travail, ces jeunes pourraient basculer dans la criminalité ou la radicalisation.