Depuis le début de l’été 2020, la livre libanaise semble avoir atteint un niveau relativement stable vis-à-vis du dollar américain, poussant certains à penser que la monnaie nationale pourrait se rétablir progressivement. Mais si le pays ne procède pas à des changements rapides, la livre pourrait au contraire connaître une dégringolade accélérée, synonyme de graves conséquences sociales.

L’ensemble des dépôts dans les banques libanaises, en dollars et en livres (à la parité de 1 500 livres pour un dollar), s’élève aujourd’hui à environ 150 milliards de dollars.
L’ensemble des dépôts dans les banques libanaises, en dollars et en livres (à la parité de 1 500 livres pour un dollar), s’élève aujourd’hui à environ 150 milliards de dollars. AFP/Joseph Aid

Quelle devrait être, aujourd’hui, la parité de la livre vis-à-vis du dollar ? La réponse est très difficile, car elle dépend du contexte et de la méthode utilisée (rapprochement des flux de capitaux entrants et sortants ; compétitivité, cherté de la vie et taux de change effectif réel ; anticipations du marché, confiance dans l’économie et dans la solidité du secteur bancaire).

Adoptons, pour l’exemple, une méthode « statique », basée sur un principe similaire aux currency boards (mis en place dans nombre de pays ayant des problèmes de balance des paiements et connaissant des crises de confiance comme le Liban), consistant à dire que pour garantir la parité de la livre, la banque centrale devrait disposer de réserves en dollars équivalant à chaque livre en circulation et à chaque dollar déposé au Liban.

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Ce dernier point est essentiel, car si les dollars déposés dans les banques libanaises n’ont pas de contrepartie (auprès de ces banques, de leurs correspondants ou de la banque centrale), ils risquent de ne pas être remboursés ; le secteur bancaire et la Banque du Liban (BDL) pourraient alors être contraints de convertir et payer les dépôts en livres libanaises (ce qui donne lieu à un vaste débat entre ceux qui affirment qu’une telle manœuvre est légitime au regard du droit et ceux qui disent qu’elle est illégale).

L’ensemble des dépôts dans les banques libanaises, en dollars et en livres (à la parité de 1 500 livres pour un dollar), s’élève aujourd’hui à environ 150 milliards de dollars. En face, le total des réserves en devises de la banque centrale serait, lui, d’environ 20 milliards de dollars.

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Si l’on adopte donc une méthode « statique » (faisant pour l’instant l’impasse sur les flux financiers réels entrants et sortants) et l’on suppose que tous les déposants se présentent immédiatement pour exiger leurs dépôts (ce qui correspond au cas de panique actuelle sur le marché libanais), il devient évident que les autorités ne pourraient les rembourser et devraient convertir ces avoirs en livres (ce qui, en pratique, est fait aujourd’hui, puisque les banques permettent aux déposants de retirer leurs dépôts en dollars, en les payant en livres, mais seulement au compte-gouttes et avec un plafond strict).

Si tous les dépôts devaient être payés d’un coup en dollars, la BDL serait en pratique contrainte de convertir tous ces dépôts en livres (au taux de 1 500 livres pour un dollar) puis de céder ensuite aux déposants tous les dollars « frais » qu’elle a en réserve contre ces livres.

Le taux de change d’équilibre serait alors de 11 250 livres pour un dollar (150 milliards multipliés par 1 500 livres pour un dollar, divisés par 20 milliards). Ce taux est totalement théorique. Si la banque centrale doit garder par exemple la moitié de ses réserves pour subvenir aux besoins immédiats de la population (électricité, essence, mazout, produits pharmaceutiques, farine et produits alimentaires) pendant deux à trois ans, il n’y aurait que 10 milliards à disposition, et le taux de change d’équilibre serait alors à 22 500 livres pour un dollar ; voire beaucoup plus, dépendamment du niveau de devises réellement disponibles.

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En réalité, à ce stade, les chiffres ne comptent plus, l’essentiel est de savoir que si les choses se poursuivent telles quelles, la tendance de la livre ne pourrait être que négative. Rien que l’évocation par le gouverneur de la banque centrale d’une levée (totale ou partielle?) des subventions sur les biens de première nécessité d’ici la fin de l’année risque de provoquer des achats de dollars en anticipation, et donc induire - involontairement - une chute de la monnaie nationale.

Tandis que la volatilité du taux de change, avec des fluctuations quotidiennes allant jusqu’à 500 ou 1000 livres, voire parfois plus, n’est qu’un signe supplémentaire de la fragilité de la situation.

Le pari d’une paix régionale

En réalité, peu de pays ont vécu une situation aussi complexe que celle du Liban, qui s’est engagé dès le milieu des années 1990 dans une politique d’endettement massif, bâtissant sa survie économique sur un pari de paix régionale, lequel se révéla erroné. Le Liban dut dès lors mettre en place un mécanisme d’endettement périlleux, consistant à repousser sans cesse les échéances, afin d’éviter de se déclarer purement et simplement en faillite.

Cette politique était soumise aux aléas incessants des fluctuations économiques et financières, et c’est pourquoi elle dut se reposer sur des garanties extérieures, implicites ou explicites, comme celle de l’Arabie saoudite et des pays du Golfe, ainsi que celle de la communauté internationale, symbolisée par les conférences de Paris I, II et III, pour empêcher l’effondrement du pays.

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Le système libanais ne correspondait donc pas réellement à une pyramide de Ponzi (comme on l’entend souvent dire). Cette dernière ne repose, par principe, sur aucune autre garantie que l’afflux continu de nouveaux dépôts venant remplacer les anciens déjà dépensés, alors que le Liban se reposait, lui, sur un certain nombre de garanties extérieures (autrement dit, sur l’existence d’un prêteur en dernier ressort, faisant acte de présence à chaque fois que cela était nécessaire).

Si le système libanais, symbole de mauvaise gestion et de clientélisme, est inexcusable, ce sont ces garanties extérieures qui lui font défaut aujourd’hui, la communauté internationale refusant de continuer à soutenir inconditionnellement ce système dans sa forme actuelle et réclamant des réformes radicales.

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Laissé à lui-même, privé de soutiens, le « miracle libanais » s’est donc effondré.

Pire encore, l’accumulation des déficits et des dettes, combinée au tarissement des flux financiers extérieurs et à l’absence de toute alternative crédible (vu la faiblesse de la production locale et des exportations), place aujourd’hui le pays dans un rapport de forces très défavorable, et dans une « logique de liquidation » de tout le système économique et financier (Banque du Liban, banques privées, État).

Il est très difficile, dans un tel contexte, d’estimer la valeur exacte des actifs détenus par ces diverses entités publiques et privées (actifs physiques et immobiliers, créances sur l’économie), puisque le pays, privé de refinancement et de crédits, est aujourd’hui quasiment à l’arrêt (par exemple, la valeur des actifs en chèques bancaires ou « lollars » est très différente de celle de leur équivalent en dollars « frais »).

Trois scénarios

À partir de ce constat, trois scénarios se dessinent, dont dépend étroitement le sort de la livre libanaise.

Le premier, pessimiste, consiste en un effondrement rapide, économique, financier, social et politique, qui plongerait le pays dans l’instabilité sécuritaire.

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Le deuxième, moins dramatique mais aussi négatif, consisterait dans la poursuite de la politique actuelle de liquidation des dettes et des dépôts bancaires insolvables par la « lirification », autrement dit l’impression de livres libanaises pour rembourser « artificiellement » les dépôts en dollars (au taux actuel de 3 900 livres pour un dollar, voire de 1 500 au-delà d’un certain seuil et dans certaines limites), entraînant une injection massive de monnaie nationale dans le pays et accélérant la « course à l’abîme » de la livre sur le marché noir. Tandis que les aides « humanitaires » promises au Liban, notamment depuis l’explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020, estimées à 300 millions de dollars, ne seraient qu’une goutte d’eau face à l’ampleur de la crise économique qui frappe le pays depuis un an. La seule issue positive de ce scénario serait que la dévaluation de la livre entraîne un redressement rapide de la compétitivité-prix du Liban (où les prix et les coûts étaient devenus trop élevés), avec une forte remontée des exportations et du tourisme ainsi qu’une reprise des rapatriements de capitaux, conjuguée à une baisse des importations, permettant le rééquilibrage des flux financiers entrants et sortants.

Mais il faudrait pour cela nombre de conditions (stabilisation de la situation sociale et maintien de filets sociaux, apaisement sécuritaire et fin des affrontements urbains, restauration de la confiance dans le secteur bancaire et reprise du financement du commerce extérieur, rééquilibrage des finances publiques, reprise de l’approvisionnement électrique) qui semblent aujourd’hui hors de portée en l’absence d’aides extérieures.

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Enfin, le troisième scénario, plus optimiste, repose sur un règlement politique ainsi que sur la mise en place effective d’un vaste plan de réformes réclamé par la communauté des bailleurs internationaux. Les entrées de capitaux relevant de l’aide du Fonds monétaire international (FMI), de la conférence CEDRE, ainsi que de capitaux privés et, potentiellement, de la vente de l’or appartenant à l’État permettraient ainsi de mobiliser entre 25 et 40 milliards de dollars et, conjugués à un plan de restructuration et de rééchelonnement des dettes, conduiraient au rétablissement de la confiance et au redressement progressif de l’économie.

La parité de la livre pourrait alors se stabiliser autour d’un niveau permettant de restaurer la compétitivité-prix du pays tout en demeurant soutenable pour la population, par exemple entre 4 000 et 5 000 livres pour un dollar. Mais pour cela, il faut espérer que le règlement de la crise libanaise ne s’éternise pas, provoquant une émigration massive et des dégâts socio-économiques difficiles à réparer rapidement.

*Fouad Khoury Helou est économiste, auteur de « Mondialisation : la mort d’une utopie », paru en 2017 aux éditions Calmann-Lévy.