Efficace et bon marché, la ligne de bus qui relie le sud au nord de la capitale doit son succès à la mainmise d’un groupe d’individus qui en assurent le bon fonctionnement. Mais cette réussite cache mal la misère du secteur des transports collectifs, grand oublié des politiques publiques.

18h. Trois mini-vans stationnés à l’entrée de Hamra crachent leur fumée noirâtre sur le bas-côté. Un à un, ces véhicules d’une quinzaine de places respectifs font le plein de passagers avant de s’enfoncer dans les embouteillages.

Ils desservent le centre-ville, Ras el-Nabeh, Tayouné, Chiyah, avant de finir leur course à Hay el-Sellom dans la périphérie de l’Université libanaise, sur un trajet s’étalant sur près de 10 kilomètres, du nord au sud.

Comme beaucoup d’autres minibus, celui de Nassim ressemble plus à une vieille carcasse rongée par la rouille. À son bord un sexagénaire, keffieh autour de la tête, prend place derrière deux jeunes filles. À l’avant, une femme s’installe aux côtés d’un homme en costume clair. « J’étais venu rendre visite à des amis à Hamra, et je rentre chez moi à Haret Hreik », raconte Ali, employé de banque de 36 ans. J’ai l’habitude de prendre l’Uber, mais avec ces embouteillages, le temps d’attendre le taxi, je préfère prendre le bus. » Les deux étudiantes disent emprunter la ligne au moins trois fois par semaine pour rejoindre leur université. L’homme au keffieh invoque, lui, une visite à des proches dans le quartier de Béchara el-Khoury.

Bienvenue à bord

Bienvenue à bord du bus n° 4, communément surnommé par ses usagers “andaf khat bi lebnen”, comprendre “la ligne la plus décente du Liban”. Sur Facebook, le n° 4 possède même sa propre page avec quelque 12 000 abonnés. Des usagers y postent des photos de leurs trajets, tandis que des conducteurs relatent des anecdotes de leur quotidien.

Son tarif unique – 1 000 livres libanaises (0,6 dollar), un prix inchangé depuis 2000 – est imbattable. « C’est le moyen le plus simple et surtout le moins cher de rejoindre la fac, assure Chérine, une habitante du sud de la capitale, étudiante à l’AUB. Aucun chauffeur de service n’accepterait pareille course pour moins de 4 000 livres libanaises (2,6 dollars), ajoute-t-elle. Uber ou Careem facturent d’ailleurs plus de 13 000 livres libanaises (9 dollars) ce même trajet.

Selon Petra Samaha et Amer Mohtar, deux chercheurs à l’Université américaine de Beyrouth qui ont mené une étude de terrain en 2015, 56 000 usagers empruntent chaque jour cette ligne. « Le bus n° 4, affirment-ils, démontre le potentiel des systèmes de transport en commun en tant qu’alternative viable et forte pour limiter le recours au transport privé en ville. »

Un recours qui reste massif dans la capitale. Sur les cinq millions de trajets par jour dans la capitale et sa banlieue recensés en 2015 par le ministère des Travaux publics et des Transports, 68 % se font dans des voitures privées, dont le taux d’occupation (1,3) est, de surcroît, faible.

Un Office hérité du mandat

Il faut dire que l’offre en matière de transports collectifs est globalement limitée et de mauvaise qualité : il existe bien un Office des chemins de fer et du transport en commun, hérité du mandat. Cette structure d’État détient normalement le monopole des transports en commun sur l’ensemble du territoire libanais. Mais son rôle s’est largement érodé au point qu’elle n’opère plus que 35 bus vétustes. C’est le secteur informel qui a pris le relais : 2 200 bus privés circulent ainsi qu’environ 4 000 vans (ou minibus), détenteurs d’une plaque rouge (c’est-à-dire officiellement enregistrés), qui les autorise à transporter des personnes et 10 000 illégaux dans tout le Liban. S’y ajoutent les services, ces taxis collectifs, qui seraient 33 000 véhicules légalement enregistrés et 20 000 illégaux, selon la Banque mondiale (2018).

Dans ce paysage chaotique, la ligne n° 4 fait presque figure d’exception. Outre son prix, sa fréquence régulière joue un rôle certain dans son attractivité : la ligne, qui démarre vers six heures du matin pour fermer tard, autour de minuit, n’a pas de station définie – il suffit de héler le bus pour qu’il s’arrête –, mais elle assure une rotation régulière grâce à un réseau de quelque 200 vans (dont une vingtaine de grands bus), selon les deux chercheurs de l’AUB. « C’est un exemple de réussite par rapport à la vingtaine d’autres lignes qui traversent Beyrouth et sa banlieue et dont la fréquence reste plus aléatoire », concède Chadi Faraj de l’association Bus Map Project, une ONG qui a cartographié les transports collectifs de la capitale.

Le clan des Zeaïter

En théorie, il suffit d’avoir un permis de conduire valable et un véhicule doté d’une plaque d’immatriculation rouge, délivrée par l’État, pour fournir un service de transport collectif au Liban. Mais en pratique, pour circuler sur la ligne n° 4, il faut être proche des Zeaïter. « Nous sommes tous de la même famille », confie l’un des hommes qui se définit comme gestionnaire de la ligne. Le clan des Zeaïter, originaires de Kneissé (Békaa-Ouest) – qui compterait quelque 9 000 individus au Liban – a pris le contrôle de la ligne en 2000, après avoir écarté la Lebanese Commuting Company (LCC), une société privée fondée par Khalil Zantout qui en avait débuté l’exploitation en 1995. Le passage entre les deux acteurs ne s’est pas fait en douceur : plusieurs bus ont été incendiés avant que la LCC ne jette l’éponge.

Selon Petra Samaha et Amer Mohtar, deux des trois “patrons” de la ligne sont associés au syndicat des conducteurs de Haret Hreik, affilié au Hezbollah, et le troisième à un autre syndicat rattaché à Amal. « Ces hommes sont unis par leurs intérêts financiers et leur appartenance communautaire (chiite) », soulignent les chercheurs. Ali Zeaïter, lui, se présente simplement comme « l’un des responsables de la ligne ». Installé à l’abri d’une cabane dans le parking d’al-Malak, terminus de la ligne n° 4, chronomètre en main, il régule le trafic en donnant l’autorisation aux vans de s’élancer toutes les cinq minutes. C’est à lui que revient aussi la charge de collecter les 15 000 LL (10 dollars) que chaque chauffeur doit payer pour circuler à la journée.

Les sommes collectées servent, selon lui, à financer la location des parkings (outre celui d’al-Malak, la ligne n° 4 dispose de deux autres terminus à Hay el-Sellom et à l’Université libanaise) auprès des différentes municipalités et à rémunérer les “gestionnaires de la ligne”. Avec jusqu’à 200 véhicules opérant sur la ligne, les recettes peuvent atteindre 2 000 dollars par jour.

Les chauffeurs, eux, peuvent gagner 70 à 80 dollars par jour. « C’est ce qui me reste après avoir payé les frais de parking et environ 20 dollars pour l’essence », explique Youssef, au volant de son van importé du Vietnam, il y a un an et demi, pour 23 000 dollars. L’homme de 34 ans est également propriétaire d’un autre minibus qu’il loue à des chauffeurs occasionnels à la journée pour 40 000 livres libanaises (26,7 dollars). « Le système financier qui aide ces conducteurs à se doter d’une flotte reste assez opaque », commente Rami Semaan, le directeur général de TMS Consult, spécialiste de mobilité urbaine. Selon un autre témoignage, recueilli sous couvert d’anonymat, les chauffeurs se financent auprès des parrains de la ligne, Amal et le Hezbollah, qui leur octroient des crédits à taux zéro ou à taux faible.

Économie informelle

« Il faut démystifier le succès de la ligne n°4, fait valoir Rami Semaan. Dans un contexte où aucune autre alternative de transport collectif n’existe, son service peut certes être envisagé comme une réussite. Mais cette ligne, qui s’est développée grâce à l’absence d’un réseau public, ne répond à aucune régulation. »

Les autorités libanaises n’y interviennent en effet qu’à la marge : elles fixent le prix du trajet et encadrent les régulations écologiques qui bannissent, par exemple, la circulation des véhicules diesel (ce que tous les chauffeurs ne respectent pas). « On pourrait améliorer leur service à la marge : favoriser l’acquisition de “vrais bus”, exhorter les chauffeurs à ne pas fumer à l’intérieur ou à ne pas changer d’itinéraire inopinément… Mais ils sont difficilement contrôlables. Surtout, aucune véritable amélioration n’est possible sans se pencher sur le temps des trajets. Or, non seulement les opérateurs de la ligne n° 4 n’ont guère ici de marge de manœuvre. Pire, ils contribuent à la congestion du trafic routier », précise Fadi Darwish, directeur de Sets, une société d’ingénierie dont un département est dédié aux transports.

Un problème dramatique pour la capitale et sa banlieue dont la densité du trafic et l’état des infrastructures routières sont l’un des freins majeurs au développement de son économie. Dans une étude (2005), le ministre de l’Environnement estimait déjà le coût de la congestion urbaine à 8 % du PIB du Liban, à une époque où la circulation était bien inférieure à celle d'aujourd'hui.

Quelles solutions ? « Rien ne saurait se construire sans une très forte volonté politique », affirme Fadi Darwish. Son confrère Rami Semaan abonde en son sens : « Réduire le trafic et ses nœuds de congestion nécessite un changement du mode de transport privilégié jusqu’ici, à savoir les véhicules privés. Mais pour fédérer les utilisateurs et réussir la transition, nous devons montrer que les transports collectifs permettent de réaliser des économies substantielles sur le temps de trajet, voire sur les prix. » Un enjeu auquel les opérateurs de la ligne n° 4 sont bien évidemment incapables de répondre seuls.

Développer les transports publics

En mars 2018, la Banque mondiale a débloqué 295 millions de dollars pour financer le développement des transports publics au Liban. Le projet prévoit la mise en place par un opérateur privé d’un réseau express baptisé BRT (Bus Rapid Transit). Entre la ville de Tabarja et Beyrouth – soit environ 40 km –, ce BRT doit bénéficier de couloirs de circulation réservés. Quelque 120 bus lui sont dédiés et 250 autres bus sont prévus pour réaliser les liaisons secondaires dans la capitale. « Le gouvernement devra travailler non pas contre les lignes informelles, mais avec elles, explique Ziad Nakat, représentant de la Banque mondiale au Liban. Un opérateur privé qui voudrait investir aura, par exemple, besoin de relais locaux (les gestionnaires de la ligne, ses chauffeurs…), il lui faudra associer ces acteurs déjà sur place au projet. Ce type de modèle a déjà fait ses preuves dans de nombreux pays comme au Mexique. »

Ali Zeaïter, lui, n’est pas de cet avis. Interrogé sur l’éventualité qu’un jour les autorités libanaises ou un opérateur privé s’associent à la ligne n° 4, il répond dans un sourire aux accents de défi : « Qu’ils essaient, et on verra. »

Ziad Nakat : « Le défi : réussir la connexion entre les bus rapides et les lignes secondaires »


Spécialiste des transports à la Banque mondiale, Ziad Nakat a planché sur un nouveau réseau de transports en commun dont le premier tronçon doit connecter Tabarja à Beyrouth en 40 minutes. Au cœur de ce projet : un service de bus rapide sur voies dédiées associé à une vingtaine de lignes secondaires, dont certaines, déjà existantes, qu’il faut améliorer.

En quoi consiste ce projet de bus rapide ?

Dans sa première phase, le projet vise à décongestionner le trafic sur un axe de 40 kilomètres au nord de la capitale. Quelque 120 bus rapides – ce qu’on appelle des bus à haut niveau de service (BHNS) en français ou Bus Rapid Transit (BRT) en anglais– assureront ainsi la liaison entre Beyrouth et Tabarja sur des voies réservées. Une vingtaine de lignes secondaires – nouvelles ou déjà existantes (soit 250 bus) –s’y connecteront pour favoriser la mobilité sur l’ensemble du trajet. C’est d’ailleurs l’un des défis de ce projet : réussir à embarquer les opérateurs de lignes informelles, comme ceux de la ligne n° 4, et les persuader d’améliorer leurs services ainsi que la qualité de leurs transports pour mieux mailler le territoire. Une seconde phase, encore à l’étude, porte sur un BRT entre Khaldé au sud et Beyrouth. Enfin, une troisième ligne rapide est envisagée entre Hazmié et la capitale.

Comment circuleront les bus entre Tabarja et Beyrouth ?

Les bus circuleront sur des voies réservées de Tabarja à Aïn Mraïssé, le terminus, en passant par Charles Hélou et Mar Mikhaël. À Aïn Mraïssé, un réseau secondaire, circulant sur les voies normales, prendra le relais jusqu’à Corniche el-Mazraa.

Comment ces lignes seront-elles opérées ?

Idéalement, le BRT doit être opéré par une ou deux sociétés privées, sous le contrôle de l’Office public des chemins de fer et des transports en commun.

Quel est le mode de financement de ce projet ?

La Banque mondiale a approuvé un financement de 295 millions de dollars en mars 2018 pour la première phase. Il s’agit d’un prêt de 222 millions de dollars auquel s’ajoute un don de 70 millions de dollars dans le cadre du Mécanisme mondial de financement concessionnel (GCFF). Ce financement doit principalement servir aux travaux d’infrastructures. Le secteur privé sera également appelé à investir 50 millions de dollars pour financer l’acquisition de bus. Approuvé en Conseil des ministres en mai 2018, le projet attend son adoption définitive au Parlement. La création de cette première ligne de transport public fait partie des projets prioritaires, présentés par le gouvernement libanais à la communauté internationale dans le cadre de la Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises (CEDRE).

Comment convaincre les Libanais de prendre le bus ?

Il existe des attributs essentiels au succès d’un BRT. En premier lieu, la consistance de l’offre : soit la circulation régulière de bus, tous les jours de la semaine, avec des passages même en heures creuses. Le fait qu’il dispose de voies dédiées est une autre clé de sa réussite : cela lui permet de rouler plus vite que les voitures coincées dans les embouteillages. Tabarja-Beyrouth prendra ainsi 40 minutes environ contre 90 aujourd’hui aux heures de pointe. Enfin, son prix ne devrait pas excéder 4 000 à 5 000 livres libanaises l’aller-retour. Mais si nous voulons convaincre les Libanais de privilégier les transports en commun, il faut s’assurer que les changements de bus entre le BRT et les lignes secondaires soient simples et rapides.

Quand le Liban pourrait-il envisager l’inauguration de cette première ligne de transport rapide ?

Aujourd’hui, le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) mène les premières études d’exécution. Nous avons l’espoir d’inaugurer cette ligne d’ici à 3-4 ans.

Est-ce un projet suffisamment attractif pour attirer des opérateurs privés ? 

Nous travaillons en ce moment à l’optimisation du modèle financier avec la Société internationale financière (SFI). A priori, le bus rapide est rentable : les opérateurs pourront couvrir leurs coûts opérationnels ainsi qu’une large partie de l’achat des véhicules. Mais pas l’infrastructure, qui reste à la charge de l’État. La question de la rentabilité des lignes secondaires est plus délicate et il faudra sans doute envisager une forme de subvention. Celle-ci pourrait prendre la forme d’une aide à l’achat des bus.