Un article du Dossier

Immobilier : faut-il craindre un crash ?

L’année 2016 a consacré le recul général que connaît le secteur immobilier au Liban depuis le début du conflit syrien, en dépit de l’amélioration de la conjoncture politique locale en fin d’année due à l’élection fin octobre d’un nouveau chef d’État et de la formation en décembre d’un gouvernement d’union nationale. Si les ventes immobilières ont légèrement progressé (+2 %) sur les onze premiers mois de l’année par rapport à la même période de 2015, après avoir diminué de plus de 10 % sur un an en comparaison avec 2014, le recul cumulé sur les six dernières années est de près de 30 %, révélant l’ampleur de l’impact des crises interne, régionale et de certains facteurs à l’international, notamment la chute du prix mondial du pétrole, sur l’un des secteurs-clés de l’économie libanaise.
« L’immobilier est en état de profonde récession depuis début 2014. La demande était déjà stagnante à partir de 2011, mais elle s’est affaiblie davantage encore depuis trois ans », souligne Nassib Ghobril, chef du département de recherche à la Byblos Bank. Selon le Real Estate Demand Index de la banque, un indice mesurant l’évolution de la demande réelle des résidents, cette dernière a chuté de 63,3 % à fin septembre depuis le pic atteint en 2010 et était sur les neuf premiers mois de 2016 de 37 % inférieure à la moyenne mensuelle calculée depuis juillet 2007.
Parmi les principaux facteurs à l’origine de ce manque d’appétit : la baisse de la confiance générale, la récession économique, la hausse du chômage et la dégringolade des cours pétroliers, notamment pour la demande externe. « Les ventes d’appartements de luxe sont quasiment à l’arrêt depuis deux ans », précise Nassib Ghobril.
« Même les petites surfaces ne se vendent plus comme avant, en raison de produits de plus en plus incompatibles, en termes de surface et de prix, avec le mode de vie et le pouvoir d’achat locaux. Des studios à 300 ou 400 000 dollars ne s’écoulent pas facilement. Le client libanais est désormais plus exigent et rationnel », ajoute, de son côté, Guillaume Boudisseau, expert immobilier, à l’agence Ramco.
Si la nouvelle offre de studios et d’appartements de 70 à 90 m2, avec un prix au mètre carré variant entre 3 000 et 4 000 dollars, trouve preneurs auprès de certains investisseurs, notamment les jeunes expatriés à la recherche d’un pied-à-terre, la majorité des clients locaux boude ce stock croissant sur le marché.
Pour Guillaume Boudisseau, l’instabilité politique et les conflits régionaux ont ainsi une “incidence minime” sur le marché. « Le secteur de la construction, ce sont d’abord des vendeurs et des acheteurs. Or les produits offerts ne répondent plus à la demande réelle. Soit ils sont trop chers, soit trop exigus », assure-t-il. 
Preuve d’une dissonance entre offre et demande, certains projets à Beyrouth affichent des taux de 70 % de revente. Il s’agit essentiellement de produits acquis par des spéculateurs ayant misé sur une hausse supplémentaire des prix et craignent désormais d’éventuelles pertes face au début de fléchissement de la valeur immobilière. « Le problème est que certains promoteurs ont lancé au cours des dernières années des projets visant uniquement à faire profiter leur cercle d’amis et de connaissances, en spéculant sur une valorisation ascendante des biens immobiliers. Or cela a accentué le gap entre les deux forces du marché », poursuit l’analyste.
En 2014, le stock d’invendus à Beyrouth s’élevait déjà à 480 millions de dollars, selon une étude menée par Ramco. « Nous ne disposons pas de chiffres pour 2015 et 2016, mais à prix constants, la valeur du stock a, sans doute, encore progressé », souligne-t-il.

Désertion des étrangers

La baisse de la demande a été, en parallèle, accélérée par la désertion croissante des investisseurs étrangers, les ventes à des non-Libanais ayant chuté de 23,3 % sur la seule année de 2016. Celles-ci ont représenté moins de 1,7 % des ventes globales. En comparaison avec 2009, elles ont reculé de 46,2 %.  
« Les ressortissants du Golfe ont arrêté d’investir dans l’immobilier à partir de 2005 », souligne à ce sujet Guillaume Boudisseau. « Une baisse a déjà été constatée sur la période 2005-2010, mais désormais cette clientèle, autrefois prisée, est passée du côté de l’offre. Ils sont de plus en plus nombreux à vouloir vendre leur propriété », assure-t-il.
Les expatriés ne font pas exception. Selon Nassib Ghobril, « ils sont de plus en plus nombreux à vouloir vendre leurs appartements au Liban, mais trouvent difficilement des acquéreurs », assure-t-il. Cela est motivé, du moins en partie, par « les nombreuses opportunités alléchantes d’investissement immobilier qui se présentent à travers le monde, notamment en Europe », où les prix ont reculé suite à la baisse de l’euro, alors que les taux d’emprunt ont atteint des plus bas historiques.
Face à la contraction de la demande, l’offre continue de s’adapter, mais elle est affectée par la frilosité de certains constructeurs ainsi que celle des banques, désormais plus prudentes au niveau de l’activité d’emprunt.
Les chiffres officiels contrastent, en effet, avec un paysage urbain qui reste, à l’œil nu, dominé par les grues et les marteaux-piqueurs ; les permis de construire se sont contractés de 1 % en 2016, à 12,2 millions de m2, accusant ainsi une baisse de 31 % par rapport aux 17,6 millions de m2 autorisés en 2010. Il s’agit du plus bas niveau depuis huit ans. En parallèle, les livraisons de ciment, quoiqu’en augmentation de 7,7 % sur les onze premiers mois de l’année par rapport à la même période de 2015, étaient en baisse de 9,2 % comparé à 2013. Face à ces signaux négatifs, « les promoteurs assez conservateurs ont réduit leur activité. D’autres, en revanche, poursuivent leurs projets, encouragés par une solidité financière à toute épreuve, tandis que certains le font au risque de se retrouver dans l’impasse », souligne Nassib Ghobril. 
Illustrant ces deux dernières démarches, environ 13 projets résidentiels sont désormais en cours de construction au centre-ville, comportant 810 unités d’une superficie totale de 267 000 m2, selon Ramco – même si ce nombre est en baisse de 31 % par rapport à 2015 − alors que dans les banlieues de la capitale et les régions reculées, les projets continuent de proliférer, quoique à un rythme moins soutenu.
Beaucoup de ces promoteurs misent sur une amélioration de la situation politique et économique dans le pays ainsi qu’en Syrie.
« Mais le marché n’a pas du tout bougé depuis l’élection de Michel Aoun et la formation du nouveau cabinet. Après tant d’années perdues, les Libanais s’attendent surtout à des mesures concrètes (…) Or la hausse des revenus et la mise en œuvre de mesures favorables à l’emploi et à la croissance ne peuvent avoir lieu dans l’immédiat (…) Une relance de la demande immobilière risque donc de prendre du temps », souligne Nassib Ghobril.

Prix en baisse de 15 à 30 % en trois ans

Preuve du scepticisme des consommateurs, l’indice de confiance, élaboré par la Byblos Bank a seulement progressé de 3,5 % en octobre et de 2,5 % en novembre, alors qu’il était en baisse de 62,4 % au troisième trimestre de 2016 par rapport à la moyenne mensuelle de 2009, l’année record de l’indice.
En attendant un réel rétablissement de la confiance et de la demande immobilière, les prix poursuivent ainsi leur recul, même si officiellement ils ont seulement baissé de 0,7 % en 2014 et de 1,5 % en 2015, selon un indice des prix élaboré par Ramco. « En 2016, les prix affichés ont encore fléchi, au moins autant que l’année précédente. Les prix réels ont, en revanche, diminué de près de 10 à 15 % en moyenne par rapport aux prix annoncés, tandis que certains promoteurs, à court de liquidités, acceptent désormais de rogner leurs marges à hauteur de 20, voire 30 % », précise Guillaume Boudisseau.
Selon Nassib Ghobril, la baisse des prix se situe autour de 25 % en moyenne par rapport à la période d’avant la crise syrienne. « Le marché est à l’avantage de l’acheteur depuis au moins trois ans, ce qui accélère le phénomène, tandis que la demande se limite depuis deux ans aux appartements qui plafonnent à 400 000 dollars, pénalisant davantage les prix des unités plus chères », précise-t-il. 
Quant aux chiffres officiels, la valeur globale des ventes inscrites au registre foncier en 2016 s’élevait à 7,5 milliards de dollars, contre 8 milliards en 2015 et 9,5 milliards en 2010, soit une baisse respective de 6,5 % et 21 %. Rapportée à l’unité, la valeur est en revanche en légère hausse, à 129 630 dollars contre 126 236 un an plus tôt, indiquant ainsi un léger progrès des prix.
Mais ce dernier indicateur n’est pas fiable, estiment certains. « Il ne reflète pas la valeur des propriétés vendues durant l’année comptable, car de nombreux acheteurs attendent parfois plusieurs années avant d’enregistrer leur bien, tandis que la valeur inscrite dans le registre foncier n’est souvent pas fidèle à celle du marché conclu », précise Jihad el-Hokayem, expert en placements financiers, dont l’immobilier, et enseignant à l’Université antonine.

Risque de crash

Ce dernier prévoit même un repli plus marqué des prix au cours des prochains mois, voire un crash immobilier similaire à celui des subprimes aux États-Unis en 2006-2007, pour des raisons essentiellement structurelles. Selon lui, outre la mutation de la demande “arabe” en offre sur le marché local, celle des expatriés risque de se tasser davantage dans les mois, voire les années à venir, à l’ombre de la détérioration de la conjoncture économique dans les pays pétroliers, notamment dans le Golfe et en Afrique de l’Ouest, deux foyers majeurs de la diaspora libanaise. « Dans le cas spécifique de certains pays comme l’Angola et le Nigeria, la dépréciation monétaire risque, en outre, de réduire encore plus les transferts d’émigrés ainsi que les investissements dans l’immobilier local », précise Jihad el-Hokayem. « En parallèle, la dépréciation de l’euro face au dollar réduit la valeur réelle des transferts vers le Liban et par la même occasion la marge financière d’investisseurs potentiels, ajoute-t-il. Aujourd’hui, la seule demande sur le marché est celle des résidents libanais, sachant que 35 % des jeunes sont désormais au chômage. »
Du côté de l’offre, le facteur propre au coût de construction pèse également dans la balance, d’après l’analyste : le prix de la tonne de fer n’a cessé de chuter au cours des cinq dernières années, passant de 140 dollars en janvier 2012 à 58 dollars en octobre 2016. Quant aux produits sanitaires importés d’Europe, ils étaient achetés à un taux de change euro/dollar supérieur à 1,3 jusqu’en août 2014, contre 1,05 à l’heure actuelle. « Cela va permettre aux promoteurs de vendre moins cher leurs nouveaux produits et d’engendrer ainsi davantage de concurrence sur le marché, ce qui poussera les propriétaires des appartements construits entre 2009 et 2014 à revoir leurs prix à la baisse », souligne Jihad el-Hokayem. « Même les prix des terrains sont désormais négociables, alors que cela n’était absolument pas envisageable il y a quelques années. Quant au coût de la main-d’œuvre, il a baissé de manière sensible depuis l’afflux massif des réfugiés syriens, dont une part non négligeable travaille sur les chantiers », ajoute-t-il. 
Selon lui, l’argument, par ailleurs, d’une rareté des terrains au Liban souvent évoqué comme facteur structurel de maintien du niveau élevé des prix ne tient pas totalement la route. « Il existe deux facteurs qui atténuent l’effet de raréfaction : d’abord, les règles de zonage au Liban, qui permettent de construire sur un petit espace une surface habitable assez importante. Ensuite, un phénomène de gentrification », ou d’embourgeoisement urbain, qui consiste à s’approprier un espace initialement occupé par des habitants moins favorisés, comme cela est le cas dans plusieurs quartiers de la capitale (Mar Mikhaël, Furn el-Chebback, Ras el-Nabeh, secteur du Lycée français, etc.). « Le même phénomène s’était déjà produit dans plusieurs villes ou quartiers du monde, notamment à Harlem, à New York, dans les années 1990 et 2000 », rappelle Jihad el-Hokayem. 
Autre facteur en faveur d’un « effondrement inéluctable des prix, de l’ordre de 40 % » au cours des deux prochaines années, « en sus des 30 % déjà encaissés », selon l’analyste : une corrélation entre le prix du pétrole et les dépôts des non-résidents marquée par un décalage temporel de vingt mois entre les deux variables. « Le pétrole ayant amorcé sa dégringolade en juin 2014, les effets devront se faire sentir à partir de mars (…) Même dans le cas d’un changement drastique de la donne et d’une nouvelle envolée du prix du pétrole, il faudra attendre 20 mois avant que les dépôts en provenance de l’étranger, et par conséquent la demande immobilière étrangère, augmentent à nouveau. Nous avons donc au moins deux ans de baisse de prix en perspective. » Cette tendance risque enfin de s’aggraver par le resserrement supplémentaire du crédit aux États-Unis au cours de la même période qui se traduira au Liban, à l’économie dollarisée, par une hausse progressive des taux d’intérêt – un facteur non sans retombées sur l’attrait des investisseurs, estime, en outre, Jihad el-Hokayem. À cela, s’ajoute enfin la réticence croissante des établissements bancaires quant à l’octroi de nouveaux crédits pour financer des projets immobiliers, dont le facteur de risque sectoriel est désormais plus élevé et pris en compte dans l’étude des dossiers. Une tendance confirmée par plusieurs promoteurs interviewés par Le Commerce du Levant. Selon Fadi Jreissati, PDG de Sakr Real Estate, « les banques sont de plus en plus réticentes à accorder un financement aux promoteurs, dans l’attente d’un déblocage de la situation et du remboursement des prêts déjà octroyés par le passé ».
Quoi qu’il en soit, « les prix actuels ne sont pas en phase avec le niveau de revenus des résidents, ni avec l’infrastructure, les services offerts et la qualité de vie au Liban », insiste, de son côté, Nassib Ghobril.  « La hausse observée entre 2007 et 2010 était vertigineuse et irrationnelle, dopée par l’entrée en jeu de spéculateurs et d’amateurs couplée, en parallèle, à une politique monétaire expansionniste », ajoute-t-il.
Pour Guillaume Boudisseau, la “correction” est d’autant plus inévitable que même si les prix « venaient à baisser de 40 %, rien ne garantirait l’écoulement du stock invendu ». « Nous sommes en plein dans les conséquences du boom des années précédentes, qui a vu émerger beaucoup de constructions biscornues, des appartements bas de gamme vendus assez chers, etc. Les clients sont désormais plus lucides et n’accepteront pas facilement d’investir dans ce type d’unités, assez nombreuses sur le marché », conclut-il. 
Un avis qui n’est pas partagé par certains promoteurs. Selon Fadi Jreissati, « les prix ne baisseront plus à partir de 2017 avec le retour progressif de la confiance et de la croissance. En revanche, ils ne devraient pas augmenter compte tenu de l’abondance des stocks sur le marché », assure-t-il. Le PDG de Real Estate rappelle à cet égard les mesures prises par la BDL, notamment le lancement d’un cinquième plan de relance d’un montant de 1 500 milliards de livres libanaises (995 millions de dollars) de prêts subventionnés aux banques pour soutenir la demande interne, dont 900 millions de livres (600 millions de dollars) seront alloués au secteur de la construction. « Le fonds d’un milliard de dollars qui sera constitué en vertu de la circulaire n° 427 est un autre rempart contre l’effondrement des prix », ajoute-il.
De son côté, le président de la Real Estate Association of Lebanon (Real), Massaad Farès, reconnaît que « les appartements de plus de 1,5 million de dollars sont désormais source de préoccupation, en tout cas davantage que les catégories en dessous, car leur seule clientèle − les expatriés et les habitants du Golfe − a disparu au cours des quatre dernières années, laissant le marché avec près d’un millier d’appartements invendus, d’une valeur globale d’environ 3 milliards de dollars ». Ce dernier relativise néanmoins la valeur du stock non écoulé. « Comparés au volume total du secteur qui est d’environ 7 milliards de dollars par an, les 3 milliards cumulés sur 4 à 5 années ne sont pas alarmants », assure-t-il. Massaad Farès réfute enfin l’hypothèse d’un possible effondrement du secteur. « Il s’agit d’un marché basé sur la rareté, avec très peu de spéculation et où la plupart des promoteurs immobiliers sont très solides sur le plan financier et soutenus par la Banque centrale et les banques commerciales », conclut-il.


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