La célèbre maison britannique n’organisera plus qu’une seule vente par an pour les artistes de la région.

Bribes de corps de l'artiste libanaise Huguette Caland s'est vendu 320 000 dollars à Londres en octobre 2019
Bribes de corps de l'artiste libanaise Huguette Caland s'est vendu 320 000 dollars à Londres en octobre 2019

Dans le landerneau artistique, l’annonce a fait l’effet d’une petite bombe : Christie’s a annulé sa vente prévue en mars à Dubaï. « Christie’s et Sotheby’s font la pluie et le beau temps sur le marché. Cette annulation est forcément un signal très perturbant pour notre milieu », souligne avec inquiétude un collectionneur d’art libanais, qui souhaite conserver l’anonymat.

Les lots, déjà réservés pour la vente de Dubaï, seront dispersés lors d’une enchère à Londres en octobre prochain. La célèbre maison britannique pourrait toutefois revenir dans l’Émirat en avril 2021 pour proposer un catalogue d’art moderne et contemporain dédié aux artistes du Moyen-Orient en parallèle de sa vente de montres de collection.

Lire aussi :  Pour Farouk Abillama de FA auctions, l'art est un marché comme un autre

Officiellement, l’annulation de cet événement très attendu est liée à un changement de stratégie de la part de l’entreprise. «Après 14 ans de présence dans la région, nous avons estimé qu’il était temps de revoir nos opérations pour mieux les aligner sur les besoins de nos collectionneurs», explique Caroline Louca-Kirkland, directrice générale de Christie’s Moyen-Orient.

Un marché plus restreint

Selon elle, l’annulation de la vente aux enchères de Dubaï s’explique d’abord par la raréfaction de l’offre de pièces de qualité exceptionnelle, qui s’échangent au-dessus de 500 000 dollars dans la région. «Beaucoup des chefs-d’œuvre qui ont été vendus ces dernières années ont été retenus par les nouveaux musées et fondations qui ont vu le jour dans les pays du Golfe et ne sont pas retournés sur le marché», confirme Charles Pocok, cofondateur de la galerie Meen à Dubaï et l’un des acheteurs de la Barjeel Art Foundation.

Quant à la demande des collectionneurs privés, elle se focalise sur un nombre de plus en plus restreint d’artistes. Ce qui rend la publication d’un catalogue complet dédié au monde arabe peu rentable du point de vue économique. «C’est d’abord un problème de coût d’opportunité », ajoute-t-il.

Si on en croit Caroline Louca-Kirkland, l’activité commerciale du groupe à Dubaï se porte d’ailleurs plutôt bien. «Nous ne communiquons pas nos résultats par pays. Mais globalement nous avons constaté une hausse de 15 % du nombre de clients en provenance de la région, sur les douze derniers mois.»

Lire aussi : L’art, un placement attractif en temps de crise ?

Pourtant, malgré les dénégations de Christie’s, difficile de croire que la crise économique que traverse la région n’a pas joué un rôle dans la décision de Christie’s. «Le marché régional connaît un ralentissement économique depuis environ deux ans», assure Charles Pocok.

«Dubaï n’a pas encore fini de récupérer du ralentissement économique qui l’a affecté… Les sanctions américaines contre l’Iran ont empêché la diaspora iranienne d’acheter… À son tour, la crise bancaire libanaise a joué un rôle d’accélérateur. Les restrictions bancaires interdisent aux collectionneurs qui ne détiennent pas de compte à l’étranger de se pourvoir sur ce marché secondaire… Même si beaucoup d’entre eux ont des comptes à l’étranger, le fait qu’une partie de leur argent soit bloquée au Liban les rend plus prudents dans leurs investissements», fait valoir un autre expert selon lequel les Libanais représentaient environ 30 % des acquéreurs à Dubaï.

Certains experts vont plus loin et voient dans ce retrait le signe d’un échec, au moins partiel, de la part des grandes maisons d’enchères. Car si elles ont littéralement créé le marché à leur arrivée dans la région, il y a une quinzaine d’années, elles n’auraient pas réussi par la suite à suffisamment le développer.

Lire aussi : Sam Bardaouil, le curateur volant

«La taille du marché n’est pas encore suffisante. Pour moi, la région souffre toujours d’un manque de “gros acheteurs”, notamment en provenance du Golfe. Mais c’est aussi une question d’écosystème. Le travail en matière d’ouverture culturelle que sont en train d’accomplir des pays comme l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis n’en est qu’à leurs balbutiements. Cela prend plus de temps que prévu…», avance un collectionneur libanais.

«Ce que n’ont peut-être pas réussi à faire Christie’s, Sotheby’s ou Bonhams, c’est à internationaliser l’intérêt pour l’art régional. Au final, ce sont toujours des Libanais qui achètent des artistes libanais ; des Syriens qui achètent des artistes syriens… Peu d’étrangers s’en portent acquéreurs, alors qu’ils peuvent détenir des artistes africains ou chinois dans leur collection…» ajoute la commissaire-priseure Nada Boulos-Assad, qui a fondé et dirige la maison d’enchères NB Auctions.

Lire aussi : Collectionner de l'art, quel intérêt patrimonial ?

Cette année, seule une artiste libanaise s’est d’ailleurs démarquée lors des ventes londoniennes d’octobre : Huguette Caland (1931-2019) dont la toile “Bribes de corps” a été vendue un peu plus de 320 000 dollars (250 000 pounds) à Londres fin 2019, un record pour cette artiste.

Dans ce contexte, difficile de prévoir quelle direction prendra le marché local. Profitera-t-il de l’appel d’air provoqué par l’absence de Christie’s à Dubaï cette année ou, au contraire, les ventes s’effondreront-elles?

À Beyrouth, deux grosses enchères ont déjà été annulées sans que leur initiateur n’envisage de les reprogrammer et aucune vente importante ne semble prévue avant l’été. «Le contexte de crise économique ne s’y prête pas ; nous organisons en revanche des ventes privées», ajoute Nada Boulos-Assad. Pour autant, l’art fonctionnant comme une “valeur refuge” en temps de crise, «les ventes se maintiennent et les prix n’ont pas baissé».

Un collectionneur se permet toutefois de douter. «Le marché de l’art subit aussi la crise économique et financière. Les acheteurs négocient les prix et les baisses atteignent parfois 30 à 40 %. La grande question est de savoir qui est prêt à vendre dans ces conditions.»

La Beirut Art Fair s’adapte à la crise

La Beirut Art Fair (BAF), de même que sa petite sœur, la Beirut Design Fair (BDF), qui ont lieu chaque année respectivement depuis 2010 et 2016, annoncent pour 2020 une forme revisitée. «Pas question de baisser les bras. Nous allons nous adapter au contexte de crise et organiser un format qui soit davantage artistique que commercial», explique Laure d’Hauteville, sa fondatrice. La foire devrait donc être remplacée par une série d’événements à but non lucratif : expositions, visites de collections privées, rencontres… L’équipe de la BAF prévoit de faire également venir de grands collectionneurs étrangers pour soutenir la création libanaise. «Nous invitons les grandes galeries étrangères à venir malgré tout à Beyrouth soutenir la création locale.»