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Tourisme alternatif : visiter le Liban… autrement

Partout dans le monde le tourisme viticole a le vent en poupe, drainant les foules dans les vignobles. Au Liban, les initiatives restent encore timides, mais elles sont de plus en plus nombreuses. Pour les caves, l’œnotourisme s’avère une solution efficace pour aider à propager la “culture du vin” auprès des consommateurs locaux, ou des touristes de passage.

Dans la région du Nord, les caves s’organisent pour créer une route des vins, qui représentera la première initiative de ce genre jamais réalisée au Liban. « C’est une initiative collective portée par les huit domaines de la région de Batroun. Nous voulons favoriser le tourisme viticole pour permettre à tous les curieux d’aller à la rencontre des producteurs de vins, mais également aider à faire mieux connaître le nord du Liban, une région encore trop délaissée sur le plan touristique  », avance Hady Kahalé, directeur général d’Ixsir, dont la cave se trouve à Basbina, sur les collines de Batroun.
Première étape de cette route des vins de Batroun : installer des panneaux de signalisation permettant aux visiteurs de localiser les huit domaines et de sillonner la région de cave en cave. « Aller à la rencontre des producteurs, c’est un contact charnel : on entre en relation plus profondément avec le vin en s’immergeant dans ses paysages, en écoutant les hommes raconter leur passion. Il faut créer de l’affection entre le vin et les visiteurs, qu’ils soient libanais ou étrangers. C’est comme cela qu’ils deviennent amateurs », poursuit Hady Kahalé. 
Cette première initiative collective pourrait bien contribuer à faire entrer définitivement le vignoble libanais dans l’ère de l’œnotourisme.
L’activité est encore balbutiante au Liban. Depuis quelques années, quelques caves mènent cependant des projets isolés en matière de tourisme viticole. C’est notamment le cas du précurseur, Château Ksara, qui, depuis une petite dizaine d’années, a choisi de valoriser son patrimoine, notamment ses deux kilomètres de caves souterraines datant de l’époque romaine.
Selon les saisons, Ksara attire entre 50 000 et 70 000 visiteurs, dont 50 % de touristes étrangers, européens pour une large majorité, grâce à son emplacement stratégique sur la route qui rejoint le site romain de Baalbeck. « D’une manière générale, la possibilité de visiter un vignoble n’est pas la raison majeure de la venue des touristes. Mais la potentialité offerte par la présence de Ksara, un domaine parmi les plus anciens du Liban, est un élément déterminant dans le choix de la destination », explique encore Zafer Chaoui. Pareil succès situe de fait Château Ksara en cinquième position des sites touristiques libanais les plus visités. « En 2009, avec 72 000 visiteurs, Ksara se positionnait juste derrière le port de Byblos et devant le musée national de Beyrouth en termes de fréquentation », précise Rania Chammas, responsable marketing au domaine.

Des investissements lourds

Cet engouement pour l’ancien vignoble des jésuites explique les investissements menés. « Nous allons doubler la surface d’accueil », rapporte Zafer Chaoui. L’ancien restaurant de Ksara va ainsi disparaître au profit d’une grande salle de dégustation qui accueillera les groupes. Un nouveau restaurant, d’une capacité de 150 convives, sera construit à la place de la terrasse actuelle. En tout, quelque 400 000 dollars ont été alloués à ces nouveaux aménagements, selon Zafer Chaoui. Car l’enjeu est de taille.
Dans la Nappa Valley, précurseur du mouvement de l’œnotourisme dans le monde, ces visites, au demeurant payantes (entre 15 et 20 dollars en moyenne), peuvent attirer jusqu’à 200 000 touristes dans les “wineries”. « Chez Opus One, grand cru de chez Robert Mondavi : la bouteille coûte 165 dollars et la visite 26 dollars pour un chiffre d’affaires de 5,5 millions de dollars pour les visites seules, soit 15 à 20 % du chiffre d’affaires global. Idem chez un exploitant moins prestigieux, Saint Supéry Vineyards : 70 000 visiteurs par an dont 50 % dégustent et parmi eux 75 % qui achètent du vin », lit-on dans un mémoire de l’Université de Paris I Sorbonne daté de 2007-2008. Les domaines californiens misent, il est vrai, sur une diversification des prestations offertes : ils proposent d’allier à la dégustation proprement dite des thématiques autour des cépages, de l’art, de l’alliance des mets et des vins. Ils leur associent également des événements plus iconoclastes comme un concert de musique classique, voire des activités sportives telle une course, de l’équitation ou du VTT.
Les caves libanaises n’en sont pas encore là : les quelques domaines à avoir parié sur le tourisme viticole se cantonnent presque tous à une prestation “classique” associant visites de cave, restauration et vente à la boutique. Il n’existe dans le vignoble libanais, par exemple, aucun hôtel de charme ou de spa, une grosse tendance dans le bordelais. Malgré tout, l’impact de l’œnotourisme libanais n’est pas négligeable. À Ksara, par exemple, le domaine emploie six guides permanents pour accueillir les touristes (ainsi que six guides saisonniers en été, au pic de la fréquentation) et les ventes de la boutique du domaine représentent 8 % du chiffre d’affaires (hors exportation). Même son de cloche chez les Coteaux de Botrys, qui propose un “déjeuner champêtre” chaque dimanche à partir du mois de mai, en association avec la Ferme Saint-Jacques, producteur de foie gras. Les ventes directes représentent tout de même 5 % du chiffre d’affaires de ce petit vignoble d’Eddé (Batroun).
Château Kefraya accueille de son côté 48 000 visiteurs par an, selon Assaad Abiad, responsable du département Hospitality du château. Son restaurant Le Relais de Dionysos, installé au pied des vignes, draine, lui, quelque
35 000 convives annuellement. « L’ensemble des activités proposées au domaine dans le cadre de l’œnotourisme représentent 12 % du chiffre d’affaires de Château Kefraya aujourd’hui. Nous avons pour objectif d’atteindre
25 % dans les prochaines années grâce à de nombreux projets – dont un complexe hôtelier – que nous projetons de construire », poursuit Assaad Abiad.

L’enjeu : gagner en notoriété

« Accueillir des visiteurs et créer de la valeur ajoutée, c’est un vrai métier qu’il faut avoir envie d’exercer, car il est prenant : la qualité de l’accueil, l’accessibilité, s’avère primordiale. Le tourisme viticole est une arme puissante qui peut apporter un surcroît de renommée pour le vignoble. Mais c’est une arme à double tranchant : le vin ne doit pas simplement “être bon”, “l’expérience vécue” par le visiteur doit aussi être remarquable pour qu’il associe le vin dégusté à son séjour dans les vignes. Et prolonge son “expérience” en achetant plus tard les vins de la propriété, ou bien en décidant d’y retourner une nouvelle fois », fait valoir Sami Ghosn, qui dirige avec son frère Ramzi le domaine de Massaya.
Il faut croire que l’expérience fonctionne à Massaya : le vignoble de Taanayel accueille entre 10 et 15 000 visiteurs par an, notamment dans son restaurant de terroir ouvert tous les week-ends. « Le restaurant et les ventes de la boutique représentent 10 % de notre chiffre d’affaires », assure Sami Ghosn. Désormais, en plus de la restauration et de la visite de la cave, Massaya met à disposition un service de navette pour permettre à ses visiteurs de se rendre dans la propriété des jésuites de Taanayel, à proximité. Surtout, Massaya travaille au lancement d’un complexe œnotouristique à Kfardebiane, face au temple romain, qui doit ouvrir pour Noël 2014. L’investissement (hors coût de terrain) représente quelque 3,5 millions de dollars. « C’est à la fois un vignoble (2 000 ceps plantés, NDLR), une cave vinicole dédiée à l’élaboration des vins blancs de Massaya, et le chai de nos vieux millésimes rouges. Ce sera également un lieu d’accueil et de restauration avec deux restaurants », précise Sami Ghosn. Les deux frères souhaitent y attirer notamment la jet-set libanaise, avide de ski et de vins.
Une autre initiative de ce type est en train d’être finalisée à Bhamdoun. Dans ce qui était la résidence d’été des ambassadeurs de France en Irak et en Syrie, Château Belle-Vue aménage sa nouvelle cave de dégustation ainsi qu’un restaurant de terroir, The Telegraph (par référence au rôle que jouèrent ces locaux pendant la Seconde Guerre mondiale où ils servirent de relais de télécommunication aux Forces libres françaises). L’ouverture est prévue courant juin. La carte de ce nouveau restaurant, où seront servis les vins de Château Belle-Vue, a été imaginée par le chef Karim Haïdar, qui dirige déjà Zabad à Zaitunay Bay. « C’est un lieu à peu de distance de Beyrouth : nous espérons y attirer les amateurs de bonne gastronomie. C’est pour nous un moyen de revitaliser la région de Bhamdoun », explique Jill Boutros, qui avec son mari, Naji, dirige Château Belle-Vue.

Des visiteurs novices

Pour autant, le tourisme viticole est-il une affaire rentable au Liban ? « L’œnotourisme est une activité avant tout promotionnelle et finalement peu lucrative, explique Sami Ghosn. Offrir aux gens des dégustations gratuites, professionnaliser l’accueil a un coût, qui pèse lourd même si, à notre sens, cet effort est indispensable. » C’est d’ailleurs pourquoi certains songent à faire payer les dégustations. « Offrir des verres de nos entrées de gamme ne pose pas de problème. Mais que répondre à ceux qui veulent déguster des séries ? À ceux qui demandent à tester nos vins premium ? Ou qui s’enquièrent de vieux millésimes relativement chers ? À Ksara, nous songeons à demander une contribution pour des dégustations plus professionnelles », avance Zafer Chaoui. 
Mais Ksara freine encore. Car, comme d’autres qui songent à un modèle payant, le domaine de la Békaa a peur de casser un élan encore timide au Liban. Aux dires de Carlos Khachan, qui dirige le club Grappe, un club d’amateurs de vin qui organise des circuits dans le vignoble pour quelque 1 000 aficionados par an, l’explication est à chercher du côté du profil des amateurs libanais. « Les visiteurs ont souvent envie d’une jolie promenade, d’un but d’excursion agréable. Ils manquent encore d’une vraie curiosité pour l’univers du vin à proprement parler. » D’ailleurs qu’il s’agisse du Festival de Batrouniyat (en avril) ou de Vinifest (en octobre), la fréquentation de ces rassemblements reste marquée par une quête d’amusement social, et peu au final par une recherche d’informations précises sur le vin. «  Nous sommes souvent confrontés à des gens qui viennent pour boire, pas pour déguster », déplore Yvan Jobard, œnologue des Coteaux de Botrys. C’est peut-être précisément ce que peut offrir l’œnotourisme : une envie d’aller plus loin et d’apprendre à boire… en toute connaissance de cause.

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