La baisse du PIB agricole, combinée à la chute des importations, soulève la question de possibles pénuries. Les experts écartent toutefois le risque de crise alimentaire aiguë à court terme.

Dans son dernier rapport, le Centre de recherche et d’études agricoles libanais (Creal) n’y va pas par quatre chemins : la production agricole libanaise va s’effondrer en 2020, si rien n’est fait pour aider les agriculteurs à passer cette “annus horibilis. Selon les projections de l’organisme privé, qui collecte des données sur le monde agricole, la baisse devrait avoisiner les 40 % du PIB agricole global, qui ne dépassera pas 1,2 milliard de dollars cette année.

Sur certaines cultures, les chutes pourraient aller jusqu’à 70 % (en valeur) et plus de 50 % (en volume) par rapport aux récoltes de 2018. C’est le cas notamment de certains des aliments courants de la cuisine libanaise, comme la pomme de terre ou l’oignon, qui figurent parmi les cultures les plus affectées.


La raison de cet arrêt aussi brutal que violent est connue. C’est la crise bancaire et financière qui met en danger les saisons agricoles de l’année en cours et, plus sûrement encore, celles à venir en 2021.

Pour comprendre pourquoi l’agriculture est peut-être davantage affectée que d’autres secteurs, il faut savoir que depuis la fin de la guerre de 1975, ses principaux acteurs – grossistes et revendeurs régionaux, agriculteurs… – vivent à crédit. Même leur trésorerie courante est financée par les crédits que leur consentent les sociétés d’importations d’intrants, qui y voient un moyen de garantir la vente de leurs semences, engrais et autres produits phytosanitaires.

«Rien n’a été fait pour le développement du secteur agroalimentaire. On a presque toujours favorisé le commerce à travers notamment la signature d’accords de libre-échange. Cela s’est fait au détriment de l’agriculture locale, dont les coûts la rendent peu compétitive face aux productions étrangères, qui sont toutes, de surcroît, subventionnées», explique Moussa Freiji, fondateur du groupe Tanmia et président du syndicat des éleveurs de volailles.

La culture de la Pomme de terre pourrait baisser de 70 % en valeur

Pour un secteur déjà moribond, le coup de grâce a été porté lorsque les banques ont imposé le gel des lignes de crédit. «Ceux qui n’avaient pas une gestion saine de leurs finances auront du mal à survivre, pronostique Riad Saadé, directeur du Creal. Il y aura des fermetures d’entreprises dont certaines pourraient toucher les plus grands noms du secteur.»

Les dettes ne sont pourtant pas énormes à l’échelle de l’économie libanaise : selon le Creal, il s’agit de 140 millions de dollars d’impayés. Mais faute d’avoir été acquittées, elles prohibent l’importation de nouvelles semences, des engrais ainsi que des autres produits phytosanitaires de qualité.

«Il faut en urgence décider d’un moratoire sur la dette agricole afin de permettre au secteur de redémarrer. Autrement, la catastrophe interviendra en 2021, prévient Riad Saadé. Là, nous n’aurons vraiment plus de moyens pour redémarrer.»

Une crise alimentaire en vue ?

Faute d’outils statistiques fiables, difficile de mesurer précisément l’impact qu’aura la chute de la production locale sur l’approvisionnement alimentaire du pays. «D’une manière générale, le Liban importe 80 % de ses besoins, qu’il s’agisse de produits agricoles ou agro-industriels », assure Maurice Saadé, représentant de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) au Liban. Problème : les importations agricoles sont, elles aussi, en chute libre. Elles se sont effondrées de près de 32 % au mois de décembre 2019 – dernier chiffre disponible – par rapport à la même période en 2018, selon les douanes.

Corrélées à la chute du PIB agricole, cette tendance soulève la question de possibles pénuries. Certains produits vont sans doute disparaître du marché, mais le scénario d’une crise aiguë est toutefois écarté dans l’immédiat. «Personne ne va mourir de faim au Liban», promet Maurice Saadé.

D’abord, parce que si l’agriculture est en très mauvaise posture, l’agro-industrie, elle, se porte mieux. Une majorité de ces entreprises ont malgré tout accès à des devises pour payer leurs fournisseurs étrangers. C’est le cas notamment de la filière avicole, qui parvient encore à importer les aliments nécessaires aux élevages en se fournissant en devises auprès des changeurs. Mais «cela signifie un surenchérissement de nos coûts de l’ordre de 20 %, que nous avons répercuté sur nos prix de vente», précise Moussa Freiji.

Cette situation va affecter les plus vulnérables, sachant que sur la période 2016-2018, 11 % des Libanais étaient déjà sous-alimentés, selon l’Université américaine de Beyrouth.L’impact inflationniste pourrait toutefois être atténué par les importations agricoles en provenance de Syrie, qui pénètrent, la plupart du temps, de manière illégale sur le territoire national. La dévaluation de la livre syrienne les rendant encore plus compétitifs dans le contexte de la crise économique libanaise.

«À part le fait que les prix agricoles suivent très rarement l'inflation dans les mêmes proportions, ils sont continuellement soumis à la concurrence des produits syriens introduits dans leur grande majorité en contrebande et bradés sur le marché libanais de gros», précise Riad Saadé. Ce qui devrait in fine limiter l’inflation des prix à la consommation, voire même offrir une porte de sortie possible à certaines entreprises agro-industrielles, qui pourraient chercher certaines de leurs matières premières en Syrie.


Davantage que le risque de pénuries alimentaires dans l’immédiat, le danger pourrait être social et se situer du côté des quelque 250 000 à 300 000 foyers qui vivent en tout ou en partie de l’agriculture. «L’agriculture et l’agro-industrie représentent 25 % des emplois du privé», rappelle Maurice Saadé.

Or, ces fermiers pourraient préférer laisser leurs terres en jachère et se débarrasser de leur bétail plutôt que de vendre à prix coûtant ou à perte. «C’est déjà le cas chez de petits agriculteurs», s’inquiète Saïd Gédéon, directeur du département de l'agriculture au sein de la Chambre du commerce et de l'industrie de Zahlé et de la Békaa (CCIZ). «Si rien n’est fait, le phénomène va s’accélérer. Ces familles risquent d’aller gonfler les rangs des personnes en extrême précarité», ajoute-t-il.Malgré cette situation inquiétante, les autorités n’ont pour l’heure rien fait. «Le ministère n’a pas de solution, assène Moussa Freiji. Le ministre est totalement ignorant des problèmes de l’industrie agricole.»


Le gouvernement a bien créé un Comité de sécurité alimentaire, sous la direction du nouveau ministère de l’Agriculture et de la Culture, mais celui-ci ne s’est encore jamais réuni. Le ministère a même vu son budget amputé de 11,4 % cette année pour atteindre une cinquantaine de millions de dollars. La baisse des financements portant principalement sur les trop rares subventions qu’il attribuait jusqu’ici aux petits agriculteurs.

«Pourtant la crise pourrait être une opportunité», veut croire Moussa Freiji. «D’ici à trois ou quatre ans, cela pourrait créer une dynamique différente», espère également Maurice Saadé.

La dévaluation de la livre libanaise va rendre, il est vrai, la production “Made in Lebanon” plus compétitive et les cessations d’activités de petits agriculteurs participer à une consolidation du secteur. «Le nombre d’exploitations pourrait diminuer, celles qui survivront devraient gagner en efficacité», contine Maurice Saadé. Un vœu pieux, dont l’expert se sert comme “message d’espoir” pour inciter les acteurs du secteur à tenir le coup, malgré tout.