L’économiste et directeur du département d’économie de l’Université libanaise, Albert Dagher, met en garde contre les répercussions sociales d’une dévaluation.

Pourquoi la fixité du taux de change est-elle en danger aujourd’hui ?

Le taux de change subit des tensions chaque fois qu’il y a un déficit de la balance des paiements. Or cette balance est déficitaire depuis 2011. Jusqu’à cette date, la balance des mouvements de capitaux compensait le déficit de la balance courante, qui est structurellement déficitaire puisque le pays ne produit rien ou presque. Aujourd’hui la balance des capitaux est elle-même négative, ce qui aggrave le déficit de la balance des paiements et risque de provoquer l’effondrement du taux de change.

Peut-on éviter une dévaluation ?

La dépréciation du taux de change est un mécanisme que les institutions internationales, en particulier le FMI, mettent en avant comme « la » solution à chaque fois que la balance courante d’un pays est déficitaire. En dévaluant la monnaie, on crée une incapacité à importer, qui règle le déficit de manière automatique. Dans la littérature des organisations internationales, on appelle cela un « ajustement par le taux de change ».  Mais pour moi, plutôt qu’une dévaluation qui mettrait toute la population sur le carreau, il faut instituer un contrôle des changes officiel, afin de limiter les conversions de livres libanaises en dollars, et réduire les importations de manière réfléchie. Une autre mesure à prendre, c’est un contrôle des capitaux officiel, pour limiter les sorties de devises. A terme, pour stabiliser le taux de change, le Liban doit augmenter ses exportations et générer des devises. Une accélération de l’exploration et de futures exportations de gaz pourraient donc être une porte de sortie possible. Mais entre-temps, il faut réduire les importations.

Pourquoi faut-il éviter à tout prix une dévaluation ? 

Pour éviter des répercussions sociales d’une extrême violence, la stabilité du taux de change doit être défendue coûte que coûte, quitte à descendre dans la rue.  Si on laisse la livre flotter, le dollar pourrait passer à 3000 livres libanaises selon certains scénarios. Le prix des biens importés augmenterait alors de 100 %. Celui des produits fabriqués localement suivrait car les industriels libanais répercuteraient eux aussi la hausse subie du coût des matières premières ou des produits intermédiaires. Avec la dépréciation du taux de change, interviendrait alors un phénomène d’hyper inflation – c’est-à-dire quand l’inflation approche ou dépasse les 100 % - laquelle se traduira directement par une chute du pouvoir d’achat, des salaires ou des autres revenus des Libanais d’au moins 50 %.

C’est précisément ce qu’ont vécu plusieurs pays ces dernières années. On parle du Venezuela, de l’Argentine… Avez-vous un exemple similaire au cas libanais ?

La crise, qui a secoué l’Egypte il y a environ trois ans, semble assez proche du cas libanais. L’Égypte a commencé à appliquer le programme d’ajustement structurel convenu avec le FMI en novembre 2016. Le pays a alors bénéficié d’un prêt de 12 milliards de dollars. Mais il a dû accepter en échange la dévaluation de sa monnaie. Le dollar est alors passé de huit guinées à presque 18 guinées. Ce qui revient à une dépréciation de plus de 100 à 110% du taux de change. Inévitablement, s’en est suivie une chute du pouvoir d’achat de 50 à 60 %, laquelle a entraîné la paupérisation rapide de la population : 45% des égyptiens vivent désormais sous le seuil de pauvreté. Le Liban n’est pas loin de cet exemple si on en croit les projections de la Banque mondiale : l’institution affirme d’ores et déjà que plus de 50% de la population libanaise basculerait dans la pauvreté du fait de cette crise. Pour rappel, aujourd’hui, ce sont 27% de la population libanaise qui vivent  avec moins de neuf dollars par jour.  Une aggravation de la crise provoquerait aussi une émigration massive. Pendant plusieurs années, à partir de 1986, une époque où le pays a connu une crise financière assez similaire à celle d’aujourd’hui même si les conditions politiques étaient différentes, le Liban a vu partir environ 60 0000 de ses citoyens chaque année.