Un article du Dossier

Success stories libano-arméniennes

Comme leur père Robert, Jean et Albert Boghossian exercent le métier de diamantaire. Au début des années 1980, les deux frères commencent à être connus pour la création de pièces de joaillerie. En 2008, ils lancent leur marque de bijouterie Bogh-Art. En parallèle, ils créent avec d’autres membres de leur famille la Fondation Boghossian pour regrouper leurs actions philanthropiques et mener un mécénat artistique.

Lamia Maria Abillama

Des grands noms de la bijouterie libanaise à avoir tenté l’aventure de l’étranger, le groupe Boghossian est l’un des rares à avoir réussi une transplantation durable. « Nous avons quitté le Liban pendant la guerre civile. Nous nous sommes maintenus dans le commerce des diamants et des pierres précieuses en Europe. Et nous nous sommes développés dans la bijouterie en y ouvrant des boutiques sous notre marque », explique Jean Boghossian, président du groupe basé à Bruxelles, qui emploie une vingtaine de salariés dans ses deux succursales de Genève et sa boutique bruxelloise. « En 40 ans de vie professionnelle, notre groupe a globalement toujours connu une progression soutenue. Je ne me rappelle que d’une seule année où nous avons accusé des pertes : en 1985. Autrement, notre bilan général augmente en moyenne chaque année de 10 à 20 %, parfois 50 % », précise Jean Boghossian, qui répugne à entrer davantage dans les détails financiers.
« Il n’y a pas vraiment d’ordre de prix dans notre métier : les pièces peuvent se vendre aussi bien 3 000 dollars qu’un million de dollars. » Sa vente la plus importante ? Un deal conclu vers 1995 pour un montant de 30 millions de dollars. « Il s’agissait d’un diamant bleu couplé à un diamant rose, deux pierres de 20 carats, de la plus haute intensité et de la plus belle tonalité », se souvient-il.
Cette réussite, les Boghossian la doivent à trois générations de diamantaires : Ohannès, le grand-père, qui décide d’émigrer d’Alep à Beyrouth au début des années 1950. Robert, son fils, qui développe l’activité libanaise, en prospectant la clientèle arabe. Et Jean, le petit-fils, qui choisit de « tracer son propre chemin » en ouvrant son propre bureau à l’étranger. « La branche libanaise et la branche bruxelloise sont indépendantes l’une de l’autre même si nous restons une seule et même famille. Les boutiques de Beyrouth sont aujourd’hui dirigées par mes deux sœurs, Mary et Christine. Quant à mon frère Albert et moi-même, nous dirigeons l’entité que j’ai créée à Anvers en 1975. »

Prouesse technique

En 2008, Albert et Jean ont même lancé leur propre marque de joaillerie. « Bogh-Art recherche la prouesse technique, notamment dans l’emploi de matériaux high-tech. Notre marque se veut sophistiquée et raffinée. »
Depuis 2009, Jean Boghossian a mis la pédale douce sur son activité professionnelle pour se consacrer à la Fondation Boghossian, l’initiative philanthropique de sa famille, dont il est le président. Cette fondation, dont le budget de fonctionnement annuel tourne autour d’un million d’euros, intervient en Arménie depuis le tremblement de terre de 1988. Elle y appuie de nombreux projets comme la réfection du parc de Gyumri, près de la ville d’Erevan, pour un montant de 1,6 million de dollars. Au Liban, elle assure plutôt des missions de mécénat artistique. Elle a démarré son activité à l’initiative de Robert Boghossian, le père de Jean et d’Albert, avec la construction d’un théâtre à Bourj Hammoud, en 1985, pour un investissement de 600 000 dollars. Elle a également cofinancé, avec la Fondation Gulbenkian, créée par un industriel arménien du Portugal, l’école technique Mesrobian de Bourj Hammoud. Mais les Boghossian sont surtout connus pour leur implication artistique. Chaque année, leur fondation récompense plusieurs grands artistes libanais d’un prix de 10 000 dollars. En 2012, elle a ainsi consacré le sculpteur Pascal Hachem et la peintre Taghreed Darghouth. À Bruxelles, où se situe son siège social, la fondation a racheté et rénové l’ancienne villa du baron Empain en 2006 pour 12 millions d’euros (un montant qui comprend les premières acquisitions d’œuvres artistiques, exposées dans ses murs). Ouverte au public depuis 2010, la villa Empain sert de lieu d’exposition, notamment à des artistes du Moyen-Orient. Chaque année, la fondation acquiert entre 10 et 20 œuvres d’art. « Il ne s’agit pas d’un placement pour moi. Je voulais créer un point d’ancrage pour nos actions, et un espace de dialogue et de culture entre Orient et Occident », affirme Jean Boghossian.
L’histoire des Boghossian remonte à une centaine d’années. L’arrière-grand-père de Jean était déjà bijoutier-joaillier à Mardine, une ville située aux confins de l’Anatolie (Turquie), à la frontière avec la Syrie et l’Irak. Mais ce lointain ancêtre “disparaît” des pages de l’histoire familiale lorsque les Turcs entament leur plan d’extermination dans les années 1915. « Nous savons juste qu’il est mort pendant cette période sans connaître les circonstances exactes », explique Jean Boghossian. Plusieurs des membres de la famille survivent aux massacres en fuyant en direction de la province syrienne. « Les Turcs autorisaient encore les enfants à quitter le territoire. » Ohannès Boghossian, le grand-père de Jean, a 14 ans quand il est déporté vers Alep. Dans la ville syrienne, la présence d’une importante communauté arménienne, installée de longue date, permet à certains réfugiés de trouver une aide clandestine. « Un artisan bijoutier le prend en apprentissage. » Quelques années plus tard, Ohannès quitte cet artisan pour fonder son propre atelier à Alep, qui restera en fonctions jusqu’en 1968. Dans la foulée, il se marie et a neuf enfants : quatre garçons et cinq filles, dont Robert, le père de Jean, Mary, Albert et Christine Boghossian. En 1954 toutefois, Ohannès décide de s’installer dans le souk des bijoutiers de Beyrouth. « Le Liban était plus ouvert à l’Occident que la Syrie qui, à l’époque, connaissait une période d’agitation politique. Le Liban était de surcroît devenu une plaque tournante pour les diamants d’Afrique, qui transitaient par Beyrouth, avant d’être envoyés à Anvers. » Ohannès fonde aussi un atelier qui se spécialise dans la création de bijoux. Finalement, ce n’est qu’au début des années 1970 que Robert et sa famille s’installent définitivement à Beyrouth. Jean a 12 ans lorsqu’il débarque au Liban. « Beyrouth était sans doute le lieu au monde le plus magique pour passer son adolescence », se remémore-t-il.
L’atelier de Beyrouth reste une petite PME, spécialisée dans la vente en gros de diamants et de pierres de couleurs, puis la fabrication de joaillerie. « On y comptait une douzaine d’artisans. J’ai moi-même fait mes armes dans cet atelier. C’était la volonté de mon père, qui n’avait pas fait d’études, et pensait qu’elles représentaient une perte de temps. » Jean Boghossian s’est parfois emporté contre ce père, qui lui refusait “l’agréable dilettantiste” des années estudiantines de la bonne société d’Achrafié. « Mais il n’y a pas d’école pour devenir joaillier. C’était la seule et sans doute la meilleure des formations. » Au fur et à mesure, l’atelier et la bijouterie se développent : les Boghossian signent des contrats en Chine, achètent les premières perles fines de Libye, démarchent la clientèle saoudienne… « Ce n’était pas une réussite époustouflante. Mais notre nom était gage de confiance. Il faut bien se rendre compte que, dans ce métier, à l’époque, la parole donnée valait de l’or : rien n’était écrit alors que nous manipulions des pierres d’une valeur parfois astronomique. »

Voler de ses propres ailes

Son bac en poche, Jean entre dans l’entreprise familiale. Mais dès 1975, il choisit de s’émanciper en partant pour Anvers où il ouvre sa propre entreprise. « Avant la guerre civile, je n’aurais jamais imaginé quitter le Liban. Mais pendant un cessez-le-feu, j’ai entendu des coups de feu sous mes fenêtres. Il s’agissait d’un enfant s’amusant. Je lui ai crié d’arrêter. En retour, il a pointé un revolver sur moi ! Il n’a pas tiré, mais je me suis dit : “Ça suffit. Je m’en vais”. » Jean Boghossian prend la direction d’Anvers (Belgique), l’un des marchés de transit pour les pierres précieuses les plus importants. Son père lui donne 60 000 dollars pour assurer ses premiers achats. À la recherche de diamants rares, Jean Boghossian voyage autour du monde : les Indes, la Birmanie, le Sri Lanka, la Colombie et le Brésil… Quelques années plus tard, il rend à son père 120 000 dollars et lui annonce fièrement avoir « réalisé son premier million ». Il a 24 ans. Son frère, Albert, le rejoint à Anvers. D’abord, pour poursuivre ses études universitaires ; ensuite, pour l’épauler dans le développement de l’entreprise. Ses fils se greffent eux aussi à l’entreprise. En 2008, ils lancent Bogh-Art. « Cette marque, c’est réellement le bébé de mon frère Albert et de mes deux fils, Roberto, 34 ans, et Ralph, 28 ans. » 
La nouvelle génération est déjà visiblement aux manettes.

Bijouterie Boghossian en bref

1954 : Ohannès Boghossian ouvre une boutique au souk des bijoutiers.

1968 : Robert Boghossian et ses frères rejoignent leur père Robert dans l’entreprise familiale.

1970 : Jean Boghossian commence à son tour à travailler dans la bijouterie familiale de Beyrouth.

1975 : Jean Boghossian ouvre son entreprise Jean Boghossian BVBA à Anvers, spécialisée dans la vente en gros de diamants et de pierres de couleurs.

1980 : Robert Boghossian et ses frères se séparent.Robert continuant seul à diriger la bijouterie Robert Boghossian d’Achrafié.

1980 : Jean et son frère Albert commencent à leur tour à fabriquer des bijoux. Ils ouvrent une succursale à Genève.

1992 : démarrage de la Fondation Boghossian.

2006 : achat et rénovation de la villa Empain de Bruxelles, siège de la Fondation Boghossian.

2008 : création de la marque de joaillerie Bogh-Art et entrée des deux fils de Jean, Roberto et Ralph.

2012 : décès de Robert Boghossian.

2013 : ouverture de la boutique londonienne.

Boghossian aujourd’hui

Chiffre d’affaires : non communiqué.

Fondateur : Robert Boghossian.

Président et directeur général : Jean et Albert Boghossian.

Nombre d’employés : 16.

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