Pour avoir une chance de réussir, les réformes doivent s’articuler autour de quatre axes principaux et être portées par des dirigeants prêts à sacrifier leur popularité.

Face à la crise et la révolte de la rue, le gouvernement a présenté une série de mesures dites réformistes. Ces mesures iniques et en rupture avec celles qui avaient précédé ont au moins eu le mérite de s’attaquer à des domaines considérés jusqu’à lors comme “sacro-saints”, car sources ou facilitateurs de corruption et de gaspillage, et de fixer des délais d’exécution.

Mais, si la feuille de route du Premier ministre est en partie obsolète du fait de sa démission le 29 octobre, ce qui concerne les finances publiques reste d’actualité. Or, force est de constater que le gouvernement n’a pas perdu ses mauvaises habitudes. En effet, ces propositions ne résultent ni d’une vision économique à moyen/long terme ni ne s’insèrent dans le cadre de politiques fiscales claires. Elles ne sont pas non plus basées sur des éléments statistiques fiables, ni ne font l’objet d’une étude préalable ou d’un diagnostic crédible et transparent. Enfin, elles ne s’intègrent pas dans les réalités économiques, politiques et sociales du pays, et ne proposent rien de concret qui puisse servir de point de rupture réel. On est alors en droit de se demander pourquoi ces nouvelles réformes réussiraient quand toutes celles qui les ont précédées n’ont jamais été mises en œuvre.

La réponse n’est jamais aisée, car le débat sur la pertinence des mesures et la réussite d’une politique de réformes est influencé par les idéologies. Mais quels que soient les avis, ces derniers s’accordent toujours sur la finalité : une réforme est considérée un succès lorsqu’elle réalise le “bien commun” et satisfait les citoyens.

La sensibilisation de l’opinion publique est donc impérative pour qu’il y ait consentement aux réformes, notamment celles devant affecter leurs intérêts. Bien entendu, elle doit se faire a priori et non a posteriori comme c’est toujours le cas au Liban et s’insérer dans un cadre participatif.

Ces dernières années, par exemple, le pouvoir n’a pas cessé d’augmenter les recettes fiscales, principalement basées sur les impôts régressifs faciles à collecter, pour couvrir ses dépenses de fonctionnement, en écartant parallèlement l’autre rôle de l’impôt, celui d’être, avec d’autres leviers, un instrument de développement économique et social. Ce qui explique d’ailleurs que la relation entre le contribuable et l’administration fiscale s’est sans cesse détériorée pour devenir conflictuelle et aboutir à la révolte à laquelle on a assisté.

Pour réussir, les réformes doivent bénéficier d’un appui politique fort et tenir compte de la capacité d’absorption de l’environnement politique, économique et social avec une démarche progressive pour leur mise en application. C’est un travail de longue haleine et l’immensité de la tâche exige une sensibilisation de l’opinion publique par le biais d’une communication appropriée et un effort soutenu pour appréhender les plus réfractaires et les plus récalcitrants.

L’expertise internationale pourrait d’ailleurs faciliter la mise en œuvre tout en donnant plus de légitimité à l’action du gouvernement.

Dans le fond, la réforme devrait tendre à corriger les disparités du système actuel et à instituer des mesures de nature à prévenir et à supprimer la fraude et l'évasion fiscales sans pour autant porter atteinte aux mesures visant à encourager les investissements. Elle doit par ailleurs être accompagnée par une réforme en profondeur de l’administration et du corps judiciaire, pour en contrôler la mise en œuvre.

Concrètement, et sans vouloir être exhaustif, toute réforme sérieuse des finances publiques doit s’articuler autour de quatre piliers principaux : la responsabilisation et la transparence dans l'utilisation des fonds publics ; le renforcement des institutions et l’application des lois ; le développement des moyens statistiques, de prévision et d’étude d’impacts économiques et sociaux ; la modernisation du système fiscal actuel pour avoir un système plus cohérent, plus simple et plus équitable.

 Responsabilisation

Le changement de la nomenclature budgétaire actuelle est une réforme prioritaire. En effet, le découpage actuel du budget en ministères, titres et chapitres selon le principe de dotation des dépenses et de l’enregistrement des recettes dans son interprétation traditionnelle reflète une logique de moyens. Il ne permet pas de prendre en considération la volonté du législateur organique d’orienter les finances de l’État vers les résultats. Des pays proches de notre système comme la France, la Tunisie ou le Maroc ont tous introduit la notion de performance dans la nomenclature budgétaire avec l’objectif d’associer pleinement le Parlement aux objectifs de l’action publique et pas seulement aux moyens accordés à cette dernière.

Adopter une loi organique permettrait ainsi un meilleur suivi de l’exécution du budget et de rendre le gouvernement et ses ministres responsables de leurs engagements (un projet de loi dans ce sens a déjà été proposé au Parlement en 2004, mais son étude gelée à ce jour). En articulant le budget général de l’État en missions et programmes, et non plus en chapitres, on passe d’une logique de moyens à une logique de résultats basée sur l’évaluation des projets en fonction des objectifs fixés. Cela permettrait un contrôle a posteriori par le biais de rapports annuels de performance présentés par lesdits ministères. Cela permettrait aussi de mettre un terme à la tendance de recours systématique aux cavaliers budgétaires, dont la pratique consiste à glisser dans la loi de finances des dispositions qui n’ont rien à voir avec l’équilibre économique et financier des comptes de l’État en profitant du battage médiatique qui entoure le vote de ce texte particulier.

De plus, la loi organique consacrerait un autre principe budgétaire, celui de la sincérité. Ce principe s’inspire des normes comptables et implique l’exhaustivité, la cohérence et l’exactitude des informations financières fournies par l’État. Ceci aura pour corollaire la tenue, par intervalle régulier durant l’année, de débats d’orientation budgétaire qui fixeraient les orientations fondamentales des finances publiques et dont les conclusions devraient être prises en considération lors de la réalisation de tout projet.

À ce titre force est de constater que les lois fiscales au Liban sont en général conçues par des cadres de l’administration, notamment la direction des recettes. Celle-ci propose souvent des lois et règlements qui ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une réflexion globale de la politique fiscale, mais visent à augmenter la recette fiscale et faciliter la perception des taxes. Il est donc indispensable de dissocier l’élaboration de la loi fiscale et son interprétation du processus de son exécution.

Transparence

La transparence, à la fois au sein des institutions et vis-à-vis des agents économiques, est un levier important à la bonne gouvernance.

La transparence interne exige la détermination de règles du jeu claires et connues à tous les niveaux de l'organisation. Elle tend à contrer la corruption, l’abus de biens ou de position dominante et autres trafics d’influence. Elle assure que les fonds, projets et entreprises publics sont bien gérés et génèrent la rentabilité souhaitée. Elle nécessite enfin que le choix des responsables et des cadres s’effectue sur la base de trois critères prioritaires, à savoir l'honnêteté, la compétence et le sens des relations humaines.

La transparence externe se fonde, pour sa part, sur une adaptation de l’administration fiscale aux besoins du nouvel environnement économique et juridique, adaptation qui s'accompagne d'une communication claire dans un monde où la réactivité et la flexibilité sont des valeurs de référence. Le but visé serait donc d’institutionnaliser la concertation et d’assainir les relations entre les contribuables et l’administration fiscale ; relations marquées à ce jour par une suspicion réciproque. Ce qui explique que la relation entre le contribuable et l’administration fiscale est souvent conflictuelle. La transparence externe implique enfin de donner à l’investisseur, local et étranger, une visibilité suffisante quant aux avantages auxquels il a droit et ceux qui seront supprimés à terme. Ce qui suppose donc un minimum de stabilité de textes fiscaux.

Contrôle

Le contrôle strict de la gestion des finances publiques est une nécessité, tant en raison des masses financières en jeu que des risques d’irrégularité ou de malversation.

Or, l’organisation du contrôle des finances publiques reste à ce jour complexe. Le cadre juridique de l’engagement public et de la dépense publique doit tenir compte des règles existantes et reposer sur des procédures d’encadrement et de contrôle pour éviter les dérives et assurer toute une série d’objectifs. Parmi ces objectifs, et à titre énonciatif et non limitatif : la recherche de la meilleure qualité et du moindre coût, ainsi que la stricte application des principes d’égalité d’accès, de non-discrimination et de transparence qui encadrent très étroitement les marchés et achats publics ; avec en prime la promulgation d’une nouvelle loi contemporaine relative à ces derniers.

Fiscalité

Concernant enfin la fiscalité et partant du principe que l’impôt ne doit pas être perçu uniquement comme un simple moyen de collecte des recettes et qu’il doit constituer, comme d’ailleurs d’autres moyens, un instrument de développement économique et social, il faut recourir à une évaluation sérieuse de l’impact des différentes réformes et mesures proposées comme préalable nécessaire à leur adoption et à leur mise en œuvre. Les voies de réforme fiscale étant nombreuses, le Liban devait trouver le meilleur dosage entre les différents impôts qui fondent son système pour garantir les ressources nécessaires au financement des dépenses publiques, élargir la base imposable, assurer l’équité fiscale et favoriser l’attractivité du pays. La principale réforme à mettre en place à ce titre serait bien évidemment l'adoption de l'impôt général sur le revenu (IGR) avec un barème progressif, en remplacement des différents impôts cédulaires (l'impôt sur les bénéfices professionnels des personnes physiques ou morales, le prélèvement sur les traitements et salaires, l’impôt sur le revenu des capitaux mobiliers, l’impôt sur les revenus fonciers (locatifs ou de plus-values, etc.). Il conviendrait néanmoins de maintenir pendant une période transitoire (ou définitivement, selon les résultats enregistrés) le système actuel de la retenue à la source eu égard à l’efficacité du recouvrement. Il faudrait aussi moderniser et modifier d’autres lois obsolètes comme celles des impôts fonciers ou sur les successions.

Ceci devrait être rattaché à d’autres mesures d’accompagnement qui garantiraient l’efficacité de la réforme, à savoir : l’élargissement de la base imposable sans augmentation de la pression fiscale ; l’amélioration de la traçabilité des transactions pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscales ; la consolidation des informations au sein de l’administration fiscale à travers une plate-forme d’intelligence artificielle qui permettrait de les analyser (technique du Data Mining) et de créer une chaîne de blocs (Blockchain) entre les différents services étatiques pour comparer et confronter les informations fournies ; l’adaptation de la législation fiscale libanaise actuelle aux évolutions du numérique en vue d’établir des critères clairs d’imposition des transactions, notamment transfrontalières ; l’amendement de la loi actuelle sur le secret bancaire pour plus de transparence et de conformité en prévoyant des règles et limitations permettant de préserver le secret professionnel, afin de vérifier la légalité des déclarations et d’empêcher la dissimulation de tous revenus, donations et legs.

Toutes ces réformes ne peuvent réussir si le contribuable n’a pas la conviction que l’impôt qu’il paie est juste et équitable, d’où l’importance de faire adhérer le citoyen à l’impôt en lui offrant une contrepartie en termes de protection sociale et médicale, de retraite et d’éducation.

Une vraie réforme de nos finances publiques et de notre système fiscal est néanmoins possible et accessible, loin de toute surenchère politique. Ce domaine n’est pas l’apanage des “apparatchiks de notre nomenclatura” et n’est pas qu’un moyen de collecte des recettes, mais également un facteur de cohésion sociale et de solidarité… un engagement national. Car comme le dit l’économiste Joseph Schumpeter, « l’histoire fiscale d’un peuple constitue une part essentielle de son histoire tout court ». Mais le chemin des réformes sera sans doute très difficile, parsemé d’embuches. Les effets des réformes ne se faisant connaître, en général, que plusieurs années après, ceux qui les porteront devront faire partie d’une catégorie de nouveaux dirigeants qui acceptent le sacrifice et l’ingratitude du moment, et qui savent que « la réforme ne profite jamais à ceux qui la font ».