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Finance et politique au Liban : les liaisons dangereuses

L’expression «parti des banques», popularisée par le mouvement de contestation d’octobre 2019, illustre les liens étroits entre la politique et le monde de la finance.

Marche contre le paiment des Eurobonds à Beyrouth, 5 mars 2020
Marche contre le paiment des Eurobonds à Beyrouth, 5 mars 2020 Photo : Nada Maucourant Atallah

Difficile de ne pas faire le lien entre la politique et le secteur bancaire au Liban tant les imbrications sont évidentes. L’exemple le plus emblématique est sans doute celui du Premier ministre désigné Saad Hariri, chef du Courant du futur et actionnaire majoritaire de BankMed (42,24 %). Le conseil d’administration de la banque est d’ailleurs présidé par son ancienne ministre des Finances et de l’Intérieur, Raya al-Hassan. Son frère, Fahd Hariri, détient par ailleurs, 12,25 % de Bank Audi, via FRH Investment Holding SAL.

Mais la famille Hariri est loin d’être la seule à avoir des intérêts dans le secteur. Un simple coup d’œil au registre du commerce permet de dégager une longue liste de personnalités, de différents bords, qui endossent ou ont endossé à un moment ou un autre, la double casquette de banquier et d’homme politique (voir encadré).

Peut-on, dès lors, parler d’un «parti des banques», expression popularisée par le mouvement de contestation d’octobre 2019 ? Et si oui, quelle est sa marge de manœuvre ?

«Le Liban est un petit pays, il n’est pas étonnant que des hommes politiques, qui sont par ailleurs des hommes d’affaires, soient impliqués dans un secteur aussi profitable que l’a été le secteur bancaire. Il ne faut pas y voir plus que de simples investissements», répond un banquier.

Des relations historiques

Mais pour Hicham Safieddine, professeur au King’s College à Londres, le fait que de nombreux banquiers soient des hommes politiques et vice-versa n’est pas anodin. Les banquiers «font partie intégrante de la classe dirigeante», souligne-t-il en rappelant le «rôle historique de la finance dans la constitution du pouvoir politique».

Un rôle incarné à l’indépendance par les frères Raymond et Pierre Eddé, qui «ont été une des figures clefs dans la fondation de deux piliers institutionnels qui ont fait du secteur bancaire une communauté politique», écrit-il dans un livre intitulé “Banking on the State”, publié en 2019.

Raymond Eddé, alors député, est à l’origine de la loi sur le secret bancaire votée en 1956, qui a permis d’attirer les capitaux d’Irak, d’Égypte ou de Syrie fuyant la vaque de nationalisations dans le monde arabe, et façonné l’émergence d’une élite «dont la richesse dépendait en grande partie des importations et des services financiers».

Pour sa part, Pierre Eddé, ancien ministre des Finances et directeur de banque est l’un des fondateurs de l’Association des banques. Crée en 1959, «ce lobby a toujours résisté à toute réglementation sérieuse du secteur et poussé son agenda dans les cercles politiques, dans les couloirs de la Banque centrale, et dans les médias», affirme Hicham Safieddine.

Son analyse est partagée par Jakub Jajcay, doctorant en histoire à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), pour qui «dès l’indépendance, la législation a tout fait pour créer un environnement extrêmement favorable aux banques».

Mais si les relations entre les banquiers et les politiques ont toujours été fortes, elles ont pris une toute autre dimension après la guerre civile, lorsque le secteur bancaire, jusque-là peu sollicité par un État aux comptes relativement équilibrés, en est devenu le principal créancier.

L’alignement des intérêts

Pour financer un État rongé par la corruption et le clientélisme, institutionnalisés après l’accord de Taëf, le Trésor offrait des taux d’intérêts très élevés sur les titres de dette publique, achetés par les banques libanaises directement ou à travers la Banque du Liban. À leur tour, celles-ci proposaient des taux attractifs aux déposants, en se faisant au passage des marges très confortables.

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Le mécanisme s’est perfectionné à la fin des années 1990 avec l’instauration de la parité de la livre et l’endettement de l’État en dollars, qui a alimenté l’afflux de capitaux et maintenu à flot un système politico-économique qui n’a pourtant cessé de démontrer son inefficacité, accumulant les déficits budgétaires et courants. D’autant que «cette politique a fait exploser le service de la dette publique , rappelle l’économiste Roy Badaro.   

Entre 1993 et 2019, l’État libanais a versé 87 milliards de dollars d’intérêts, affirme l’économiste et secrétaire général du mouvement Citoyens et citoyennes dans un État Charbel Nahas dans son dernier livre. Sur cette période, la dette publique est passée de 4,2 à 92 milliards de dollars, soit une hausse de plus de 2000%, tandis que les actifs bancaires augmentaient de plus de 1300%, et le PIB de seulement 370%.

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Selon Nisreen Salti, professeur associée à l’AUB, les bénéfices des quatorze plus grandes banques libanaises représentaient 4,5% du PIB en 2015, contre moins de 1% au Royaume-Uni, 0,2% en Allemagne et 0,9% aux États-Unis.

Si les actionnaires des banques encaissaient les dividendes, leurs clients, eux, bénéficiaient des taux d’intérêts élevés sur les dépôts, notamment les plus fortunés d’entre eux, soit les 1%, (22,506 comptes) qui détenaient à eux seuls 47% du total des dépôts en 2019.

Les hommes politiques qui ont accumulé d’importantes richesses pendant et après la guerre en faisaient certainement partie. Mais au-delà des cas particuliers, la classe politique dans son ensemble n’avait aucun intérêt à remettre en cause un modèle qui permettait de financer sans compter les dépenses clientélistes de l’État, ainsi que ses projets personnels.

Car plus que la dette publique, «l’un des principaux fondements de la collusion entre banque et politique, ce sont les crédits octroyés pour des considérations politiciennes, en dehors de la réalité financière du client, même si cela posait des questions de solvabilité», affirme un ancien banquier ayant requis l’anonymat.

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D’autant que les autorités de régulation étaient acquises à la cause : la Banque du Liban, à laquelle le pouvoir politique a donné carte blanche en neutralisant le rôle de délégué du gouvernement, censé la contrôler, mais aussi la Commission de contrôle des banques du Liban (CCBL), dont les membres sont nommés, tous les cinq ans, en Conseil des ministres. Créée en 1967 en tant que corps administratif indépendant, «la CCBL a toujours reflété la position de la BDL et des banques», témoigne une source gouvernementale. De fait, le poste de président de la CCBL, chasse gardée sunnite, est traditionnellement occupé par un proche du Premier ministre.

Riad Salamé pendant un interview sur France 24 début janvier Photo tirée de l'interview donnée par Riad Salamé à France 24 début janvier 2021.

Samir Hammoud, qui a occupé ce poste jusqu’à l’année dernière, n'échappe pas à la règle. Qualifié d’homme de confiance de Saad Hariri, il a été à la tête de la direction de la gestion corrective de BankMed pendant treize ans et est propriétaire de 5,17% des actions de Future TV. Il était par ailleurs membre du conseil d'administration de l’Autorité du marché des capitaux (CMA) et du Comité spécial d'enquête (SIC) censé enquêter sur les transactions suspectes et lutter contre le blanchiment d’argent, deux institutions elles-mêmes présidées par le gouverneur de la BDL. 

Les ingénieries financières

La connivence entre la classe politique et les banques, à l’ombre d’un État incapable d’arbitrer entre l’intérêt des élites et celui du plus grand nombre, a favorisé la concentration des richesses et le statu quo, malgré les multiples signaux de la catastrophe à venir.

Les ingénieries financières qui ont précipité la crise en asséchant les liquidités des banques ne sont qu’une illustration des intérêts convergents pour sauver un système qui a fini par piéger le secteur bancaire lui-même, et l’ensemble de la population. En 2016, pour faire gagner un peu de temps à la classe politique, la BDL a injecté cinq milliards de dollars dans les banques «l’équivalent de 10% du PIB, sans aucune prise de participation en retour», soulignait à l’époque le FMI en précisant que certains établissements «ont transféré une partie de leurs revenus à des déposants fortunés, en leur offrant des taux très attractifs».

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Parmi eux, l’homme d’affaires et député Michel Daher, qui affirmait quelques années plus tard au Parlement s’être vu offrir (avant son élection, précisait-il) des taux d’intérêts atteignant jusqu’à 31,25% pour un dépôt de cinq millions de dollars.

Grands déposants, banquiers, et politiques étaient ainsi unis dans la sauvegarde d’un intérêt commun, «l’intérêt du capital, de l’argent, qui dépasse en général les clivages politiques, souligne Hicham Safieddine.  Car si au niveau de l’actionnariat, les banques sont plus associées au camps du 14 mars, les grands déposants, eux, viennent des deux camps». 

D’où la pertinence de l’expression «parti des banques » qui est un «nouveau terme désignant le lobby des banques et tous ceux qui défendent ses intérêts», ajoute-t-il. 

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L’influence de ce groupe d’intérêt s’exerçait aussi bien au sein de l’Exécutif qu’au Parlement, comme en témoigne l’avocat et président de l’Association des contribuables libanais, Karim Daher, qui rappelle que «le secteur bancaire continue de bénéficier d’exemptions fiscales depuis 1993».

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L’impossible réforme de la loi sur le secret bancaire, dont la levée serait pourtant bénéfique pour le fisc et la justice libanaise, en est un parfait exemple. «Les membres de l’Association des banques ont activement milité contre, et continuent de le faire, en prétextant de la nécessité de préserver l’attractivité du secteur financier même si l’argument est devenu totalement obsolète» avec l’entrée en vigueur des règles internationales de lutte contre le blanchiment et l’évasion fiscale qui s’appliquent désormais sur la plupart des comptes des non-résidents. En mai 2020, malgré la pression populaire, la loi permettant la levée du secret bancaire sur les personnes politiquement exposées a également été combattue par «la BDL, la commission de contrôle des banques ainsi que la majorité des députés», avant d’être vidée de sa substance, au moment du vote parlementaire, rappelle-t-il.

L’influence médiatique

Dernier levier d’influence du «parti des banques» : les médias, souvent détenus par des hommes politiques et financés par les banques.

«Avant la crise, sur nos cinq plus grands annonceurs, quatre étaient des banques. Leurs publicités représentaient environ 15% de notre chiffre d’affaires», affirme le responsable d’un média, sous couvert d’anonymat. Or «pour des médias traditionnels en crise, les revenus publicitaires étaient une des rares options de financement», abonde le directeur exécutif de la Fondation Samir Kassir, Ayman Mhanna.

Pour la télévision, la pression serait encore plus importante.  «Avant la crise, les banques sponsorisaient de nombreuses émissions de débats politiques sur les grandes chaînes de télévision. Elles sponsorisaient également des bulletins spéciaux aux heures de grande écoute, comme les bulletins économiques des journaux télévisés», explique Ayman Mhanna. «Les accords financiers pouvaient inclure les coûts de productions de l’émission ou un temps d’antenne pour des messages spécifiques qu'elle souhaiterait diffuser», ajoute-t-il.

«Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg», renchérit une source au sein d’un autre groupe de presse, évoquant des tentatives d’influence beaucoup plus directes, et même des pots-de-vin qu’un membre de l’Association des banques aurait proposé à un de ses journalistes.

Pas étonnant dans ces conditions que les Libanais n’aient pas entendu parler de la crise financière avant d’y être brutalement confronté, fin 2019. Depuis, ils ont perdu leurs illusions, mais les acteurs du système, eux, n’ont rien perdu de leur détermination.  

Banquiers et hommes politiques, le mélange des genres

À part la famille Hariri, les exemples d’intrications entre monde bancaire et politique sont nombreux. Il y a ceux qui ont cumulé les fonctions d’hommes politiques et d’actionnaires, à l’image de Marwan Kheireddine, ministre d'État entre 2011 et 2014, beau-frère et conseiller du président du Parti démocratique libanais Talal Arslan, qui détient 13,34% de la Bank Al-Mawarid, ou Adnan Kassar, ministre de l’Économie de 2004 à 2005, et un des principaux propriétaires de la Fransabank. Cette même année, le portefeuille de l’Énergie était détenu par l’ancien actionnaire de la SGBL, Maurice Sehnaoui, dont le fils est aujourd’hui membre du Courant patriotique libre.

Selon le registre du commerce, le numéro deux du Parlement, Élie Ferzli, détient aussi 391,699 actions de la banque IBL, tandis que l’ancien ministre de l’économie Raëd Khoury, est membre exécutif du conseil de la banque Cedrus Invest, et membre non exécutif de la Cedrus Bank.

Des hommes politiques siègent également dans les Conseils d’administration des banques en tant que membres indépendants, à l’image de Demianos Kattar à la Credit Bank. Le ministre de l'Environnement et de la Réforme administrative du gouvernement Diab a également été ministre de l’Économie et du Commerce en 2005 dans le cabinet de Nagib Mikati, qui lui-même fut un temps actionnaire de Bank Audi.

Parmi les députés, Anwar el-Khalil, élu du bloc Amal, membre de la commission parlementaire des finances, est membre non exécutif du conseil d'administration de Bank of Beirut, tandis que Marwan Hamadé (administrateur de la Société générale de la presse économique et actionnaire majoritaire du Commerce du Levant), le député du Parti socialiste progressiste qui a démissionné à la suite de l'explosion du port de Beyrouth le 4 août, est membre du conseil d'administration du Crédit Libanais.

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