Après avoir cotisé toute leur vie, les salariés assistent, impuissants, à l’effondrement de la valeur de leur retraite. Des pistes sont envisagées, mais les économistes mettent en garde contre les demi-mesures. 

Ibrahim Tawil

Travailler toute sa vie et partir à la retraite avec presque rien, c’est le triste sort des Libanais qui quittent aujourd’hui la vie active. À défaut d’allocation chômage et d’un véritable régime de retraite pour la plupart des salariés du secteur privé, les indemnités de fin de service étaient la dernière bouée de sécurité. Mais ces indemnités, libellées en livres libanaises, ont perdu près de 80 % de leur valeur par rapport au dollar, au moment où les prix et le chômage explosent, laissant de nombreux employés sur le carreau. Depuis le début de l’année, ils sont près de 13 630 à avoir encaissé leurs indemnités auprès de la Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS), pour un montant total de 437 milliards de livres libanaises à fin juillet et 6 000 demandes de retrait sont toujours en attente.

Face à l’ampleur du drame et l’inertie du gouvernement, c’est vers la Banque du Liban (BDL) que s’est tournée la CNSS lui demandant, dans un courrier adressé fin août, de « prendre les mesures nécessaires pour préserver, le plus possible, le pouvoir d’achat des indemnités de fin de service et maintenir la stabilité sociale dans le pays ». L’institution n’a pas proposé de mécanisme précis. « Nous laissons la BDL déterminer le meilleur moyen de le faire, en fonction des études et de l’impact que cela pourrait avoir », explique Mohammad Karaki, directeur général de la CNSS.

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« Les retours de la BDL sont pour l’instant positifs », ajoute-t-il, en indiquant que le dispositif pourrait s’inspirer de la circulaire 148, qui a permis aux déposants ayant moins de 5 millions de livres libanaises dans leur compte de les convertir en dollars au taux de 1 507,5 livres le dollar, puis de les retirer, en livres, au taux de 3 900 livres. Si ce mécanisme était adopté, le montant des indemnités de fin de service serait alors multiplié par 2,6, sans coûts pour la CNSS. « Nous paierions le montant que nous devons normalement rembourser et c’est la BDL qui se chargerait de rembourser la différence », explique le directeur général, qui dit souhaiter que la mesure ait un effet rétroactif pour englober tous ceux qui ont retiré leurs indemnités depuis le début de l’année. « Il faudrait toutefois exclure les quelques personnes qui ont déjà converti leurs indemnités en dollars au taux officiel, en acceptant en contrepartie de les bloquer sur une certaine période. »

Effet inflationniste

Mais les économistes doutent de la pertinence d’une telle mesure, qui appliquée aux 437 milliards de livres libanaises retirés ces sept derniers mois se traduirait par une injection de plus de 694 milliards de livres sur le marché, sans compter les 6000 dossiers en attente, et tous ceux qui seraient encouragés à retirer leur épargne pour profiter du mécanisme.

« Cette création de monnaie affectera doublement l’inflation, souligne l’économiste Kamal Hamdan. D’une part, les prix augmenteront. D’autre part, si les gens se précipitent pour convertir leurs indemnités en dollars, la livre va s’effondrer davantage. »
Or, «c’est probablement ce que fera une grande partie d’entre eux pour se prémunir contre une dépréciation encore plus forte», renchérit l’ancien ministre du Travail et secrétaire général du mouvement Citoyens et citoyennes dans un État, Charbel Nahas. « C’est une initiative à court terme qui ne bénéficiera réellement que très peu aux employés inscrits à la CNSS, mais dont les répercussions négatives se feraient ressentir par toute la population. Il faut arrêter ces mesures de rafistolage de court terme », s’indigne-t-il. 

Pas de suivi

En juillet 2019, Camille Abousleiman, alors ministre du Travail (autorité de tutelle de la CNSS), avait pourtant cherché à anticiper. « Protéger les fonds de la CNSS, dont bénéficient 1,6 million d’individus, était une de nos priorités », affirme-t-il.
D’abord, la CNSS, dont les actifs sont totalement investis au Liban, a été encouragée à convertir une partie de ses dépôts en dollars. « Nous avons désormais 400 millions de dollars dans les banques, soit un peu moins de 5 % des 12 000 milliards de livres libanaises (NDLR : au taux de 1 507,5 livres libanaises pour le dollar) d’avoirs que nous détenons et nous continuons de travailler avec les banques pour augmenter cette part », indique Mohammad Karaki.

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Le ministère du Travail a ensuite demandé l’aide de la Banque mondiale. « Nous leur avons demandé de nous couvrir contre le risque de dépréciation de la livre libanaise, mais l’organisation préférait le faire contre l’inflation. Cela nous convenait aussi, les deux variables étant étroitement liées », raconte Camille Abousleiman.
Les négociations entre les deux parties se sont poursuivies jusqu’en novembre 2019, date à laquelle le ministre déjà démissionnaire a prié l’organisation d’accélérer la mise en place d’un tel mécanisme, même partiellement. « L’accord ne doit pas nécessairement couvrir la totalité des fonds (…). Évidemment, plus la couverture est complète et plus il en résulterait d’avantages », lit-on dans la lettre adressée à la Banque mondiale.

Mais les discussions se sont arrêtées là et rien n’a été fait depuis. « Nous n’avons plus reçu de demande de la part du ministère du Travail », affirme Haneen Sayed, spécialiste des questions de protection sociale au sein de la Banque mondiale pour la région du Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. D’autant, avec la détérioration de la situation, « ce qui était valable avant ne l’est probablement plus aujourd’hui », continue-t-elle.

« Il est criminel que nous soyons arrivés à cette situation. La CNSS, tout comme d’autres institutions de protection sociale, a une responsabilité à laquelle elle a failli. Ce ne sont plus des demi-mesures à portée limitée et segmentée dont nous avons besoin, mais d’un changement de modèle », conclut Charbel Nahas, en plaidant pour un régime de retraite en bonne et due forme pour l’ensemble de la population.