Comme tous les Libanais, les soldats, qui voient leurs conditions de vie se détériorer, ont le moral au plus bas. Conscient des risques qui pèsent sur l’institution, le général Joseph Aoun, a appelé le pouvoir politique à prendre ses responsabilités. Lui qui a fait de l’armée l’un des principaux employeurs du pays sans se donner les moyens d’en assumer les conséquences. 

La crise économique fragilise une institution perçue comme l’un des derniers piliers de l’État libanais.
La crise économique fragilise une institution perçue comme l’un des derniers piliers de l’État libanais. Joseph Eid

«Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être un soldat», raconte un officier qui entend garder l’anonymat. Caserné dans le Nord, il dirige un contingent d’une centaine d’hommes. «Je suis prêt à sacrifier beaucoup pour traverser la crise et rester au sein de l’armée. Mais des camarades ont déjà pris d’autres emplois pour répondre aux besoins de leur famille. Avec la crise, ils n’ont simplement pas le choix. Certains sont même partis : ceux-là ont de la famille à l’étranger. Ils quittent les rangs parce qu’ils ont l’espoir de recommencer une vie ailleurs sous de meilleurs auspices», ajoute-t-il.

La crise économique, qui fragilise une institution perçue comme l’un des derniers piliers de l’État libanais, est responsable de cette débandade. «Dans une armée, la motivation des soldats est essentielle pour remplir leurs missions. Vous ne pouvez pas demander à quelqu’un de risquer sa vie quand vous n’assumez pas sa pitance», rappelle le général et député Jamil Sayyed. La presse fait état de désertions dans les rangs des soldats. Le commandant en chef, Joseph Aoun, l’a formellement nié ce lundi.
«Désertion n’est pas le bon terme, nuance le Conseiller principal au sein du programme sur les relations entre civils et militaires dans les États arabes au Carnergie Middle East Center, Aram Nerguizian. Il y a deux tendances inquiétantes même si elles restent limitées, pour le moment. La première, c’est le nombre assez élevé de demandes de retraites anticipées, souvent présentées par des officiers avec une expérience considérable. La seconde, ce sont des officiers moins haut-gradés, qui présentent des demandes de congés non-payés, pour une période de plus ou moins trois mois. Cela concerne majoritairement de jeunes officiers – de premier ou de second lieutenant – qui cherchent un travail à côté, afin d’arrondir leur fin de mois». «Les forces armées, comme n’importe quelle organisation militaire, ont une atmosphère particulière, poursuit-il. Quand il devient acceptable de discuter d’un retrait prématuré du service, cela signifie qu’il y a un problème au sein de l’institution».

 
Au taux du marché noir, la solde des militaires équivaut désormais à une centaine de dollars pour un soldat de base



C’est que la dépréciation de la livre libanaise a divisé par sept la valeur de la solde des militaires. Au taux du marché noir, elle équivaut désormais à une centaine de dollars pour un soldat de base. Entre 200 et 500 dollars pour un officier en fonction du grade. «Le chef de l’armée perçoit l’équivalent de 500 dollars», balaie d’un sourire triste le général à la retraite Chamel Roukoz, député du Kesrouan. 

«En ne prenant pas en compte la détresse des soldats, on risque d’entrer dans une situation délicate, car l’armée libanaise, ce sont surtout ces hommes. Son plus grand atout, c’est son personnel», avertit Florence Gaub, directrice adjointe de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne et auteure d’une étude sur l’armée libanaise. 

L’un des plus grands employeurs du pays

La chercheuse pointe ainsi le fait que l’armée est l’un des plus importants employeurs du pays avec 60.000 hommes et femmes enrôlés (80.000 à 100.000 si on tient compte de l’ensemble des services de sécurité). Un choix qui s’est d’ailleurs fait au détriment des investissements technologiques et de sa modernisation, laissés elles à la coopération internationale. Car l’armée a longtemps servi de «mécanisme de redistribution des richesses mis en place pour obtenir et préserver la paix sociale», souligne l’économiste et secrétaire général du mouvement Citoyenne et Citoyen dans un État, Charbel Nahas.  «Rapportée au nombre de résidents,estimé à 4 millions, la proportion de militaires n’a été atteinte que dans des pays engagés durant les guerres mondiales », ajoute-t-il.

La preuve : sur un budget de 2863 milliards de livres libanaises en 2020, 2479 milliards de livres libanaises ont été consacrés aux dépenses du personnel incluant les régimes sociaux et de retraite. Cela représente un peu plus de 14% du budget de l’État alors qu’en France, pourtant l’une des plus grandes armées européennes en nombre d’hommes, la part allouée à l’armée n’excède pas 4% des dépenses publiques.  «Entre 2005 et 2017, les dépenses publiques consacrées au personnel militaire et sécuritaire ont augmenté quatre fois plus vite que celles des fonctionnaires civils, tels que les enseignants et les employés des écoles publiques. Indexés sur l’inflation, les salaires et avantages sociaux ont doublé pour les premiers, tout en stagnant pour les seconds. Dans le même laps de temps, les salaires et avantages sociaux du personnel des forces armées, en pourcentage des dépenses totales de l’État en ressources humaines, sont passés de 45% à 60%», relate une étude (2018) du centre de recherches Synaps.

Mais la crise économique et la dépréciation de la monnaie nationale mettent aujourd’hui les autorités face à leurs contradictions, entre la volonté d’absorber un chômage endémique et le souci de contenir les dépenses publiques. «En 2021, 1987,5 milliards de livres libanaises ont été alloués aux émoluments des militaires. Au taux officiel, cela représentait 1,3 milliard de dollars mais au taux réel, cela revient à 233 millions de dollars, souligne le chercheur Aram Nerguizian. On est aujourd’hui devant un problème d’insuffisance budgétaire».

Le général Joseph Aoun a sonné l’alarme dans un discours inhabituel. Armée libanaise

Inquiet pour ses hommes, le commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, a sonné l’alarme ce lundi dans un discours inhabituel.

Sans rallonge budgétaire, l’armée libanaise risque même ne plus pouvoir payer ses soldats. Au rythme actuel, cela pourrait advenir dès le mois de juin, estime Aram Neguizian. «Elle a six mois tout au plus», confirme Florence Gaub. Bien sûr, il est probable que l’État lui alloue une rallonge budgétaire. D’ores et déjà, le député et ancien ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, a soumis une proposition de loi visant à verser un million de livres libanaises supplémentaires à l’ensemble des forces armées et sécuritaires du pays pour une période de six mois. Mais cela ne règle rien. Pire, ces rallonges ajouteront de l’inflation à l’inflation, annulant l’effet de rattrapage salarial envisagé. «Au sein de l’état-major, les officiers sont conscients qu’il s’agit d’un piège dans lequel il ne faut surtout pas tomber», avance un proche du commandant en chef. 

Des avantages sociaux menacés

Si les militaires ont tenu bon jusque-là, c’est en partie par sens du devoir. C’est aussi parce que la carrière offre encore des avantages notables. «L’armée a toujours été un moyen de s’arracher à la misère pour des hommes issus de régions les plus pauvres du pays», assure le général et député Chamel Roukoz. Les familles du Akkar ou du nord de la Békaa y envoyaient un fils pour se garantir l’accès à des soins de santé quasi gratuits et la prise en charge des frais de scolarité des enfants. «Il faut le reconnaître, il a été un temps où les soldats vivaient relativement à l’aise», concède le général Jamil Sayyed. Une mesure en particulier les y aidait, la directive n° 3 relative à la mobilisation en situation de guerre et de conflit.

Instituée pendant la guerre civile, celle-ci améliore de façon substantielle leur retraite en leur accordant trois mois de retraite par année de service au lieu du mois réglementaire. «C’est une façon de nous compenser les heures supplémentaires que nous faisons et qui ne sont, elles, pas payées par convention», justifie un officier. Depuis 2019, l’avantage est battu en brèche, l’État cherchant un moyen de réduire son train de vie. Mais pour le général Joseph Aoun, le maintien de cette directive ne peut être sujet à discussion dans le contexte actuel. «L’opinion publique pense que les membres de l’armée continuent d’avoir accès à d’importants privilèges. Pourtant, certains ont déjà sauté. Les frais de scolarité des enfants d’officiers, qui étaient pris en charge à 95% par l’armée et donc par l’État, sont aujourd’hui plafonnés à 5,5 millions de livres libanaises par enfant», rappelle Aram Nerguizian.



 
Aram Nerguizian

Chercheur au Carnergie Middle East Center

«L’opinion publique pense que les membres de l’armée continuent d’avoir accès à d’importants privilèges. Pourtant, certains ont déjà sauté»

 


Dans l’avant-projet de budget 2021, un autre point de friction est apparu entre militaires et politiques avec la rédaction de l’article 108. Celui-ci prévoit en effet que les militaires retraités ne pourront plus cumuler leur pension avec une autre rémunération obtenue dans le cadre d’un emploi au sein de l’administration publique. En pratique, cela vise surtout les militaires retraités qui occupent des fonctions de président de municipalité ou de député.

Fragilisée, l’armée est dans une «situation critique», mais «elle ne s’écroulera à cause de problèmes financiers», affirme le chercheur, en estimant qu’elle pourrait par exemple réduire le budget d’entretien de ses équipements. «Il y a une discipline, une forme de loyauté qui se maintient même si le commandement a perdu une part de l’adhésion de ses officiers au profit des partis politiques qui ont réussi à imposer certaines nominations», ajoute Jamil Sayyed.

Un «profond malaise»

L’institution a connu des crises similaires durant la guerre civile. Écartelée entre les différents pouvoirs miliciens, sans argent dans ses caisses, elle avait alors fermé les yeux sur des absences «injustifiées» ou sur la disparition momentanée du tableau des effectifs de certains de ses soldats, tant que les missions qui leur étaient confiées n’étaient pas mises en danger.

Elle avait aussi trouvé des subventions extérieures, auprès de « pays amis » pour se financer. Mais la liste des pays amis s’est considérablement réduite depuis et l’aide internationale se concentre sur des donations en nature. Comme celle de la France qui a récemment offert au Liban l’équivalent d’un peu plus de 2100 rations alimentaires pour un montant de 60.000 euros. Un geste humanitaire, destiné aux familles des soldats les plus démunies, alors que quelques mois plus tôt l’armée avait supprimé la viande de son menu, faute de budget. Selon son commandant en chef, elle en est même réduite aujourd’hui à se mettre à l’agriculture pour subvenir à ses besoins.

Mais la frustration, en particulier des officiers, n’est pas seulement liée à la perte de leur pouvoir d’achat. «Il y a fondamentalement une question d’orientation du pays. Constater que la classe politique n’a pris aucune décision en 18 mois la disqualifie à leur yeux», relève Aram Neguizian. «C’est aussi que traduit le message du discours de Joseph Aoun : un profond malaise vis-à-vis du pouvoir en place», conclut-il.  

«Nous sommes déjà dans une zone grise dans les relations entre les civils et les militaires»

Le Conseiller principal au sein du programme sur les relations entre civils et militaires dans les États arabes au Carnergie Middle East Center, Aram Nerguizian, analyse le discours de Joseph Aoun à l’aune de la crise politique.

La communauté internationale s’en tient au discours de «sans réformes pas d’aides financières». Est-ce pour cela que le commandant en chef de l’armée a appelé les dirigeants politiques à réagir ?

Le discours de Joseph Aoun alerte les responsables sur la situation et leur rappelle qu’ils ne peuvent pas tout attendre de l’aide internationale. Les États-Unis ont longtemps considéré que le soutien à l’armée libanaise leur permettait d’assurer la stabilité du Liban, afin de ne pas avoir à intervenir dans un énième État failli dans la zone Moyen-Orient et Afrique du Nord. Or en ce moment, les États-Unis sont plus enclins à utiliser la politique du bâton plutôt que celle de la carotte avec l’establishment politique libanais. La France et certains pays européens ont toutefois une approche plus conciliante. Parmi les partenaires du Liban, certains estiment qu’il vaut mieux aider directement l’armée plutôt que le gouvernement, mais cela peut représenter un défi dans certains pays, comme le Royaume-Uni ou les États-Unis, où cela constituerait une infraction aux lois relatives à l’aide internationale. Certains aimeraient donc voir les États-Unis user de leur influence pour convaincre d’autres pays à aider l’armée libanaise, comme les Émirats arabes unis par exemple.

Les États-Unis aident déjà l’armée libanaise. Pourraient-ils faire davantage et comment ?

Il y a des limites à la capacité de soutien des États-Unis au Liban. D’abord la transition en cours de l’administration suite à l’élection américaine : elle pourrait durer toute l’année, le temps que des nominations soient décidées et que l’équipe soit bien orientée. Ensuite, l’administration Trump ne croyait pas beaucoup à une augmentation de l’aide à un Liban chroniquement mal géré, et l’administration Biden va probablement suivre cette tendance. Les États-Unis n’ont pas vraiment envie d’envoyer des aides à un pays fondamentalement corrompu. Mais ils savent aussi que l’effondrement de l’armée libanaise renforcerait le Hezbollah, qui serait alors la dernière force armée debout…

Pensez-vous que l’armée libanaise pourrait tenter un coup d’État ? Est-ce possible avec le Hezbollah ?

Il n’y a pas que le Hezbollah.  La classe politique dans son ensemble a beaucoup fait pour créer un système résistant aux coups d’État. C’est pourquoi d’ailleurs l’armée n’a pas de marge de manœuvre pour faire des appels d’offres ou moderniser son équipement. Si un putsch paraît invraisemblable, une série d’évènements tendus pourraient avoir lieu, comme ce qui se passe en Arménie. Le commandement de l’armée a clairement fait savoir que la troupe ne compte pas se conformer aux ordres de la classe politique concernant la répression des mouvements de contestations. Nous sommes déjà dans une zone grise concernant les relations entre les civils et les militaires au Liban, ce que beaucoup d’observateurs n’ont pas remarqué. Le discours de Joseph Aoun doit être analysé entre les lignes et en fonction du ton adopté. Il dit en premier lieu que l’armée veut un mouvement d’opposition qui soit contre la violence, crédible et capable. En second lieu, que l’armée tolèrera les manifestations tant qu’elles ne nuisent pas à la propriété publique et privée. Le danger est que l’armée devra ajuster ses paramètres opératoires. Certains groupes comme Amal et le Hezbollah pourraient provoquer l’armée par la violence. L’armée devra alors continuer à croire en l’opposition populaire civile et prendre ses distances de la classe politique.