Un article du Dossier

Mariage civil : une pratique en train de prendre forme

Entretien avec Joseph Béchara, notaire à Chiyah, qui a procédé en 2013 au premier mariage civil au Liban, celui de Nidal et de Khouloud Darwish.

D’où vient l’inscription de la confession religieuse des Libanais au registre de l’état civil ?
C’est un héritage de l’Empire ottoman : à partir des années 1870, le pouvoir ottoman entame une série de réformes (tanzimat). Il s’attaque en particulier au recensement et à la délimitation des biens fonciers : il crée ainsi le premier registre foncier, même si cette réforme n’ira pas à son terme. Parce que les registres fonciers mentionnent les propriétaires des biens, les autorités ottomanes créent aussi de manière indirecte le premier registre d’état civil, dans lequel la confession religieuse est mentionnée.
Au moment du mandat français sur le Liban et la Syrie, les Français poursuivent la modernisation du registre foncier et le recensement des terres. Ils s’attellent en plus à l’organisation de l’état civil de la population libanaise. Ils vont ainsi établir le premier registre d’état civil (par famille) du Liban. Fidèles aux principes de la République française, les autorités mandataires ne demandent pas à ce que la confession religieuse soit recensée. Mais les fonctionnaires, s’appuyant sur les premières inscriptions ottomanes, vont continuer à la reporter de manière automatique. En réalité, ils inscrivent la confession du “pater familias”, considérant que tous les membres de la famille sont de la même confession.
Par la suite, les différents articles de la loi du 7 décembre 1951, qui organise l’état civil au Liban, vont dresser une liste exhaustive des mentions obligatoires, mais n’exigent pas la mention de la confession sur l’acte de naissance (wasikat al-wilada).
Dans les faits, aucun texte de loi ne précise que l’on est tenu de faire figurer sa confession sur le registre d’état civil. Cette formalité est devenue la pratique dans le système. Aujourd’hui, la confession n’est déjà plus inscrite sur les cartes d’identité et les passeports, mais l’administration a refusé jusqu’en 2009 de la rayer “une bonne fois pour toutes” des registres d’état civil.

Comment l’administration a-t-elle finalement accepté de rayer la mention de la religion des registres ?
Quand la France devient la puissance mandataire, elle reconnaît les communautés religieuses existantes, pour lesquelles elle maintient des statuts propres. Mais elle défend aussi au Liban les “valeurs républicaines”, en particulier elle défend une certaine idée de l’individu et de sa liberté d’opinion : tout citoyen a le droit de revendiquer une croyance ou de ne pas en avoir. Ce principe est resté dans l’esprit des lois. Il a même encore été reconfirmé lorsque l’État libanais a ratifié la Déclaration des droits de l’enfant et ses annexes en 2007. Lorsque l’ancien ministre de l’Intérieur, Ziyad Baroud, s’est penché en 2009 sur la question, il n’a de fait pas eu à modifier une loi ; ce qui aurait sans doute été long, voire impossible. Il a juste eu à exiger que les fonctionnaires de l’État changent leurs pratiques. De fait, ils sont dans l’obligation de rayer la mention de la confession directement sur le registre lorsqu’un citoyen en fait la demande explicite.

Rayer sa confession des registres d’état civil a-t-il une incidence sur son appartenance religieuse ?
Aucune : rayer la mention de sa confession n’a qu’une incidence administrative, absolument pas religieuse. Le registre d’état civil et la conscience religieuse ne participent pas du même domaine, cela n’a aucun rapport. Un individu ne naît pas musulman ou chrétien, il le devient : par le baptême, pour le chrétien (et éventuellement par son inscription aux registres baptismaux) ; par la conscience d’être musulman et la déclaration de sa foi (al-chahada) qui ne peut se faire qu’à l’âge de la maturité intellectuelle et de la conscience. Ce qui signifie que l’inscription au registre d’état civil ne “fait pas” un chrétien ou un musulman. En réalité, le fait de rayer sa confession du registre public permet aux croyants de continuer à s’accomplir dans leur foi et aux non-pratiquants de se mettre en conformité avec leur conscience. On reste chrétien ou musulman, même lorsque la confession ne figure plus au registre de l’état civil : le principe de la liberté de conscience est ainsi respecté. Cela permet d’appréhender une “appartenance citoyenne” tout en protégeant ses convictions religieuses (ou son absence de conviction religieuse), en réaffirmant le principe de la liberté de conscience. Il faut être très clair, le fait de rayer la mention de la communauté des registres de l’état civil n’implique jamais que le citoyen abandonne sa religion.

Le fait de rayer la mention religieuse des registres d’état civil n’a donc pas d’incidence pour l’héritage familial, soumis pour les musulmans à des règles religieuses ?
Les questions successorales sont soumises à la loi de la communauté de la personne décédée (le “de cujus”). Pour la déterminer et identifier le tribunal compétent, il faut se reporter aux mentions de l’état civil. En l’absence de mention, c’est la loi (civile) de 1959, qui s’applique et les tribunaux civils sont compétents.
Pour les chrétiens (et les non-musulmans), la succession est réglée par la loi civile de 1959. S’ils décident de rayer la mention de leur religion, ils continuent donc de succéder aux membres de leurs familles selon la loi civile de 1959.
Pour les couples musulmans ayant rayé la mention de leur communauté, les tribunaux civils seront désormais compétents et appliqueront la loi de 1959. Pour les couples mixtes, ayant radié la mention de leur communauté, ce sera aussi le même cas de figure.
Je pense que rayer la mention de la communauté est une solution qui permet de régler définitivement la question des successions mixtes.

Le mariage civil libanais est-il vraiment un mariage ? Ne ressemble-t-il pas davantage à un Pacs à la française ou une forme de concubinage institutionnalisé ?
La transcription du contrat de mariage au registre d’état civil a pour conséquence d’ouvrir un nouveau “feuillet” familial et donc de créer une situation nouvelle : une cellule familiale. Ce n’est donc pas une forme de concubinage, et ce n’est pas non plus une sorte de Pacs. Le mariage civil est un mariage en bonne et due forme.

Que peut-on faire figurer dans le contrat de mariage civil ?
Tout, à condition que cela ne soit pas contraire aux bonnes mœurs et l’ordre public. Si les deux époux ne mentionnent rien de spécifique, le contrat de mariage est régi par le droit civil libanais, soit le décret-loi 60 de 1936 et le code des obligations et des contrats. L’avis du comité législatif du ministère de la Justice en 2013 a considéré qu’il était possible de faire référence au droit étranger pour régler les effets du mariage. Les notaires demandent d’ailleurs aux futurs époux de faire dans leur contrat une référence à un droit civil étranger afin de mieux préciser le régime matrimonial et notamment le sort des biens acquis par les époux pendant le mariage, et aussi de permettre d’envisager ainsi les règles d’un divorce éventuel. Le droit libanais est particulièrement libéral en ce qui concerne l’application des règles étrangères au mariage. Pour le moment, les contractants font plutôt référence au droit français, qui fait primer la communauté de biens réduite aux acquêts, dans la mesure où le droit libanais reste proche du droit français. Mais en théorie, la liberté est laissée aux contractants de choisir le droit auquel ils veulent soumettre leur relation de mariage. On peut ainsi parfaitement imaginer que l’on règle aussi dans le contrat de mariage des questions relatives au divorce ou à la garde des enfants. Mais cela reste encore à l’état embryonnaire, faute encore d’une pratique assise et élaborée.

Peut-on y faire figurer des montants qui seraient l’équivalent de la dot, du mahr ou d’une donation… ou de toutes autres compensations ?
Oui, il serait possible comme dans le droit français de mentionner des donations ou des reprises au bénéfice de l’un et/ou de l’autre des époux.

Qu’en est-il du divorce “civil” ? Quelles sont les démarches ?
Pour le divorce, il suffit de présenter une assignation en divorce devant les tribunaux civils. Ensuite, c’est la procédure normale qui s’applique selon les cas. La pratique des tribunaux actuels est suffisamment rôdée. Le divorce sera prononcé au regard du droit choisi par les époux.
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