Nasri A. Diab, professeur  des Facultés  de droit - avocat aux barreaux de Beyrouth  et de Paris. Karim Daher, chargé de cours  de droit fiscal  à l’USJ - avocat  au barreau  de Beyrouth. Président  de l’Aldic.
Nasri A. Diab, professeur des Facultés de droit - avocat aux barreaux de Beyrouth et de Paris. Karim Daher, chargé de cours de droit fiscal à l’USJ - avocat au barreau de Beyrouth. Président de l’Aldic.

La crise actuelle est une crise structurelle du système financier, qui découle de l’accroissement continu de la dette publique en raison de politiques irresponsables qui ont conduit à l’accumulation de déficits budgétaires. Il ne s’agit pas seulement d’une crise de liquidité grave, mais de ce qui pourrait se transformer en crise d’insolvabilité et être suivi d’une défaillance de paiement et d’une faillite, avec des conséquences sociales désastreuses qui peuvent se prolonger durant de longues années ; on a souvent parlé, dans des cas similaires, de “Génération perdue”. Mais il faut d’emblée souligner que ce type de crise ne se résout pas par l’adoption “mécanique” de mesures financières, monétaires et juridiques qui seraient prises en dehors d’un plan global dont l’objectif devrait être d’aller à la source du mal : la réforme d’un système qui a permis, par la corruption et le clientélisme, de créer une dette publique insoutenable.

Une crise de liquidité signifie l’incapacité circonstancielle de l’État (et/ou du secteur bancaire) à honorer ses engagements financiers et les échéances de la dette, malgré l’existence des composantes de la solvabilité financière. Cela pourrait nécessiter une intervention étrangère, afin d’assurer rapidement la liquidité ou de rééchelonner les dettes échues. Selon l’éminent juriste français Gaston Jèze « à côté du devoir juridique de payer, il y a la volonté et la capacité de payer. L’histoire montre que cette volonté ou cette capacité peut ne pas exister : c’est la faillite ou la banqueroute de l’État ».

Partant de cette constatation, il convient de rechercher un certain nombre d’indicateurs pour déterminer ce qui s’applique à la crise actuelle, tout en sachant qu’il est difficile de qualifier l’État libanais d’insolvable sans prendre en considération ses actifs (réserves en or, services et institutions publics, biens-fonds et actifs en tout genre).

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De même, la distinction entre dette interne et dette externe, et entre dette institutionnelle et dette contractuelle, revêt de l’importance pour savoir s’il est possible d’éviter la faillite, et pour déterminer les procédures et mesures qui doivent être prises pour sortir du tunnel, puis pour assurer un financement durable.

La première constatation est que la majeure partie de la dette libanaise est interne et libellée en monnaie nationale. Ainsi, sur un total de 87,1 milliards de dollars de dette publique (à fin octobre 2019), 62 % étaient libellés en livres libanaises et détenus principalement par la Banque du Liban (BDL), des banques et des institutions non bancaires comme la Caisse nationale de Sécurité sociale et l’Institut national de garantie des dépôts. Un montant de 32,51 milliards de dollars est libellé en devises, dont la majorité sous forme d’eurobonds et d’emprunts contractés lors des conférences de Paris pour soutenir le Liban. Ces 32,51 milliards de dollars sont répartis entre les banques libanaises, la BDL, des institutions multipartites et des investisseurs locaux et étrangers. On estime que les détenteurs étrangers d’obligations représentent 10 % seulement de la dette globale.

La défaillance d’État

Face à cette réalité, il convient de distinguer entre les procédures et solutions généralement retenues pour les dettes externes, qu’elles soient bilatérales ou multilatérales ; et entre les procédures et solutions retenues pour faire face à la dette interne (en livres ou en dollars).

Un pays en faillite peut, il faut le reconnaître, s’abstenir de payer de manière définitive et se soustraire ainsi à ses engagements financiers, étant donné qu’il jouit d’une souveraineté absolue (et d’immunités de juridiction et/ou d’exécution), et ce contrairement aux sociétés commerciales dont les actifs sont vendus et liquidés, ou aux particuliers dont les droits et biens sont hypothéqués jusqu’au remboursement de la dette. Cela signifie qu’un pays ne peut pas être obligé par la force à rembourser sa dette, comme cela s’est produit au début du siècle dernier et aux siècles précédents dans certains pays d’Amérique centrale (diplomatie de la canonnière).

Cependant, un défaut de paiement sur la dette externe n’est pas sans danger sur la réputation du pays et la confiance nécessaire pour obtenir des financements extérieurs. S’abstenir de payer ses dettes revient à fermer la porte à de nouveaux emprunts et financements sur les marchés mondiaux. Sans oublier la possibilité de saisie des biens et avoirs de l’État en faillite et de ses institutions et services publics à l’étranger, comme ce fut le cas de l’Argentine dont des biens ont été saisis par des fonds vautours. 

En droit international, le principe de base reste que les obligations doivent être respectées et exécutées (“pacta sunt servanda”) ; toute dérogation à ce principe n’est qu’une exception à laquelle il ne faut recourir qu’avec une extrême prudence. Par conséquent, il est fortement recommandé de dialoguer avec les créanciers et parvenir à un accord avec eux, en partant du principe que les pertes à court terme pour les deux parties seront compensées par des gains mutuels à moyen et long terme. Ceci étant, il faut savoir que lorsqu’un pays décide de se déclarer en défaut de paiement sur ses dettes externes, il cherche en général de l’aide de l’étranger pour appliquer l’une des options possibles, et ce en fonction de l’ampleur de la crise et de la gravité des risques. En gros, trois options existent :

- Une aide financière par le refinancement ou l’injection de capitaux frais supplémentaires pour rembourser les maturités échues, comme cela a été le cas en partie avec la Grèce, avec la recapitalisation des banques (renflouement) et une “décote” supportée par les détenteurs d’eurobonds dont la valeur a été, à ce jour et en moyenne, réduite de moitié.

- Le rééchelonnement de la dette, en reportant les dates d’échéance à des dates éloignées et sous de meilleures conditions.

- La restructuration de la dette par la réduction ou le prélèvement (amputation) d’une partie du principal de la dette et/ou des intérêts dus, ou même comme en Argentine et en Équateur en échangeant la dette échue par de nouvelles obligations liquides différées à valeur ou rendement réduits.

La partie internationale de la dette publique

En pratique, l’aide internationale est liée à l’application des conditions posées par les intervenants internationaux et qui comprennent la mise en œuvre d’un ensemble de mesures
préalables. Le simple fait d’entamer un dialogue et de demander l’aide de créanciers de banques et de pays étrangers suppose d’avoir accepté au préalable de négocier avec le Fonds monétaire international (FMI) pour la mise en place d’un programme de stabilisation macroéconomique et l’adoption de mesures préliminaires, comme la désignation d’une société internationale spécialisée chargée d’analyser le budget et la dette publique et de déterminer avec précision les pertes devant figurer dans le rapport à présenter aux créanciers, avec des propositions pratiques et des simulations des résultats attendus en terme de finances publiques, ainsi que de délais de remboursement. Ceci s’accompagne d’autres mesures liées à l’économie et à la monnaie, qui peuvent englober l’imposition de restrictions sur les transferts (“Capital control”, contrôle des capitaux) à l’extérieur du pays et/ou des transferts venant de l’extérieur (pour empêcher l’entrée de capitaux autres que des capitaux d’investissement qui deviennent “résidents”, afin d’empêcher les flux spéculatifs et déstabilisants).

Après cette étape préliminaire, les négociations débutent entre l’État et ses créanciers. Le mécanisme de négociation varie en fonction de l’identité des créanciers. S’il s’agit d’autorités ou d’institutions publiques, une négociation collective peut se faire par le biais du Club de Paris, qui impose de signer un programme avec le FMI, en plus de travailler selon les règles d’unanimité et d’égalité de traitement (“pari passu”). 

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Les négociations avec les banques créancières peuvent être collectives par le biais du Club de Londres, avec l’application de la règle de défaillance croisée et de répartition relative des pertes.

Quant au reste des créanciers qui détiennent des obligations souveraines, en l’absence d’un régime juridique international approprié et d’un tribunal international pour statuer sur cette question, le problème de la dette est réglé au cas par cas selon divers règlements et mécanismes informels, y compris le mécanisme de restructuration des dettes souveraines (MRDS) en faisant jouer les clauses d’action collective (CAC) qui sont souvent introduites dans les documents d’émission des eurobonds et qui permettent la modification, à une majorité qualifiée et donc sans besoin de l’unanimité (paralysante) des porteurs des obligations, des termes de cette émission (inclus la réduction du principal et des intérêts et le rééchelonnement des paiements). L’une des récentes émissions libanaises que nous avons examinées comprend une clause fixant cette majorité à 75 % (donc sans besoin d’unanimité qui aurait permis à une minorité de bloquer le processus, ce qu’on appelle “Holdout”) ; les négociations et modifications doivent se faire série par série.

Hors ces cas bien balisés, les conditions, les règles et les mécanismes restent soumis à la volonté du pays débiteur, et au risque que certains créanciers échappent à l’unanimité ayant approuvé la restructuration et que des retards soient accusés en raison de poursuites individuelles engagées, comme l’ont fait les fonds vautours contre l’Argentine devant des tribunaux à New York.

Par ailleurs et pour parvenir à des accords décisifs, l’État doit s’engager à respecter un programme de réformes économiques structurelles que le FMI aide en général à mettre en place, et dont il supervise l’exécution sur la base du consensus de Washington. Ce consensus impose ce qu’on appelle souvent les “dix commandements” (établis, en 1989, par John Williamson) et qui sont une série de mesures comme une politique d’austérité budgétaire, la réduction des dépenses publiques, l’établissement de nouvelles politiques et réformes fiscales, la libéralisation du taux de change, l’élargissement de la base des impositions, la libéralisation du commerce et la protection de la concurrence, la privatisation des entreprises et des services publics, etc.

La partie interne de la dette publique

Quant à la dette interne, c’est-à-dire la dette libellée en monnaie nationale ou détenue par des institutions locales et/ou des particuliers résidant au Liban, sa restructuration s’avère très coûteuse pour les banques, qui perdraient une grande partie de leur capital, sans pour autant qu’elles aient la capacité d’obtenir des financements extérieurs nécessaires à leur recapitalisation.

En l’absence d’une injection de capitaux, le secteur bancaire ne peut qu’acter la baisse de la valeur de la dette souveraine qu’il porte dans ses livres selon les normes et réglementations de l’IFRS9. Ceci nécessitera une recapitalisation des banques (“Bail in”, ou renflouement interne) dont le coût devra être supporté par tous les “stakeholders”, à savoir les actionnaires d’abord, puis les détenteurs d’actions privilégiées et, enfin, au besoin, les déposants ; sans oublier au passage la liquidation des actifs mobiliers et immobiliers détenus par les banques.

Dans la pratique, la BDL a déjà implicitement lancé le processus de renflouement interne à travers sa directive intermédiaire n° 13129 du 4 novembre 2019 qui a imposé aux banques une augmentation de leurs fonds propres de base (Common Equity Tier One) par des contributions en espèces en dollars, obligeant ainsi les actionnaires à soutenir leurs établissements.

Dans le cas où ce renflouement interne par les actionnaires s’avère insuffisant, le processus de décote, plus communément appelé “haircut”, peut affecter les déposants, subrepticement, de diverses manières, à travers par exemple un gel de leurs dépôts sur plusieurs années avec un rendement ou des intérêts nuls ou très faibles, ou par le biais de la conversion forcée en livres libanaises des dépôts en devises étrangères, parallèlement à une dévaluation de la monnaie ; ou ouvertement et explicitement par le prélèvement d’un certain pourcentage du capital des dépôts et de la valeur des actions et obligations. Ce processus nécessite toutefois de prendre en compte les critères de confiance et d’équité. Plusieurs questions méritent donc d’être posées : faut-il appliquer la décote à tous les comptes sans exception ou seulement à ceux dépassant un certain seuil ? Faut-il appliquer un taux uniforme de prélèvement à toutes les tranches de dépôts, ou bien établir des taux progressifs selon les capacités réelles des déposants et les pourcentages de bénéfices précédemment réalisés ? 

En tout état de cause, ce processus doit aussi être lié à la possibilité de répétition de la restructuration et du prélèvement. Dans les faits, le processus de “décote” a déjà commencé avec la directive intermédiaire n° 13157 de la BDL du 4 décembre 2019, qui a imposé le paiement en livres libanaises de 50 % des intérêts dus sur les dépôts en devises, ce qui a été considéré par les agences internationales de notation comme un défaut de paiement sélectif des banques libanaises, avec les conséquences que l’on sait sur leurs relations avec leurs banques correspondantes étrangères.

Nécessaire intervention du Parlement

Quelles que soient les options retenues, elles sont du ressort du législateur : elles ne devraient être adoptées que par le biais de lois spéciales, car les mesures à adopter porteront atteinte à un ensemble de principes constitutionnels fondamentaux, bouleverseront l’ordonnancement juridique libanais et modifieront la nature libérale de l’économie nationale telle que consacrée au paragraphe (f) du préambule de la Constitution.

L’imposition de restrictions sur les retraits et les transferts (c’est-à-dire au droit de disposer des dépôts), le prélèvement d’une partie des dépôts ou des actions, ou la conversion forcée vers la monnaie nationale, violent les dispositions du paragraphe (f) du préambule de la Constitution relatives à la garantie de la propriété privée, et de l’article 15 de la Constitution qui dispose de ce qui suit : « La propriété est sous la protection de la loi. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique dans les cas établis par la loi et moyennant une juste et préalable indemnité. » Ceci implique, en plus par exemple, de donner des actions en échange aux déposants dans le capital des banques à titre d’indemnités pour la perte subie dans l’espoir de compenser leur perte et de récupérer leur dû à l’avenir. Les autorités concernées, à savoir le Parlement, le gouvernement et la BDL, doivent assumer parallèlement leurs responsabilités, chacune dans le cadre de ses compétences et pouvoirs.

La “décote” (haircut) s’apparente pour sa part à un impôt qui s’applique au déposant et ne peut être imposée qu’en vertu d’une loi, conformément aux dispositions des articles 81 et 82 de la Constitution, selon laquelle « on ne pourra lever des impôts dans la République libanaise que conformément à une loi s’appliquant à tout le territoire sans exception ».

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Dans le cas de la restructuration de la dette externe par le financement, le rééchelonnement ou l’échange des obligations échues contre d’autres, l’article 88 de la Constitution doit être respecté en ce sens qu’« aucun emprunt public, aucun engagement pouvant grever le Trésor ne pourront être contractés qu’en vertu d’une loi ».

Dans tous les cas, pour déterminer le taux de prélèvement des dépôts, actions et obligations, il convient de respecter le paragraphe (c) du préambule de la Constitution et l’article 7 consacrant l’égalité dans les droits et obligations entre tous les citoyens sans distinction, ni préférence. 

Il faut enfin rappeler que la section 3 de l’article VI des statuts du FMI impose des conditions au pays qui a l’intention d’appliquer des mesures de “contrôle des transferts de capitaux” ; et il faut également tenir compte des dispositions pertinentes des traités bilatéraux et multilatéraux internationaux qui lient le Liban, notamment pour la promotion et la protection des investissements, et dont les dispositions prévalent sur les lois libanaises. Il résulte de tout ce qui précède que le Liban se doit de respecter ces dispositions lors de l’élaboration et de la discussion de toute loi en rapport avec les mesures de “contrôle des capitaux”. 

Que faire ?

Pour conclure, et en partant du constat de la crise que traverse le Liban est une crise systémique qui peut rapidement dégénérer d’une crise de liquidité en une crise de solvabilité, il convient d’agir rapidement pour mettre en place un programme complet et homogène de réformes. Le travail à la pièce n’est plus acceptable et, au lieu de se soumettre inconditionnellement à un organisme extérieur, créancier ou organe de surveillance, le gouvernement doit assumer ses responsabilités et anticiper (malgré sa marge étroite), en confiant à un groupe de travail, composé de ministres et d’experts reconnus pour leur compétence et leur professionnalisme, la tâche de développer une vision économique et financière intégrée, et d’élaborer des mécanismes pratiques assortis de délais de mise en œuvre claire, basés sur l’étude et l’analyse de l’impact économique de toutes les mesures proposées, sans exclure pour autant, et dans la mesure des besoins, la possibilité de recourir, sans complexes ni appréhension, à l’expertise technique du Fonds monétaire international.